Maestro, le roman éparpillé

Caran d’Ache, Les mémoires du Maëstro, [1894], Département des Arts graphiques du musée du Louvre, (c) RMN.

 

En 1894, Caran d’Ache se lance dans un projet révolutionnaire : Maestro. Ce « roman dessiné » de plus de 300 pages devait être entièrement muet, sans aucune légende. Il racontait l’histoire d’un virtuose précoce, acheté à ses parents, qui deviendra pendant de longues années le musicien officiel d’un roi mélomane, avant de s’enfuir de cette cage dorée. Malheureusement, cet ouvrage sans précédent resta inachevé et ne vit jamais le jour.



Petit rappel des connaissances

Identifiées comme faisant partie du manuscrit du Maestro par Thierry Groensteen, les planches achetées par le musée de la bande dessinée d’Angoulême sont publiées comme telles, avec leurs lacunes, en 1999. A la suite de cette publication, la revue 9e Art se fait l’écho de nouvelles découvertes sur Maestro (1).

Ainsi, nous savons que le 20 juillet 1894, Caran d’Ache, qui collabore au Figaro illustré (depuis 1884) et au Figaro Littéraire (depuis 1885), adresse à la direction du quotidien un courrier dans lequel il propose un projet d’édition inédit : un « roman dessiné » : « En un mot cela n’a jamais été fait ! Quant à la forme, à la figure du livre, je vois un volume qui aura l’aspect extérieur d’un roman de Zola, de Daudet, de Montépin ou de Paul Bourget avec le prix marqué de 3frs 50c… Mais à l’intérieur ! A l’intérieur – pas une ligne de texte ! Tout sera exprimé par les dessins en 360 pages environ. Les romans en comportent généralement 320, 340, 350, 360. »

Le 13 août 1894, l’affaire ayant vraisemblablement séduit Le Figaro, le dessinateur d’origine russe signe un contrat avec la société du journal. Selon les termes du contrat, cet ouvrage comportera 360 pages, sera publié à 20 000 exemplaires au format In-18°, et vendu 3,5 francs.

Pour des raisons inconnues, Caran d’Ache abandonne son projet de roman dessiné, après en avoir esquissé et même dessiné plus d’une centaine de pages. Ce n’est pas la première fois que le dessinateur prolixe laisse en plan une œuvre en cours. Dans les rares entretiens que l’on connait de Caran d’Ache, celui-ci ne manque pas de parler de projets ambitieux sur lesquels il travaille, mais sans qu’aucune trace ne nous en soit parvenue aujourd’hui (2). Ainsi, Georges Montorgueil rappelle en 1930 l’un d’eux resté inabouti : vers 1900, Henri Rochefort encourageait à illustrer les Fables de La Fontaine. Caran d’Ache en esquissa le projet, mais comme le note le journaliste « son défaut d’esprit de suite le lui fit abandonner » (3). Faut-il voir là un trait de caractère de Caran d’Ache qui avoue lui-même avoir toujours plus à faire qu’il ne semble en être capable (4) ?



L’antépénultième lot

Qu’est devenu ce manuscrit entre son abandon et sa réapparition en 1999 ? Probablement enterré dans les cartons de Caran d’Ache, Maestro réapparaît à la mort du dessinateur en 1909. Car l’atelier de l’artiste ne fut pas dispersé à l’Hôtel Drouot en une seule vente aux enchères, comme indiqué dans le catalogue Les années Caran d’Ache, mais en deux vacations (5).




La première eut lieu moins de quatre mois après son décès les 10 et 11 juin 1909 ; la deuxième les 22 et 23 décembre 1909. Il fut édité un catalogue, assez laconique dans ses descriptions, pour chacune des ventes. Cependant, on y apprend que, parmi les derniers lots constitués de cartons d’une centaine de dessins, le 254ème et antépénultième lot de la deuxième vente est intitulé sobrement « Le Maëstro » — sic, avec le tréma, comme Caran d’Ache l’a toujours écrit (6). De là, le carton de dessins a probablement du être acheté et divisé par un marchand.

