La puce, le chien et la caméra

Alfred Le Petit, « La Puce. Croquis cinématographiques », Le Journal pour tous, n°53, 30 décembre 1896. Source : Töpfferiana.

 

Fidèles lecteurs, vous l’aurez remarqué, cette planche signée par le peintre et caricaturiste Alfred Le Petit (1841-1909) en rappelle une autre vue précédemment. Il s’agit en effet d’une copie de l’histoire que Caran d’Ache donna sous le même titre dans la revue Le Rire, tout juste une année avant. Le scénario est exactement le même : l’action se concentre sur les démangeaisons d’un chien dérangé par une puce. L’homme qui dort à ses côtés hérite finalement de l’insecte et le chien peut se rendormir.

Le Petit reprend de Caran d’Ache le principe de la scène épurée, au cadrage fixe mais, surtout, il multiplie par trois le nombre de vignettes. La prouesse du dessinateur étant d’avoir trouvé à chaque case une nouvelle position pour le chien se débattant avec son assaillant invisible. Autre originalité de Le Petit, le traitement accordé au dormeur : il bouge sur sa chaise, se basculant et se roulant jusqu’à se retrouver la tête entre les jambes. A la fin, il en glisse, mais c’est la puce qui finira par le réveiller.

Cependant, Le Petit ne livre pas ici une simple contrefaçon (1). Car entretemps, le 28 décembre 1895 pour être précis, eut lieu un évènement qui bouleversera l’art de raconter des histoires en images : la première projection publique (et payante) à Paris du Cinématographe des frères Lumière.

Dans sa planche, Alfred Le Petit prend acte de cette révolution et adapte l’histoire de Caran d’Ache au goût du jour. Cette page indique d’ailleurs qu’il s’agit de « croquis cinématographiques » : le quadrillage de la planche, les cases régulières, nombreuses et collées les unes aux autres, tout est fait pour se rapprocher du défilement de la bobine de film… et encore plus du document suivant !

 

 

Cette planche composée de 121 photogrammes est tirée du film de Georges Méliès (1861-1938), Une nuit terrible, de 1896, soit la même année que l’histoire d’Alfred Le Petit (2). Elle fut retrouvée dans les archives du réalisateur, son usage nous est inconnu (professionnel, publicitaire, commercial ?).

Les « croquis cinématographiques »  d’Alfred Le Petit semblent être un exercice de style isolé, un travail d’adaptation en forme de clin d’œil à cette nouvelle invention qu’est le cinéma. On remarquera ainsi l’ombre portée du dormeur sur le mur du fond : le dessinateur joue avec cette silhouette noire qui rappelle l’éclairage cru des premiers films et de leurs projections.


Une nuit terrible

Mais, revenons à Une nuit terrible, ce film de Georges Méliès cité plus haut. Il apparait en effet que ce court-métrage, l’un des plus anciens retrouvés du réalisateur, se rapproche de nos histoires de puces : on y voit Méliès lui-même, dans son lit, en chemise et bonnet de nuit, qui se bat contre une armée de punaises (3).

 


Georges Méliès, Une nuit terrible, 1896.


Dans ce film, le futur réalisateur du Voyage dans la lune n’utilise pas encore les effets spéciaux qui feront son succès par la suite. Tout le comique du film est rendu par le remue-ménage du chasseur d’insectes.

Une nuit terrible ne relève pas du réalisme documentaire des premiers films Lumière (Sortie des usines Lumières, L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, etc.), veine dans laquelle Méliès versera également à ses débuts. Il s’agit d’une saynète écrite, appartenant au domaine de la fiction, à l’instar de L’arroseur arrosé. 

Ce célèbre film Lumière, parmi les premiers films projetés en 1895, est connu pour reproduire sur écran un gag qui connut des précédents sur papier. En effet, bien avant les Frères Lumière, plusieurs dessinateurs, dont Herman Vogel en 1887 pour l’imagerie Quantin, ont raconté en images cette facétie (4).

Pour Une nuit terrible, Méliès s’est-il inspiré de l’une de nos histoires de puces et de dormeurs ? Quoi qu’il en soit, c’est Wilhelm Busch, avec  « Die gestörte und wiedergefundene Nachtruhe, oder : Der Floh », parue en 1865, qui s’en rapproche le plus. En effet, elle met en scène un dormeur, sans chien au pied de son lit, dérangé par un parasite qu’il finira par éliminer.

 

En fait, dans ce comparatif entre les deux versions (écran/papier), c’est l’insecte qui fait toute la différence. Car il ne faut pas confondre la punaise de lit (Cimex lectularius) de Méliès et la puce de chien (Ctenocephalides canis) des dessinateurs. Et pour cause, on comprend facilement qu’en ces débuts du cinéma, il était plutôt difficile de faire tenir devant la caméra un chien et ses puces.


Mise à jour du 2 avril 2009 :
Cet article traduit en italien par Massimo Cardellini est consultable sur  Letteratura&Grafica.


Mise à jour du 4 mars 2011 :
A la lumière de l’un de nos récents articles, nous avons remarqué qu’une autre séquence de Wilhelm Busch se rapproche d’avantage du film de Méliès : Dans le cinquième tour de Max und Moritz (1865), les deux garnements placent des hannetons dans le lit de leur oncle Fritz qui, une fois couché, est réveillé par ces l’invasion de ces indésirables. S’ensuit une bataille acharnée contre la nuée de nuisibles qu’il écrase finalement à coup de savate. Notez également chez les deux artistes la représentation disproportionnée des insectes…

 

 A gauche : Wilhelm Busch, extraits du cinquième tour de Max und Moritz (1865).
A droite : Une nuit terrible de Georges Méliès, 1896.


  1. En matière d’histoires en images, Alfred Le Petit n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il en avait déjà dessiné vingt-cinq ans avant, notamment dans L’Eclipse en 1869-1870. []
  2. Une nuit terrible, 1896, planche de 121 photogrammes. Tirage sur papier argentique. Reproduit dans Jacques Malthête et Laurent Mannoni, L’œuvre de Georges Méliès, Ed. La Martinière / Cinémathèque de Paris, 2008, p. 89. []
  3. Un texte de présentation attribuable à Méliès résume Une nuit terrible comme suit : « Une vue comique pleine d’action. On nous montre un jeune homme attaqué par des punaises de lit, alors qu’il rentre chez lui tard le soir. Il se bat contre elles et en laisse quatre ou cinq sur le carreau en un tournemain. Plein d’animation ». Catalogue de la Warwick de 1901, cité dans L’œuvre de Georges Méliès(op. cit.). Voir aussi : http://filmjournal.net/melies/2008/05/09/a-terrible-night/. []
  4. A ce sujet voir le récent