Aujourd’hui, une partie de ce grand œuvre inachevé a été réunie : le Musée de la bande dessinée a acquis une centaine de pages, peu après la fin de l’exposition Caran d’Ache qu’il a organisé en 1998, auprès d’un marchand. Celui-ci les avait achetés à l’Hôtel Drouot au début des années 1970. Puis, après la publication du Maestro en 1999, Thierry Groensteen a découvert que le département des Arts graphiques du musée du Louvre détenait de nombreuses esquisses et des pages de synopsis du roman dessiné. Ces documents provenaient du legs qu’Etienne Moreau-Nélaton fit aux collections nationales en 1927. On sait également que certaines pages sont dans les mains de collectionneurs particuliers. Peut-être que d’autres planches égarées referont encore surface.



Maestro
numérisé

Toutes les esquisses du legs Moreau-Nélaton  (soit 140 en tout plus 10 feuillets de synopsis) ont été numérisées. Et elles sont disponibles sur le site du département des Arts graphiques : http://arts-graphiques.louvre.fr (Entrer « Caran d’Ache » dans le moteur de recherche en sélectionnant « Œuvres » puis classer par numéro d’inventaire pour tomber directement sur les documents relatifs au Maestro).

Le moteur de recherche de ce site n’est pas vraiment ergonomique, et les numérisations en ligne de qualité moyenne, mais c’est un réel plaisir de pouvoir feuilleter ces dessins. De plus, ils permettent de recomposer de nouveaux lambeaux de l’histoire incomplète du musicien, comme Thierry Groensteen a essayé de le faire dans un article de 9e Art à la suite de la publication de ce « chef-d’œuvre retrouvé » (7).

Nous reviendrons bientôt sur ce passionnant Maestro pour d’autres développements.

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Mise-à-jour du 31-01-2009 :
Cet article traduit en italien par Massimo Cardellini est consultable sur son site Letteratura&Grafica.

 

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  1. Thierry Groensteen, « Maestro, Le chef-d’œuvre retrouvé de Caran d’Ache », 9ème art. Les Cahiers du Musée de la Bande dessinée, n°4, janvier 1999, pp. 58-59. – Th. Groensteen, « Caran d’Ache, le retour du Maestro », 9ème art, n°7, janvier 2002, pp. 10-15. – « Caran d’Ache : Le mystère Maestro s’épaissit ! », 9ème art, n°9, janvier 2004, p. 6. []
  2. Dans l’entretien accordé à la revue anglaise The Strand en 1898, Caran d’Ache parle d’un mystérieux projet intitulé « La Rue de Cent Ans » sur lequel il travaille pour l’Exposition de 1900 : une sorte de reconstitution géante d’une rue parisienne à travers le siècle écoulé. Cf. Marie Belloc, « Illustrated Interviews – Caran d’Ache At Home », Strand Magazine (London), Vol. XV, n° 86, Février 1898. []
  3. Georges Montorgueil, « Caran d’Ache », Les Annales politiques et littéraires du 1er août 1930. C’est moi qui souligne. []
  4. Cf. Marie Belloc, op. cit. []
  5. Comme il le stipula toujours explicitement dans ses contrats, Caran d’Ache resta propriétaire de ses dessins originaux. Ce qui explique probablement la nécessité de cette deuxième vente. Nous ne savons pas, par contre, s’il y eu d’autres dispersions aux enchères de l’atelier de l’artiste. []
  6. Caran d’Ache. Décembre 1909. Deuxième vente. Catalogue de dessins, aquarelles, jouets par Caran d’Ache, provenant de l’atelier de Caran d’Ache. Catalogue de la vente d’atelier du 22 et 23 décembre 1909. Dans 9e Art n°7, (2002, op. cit.), on apprend que le contrat à propos du Maestro entre Caran d’Ache et Le Figaro provenait également d’une des ces ventes de succession. []
  7. Cf. 9e art, n°7, op. cit. []
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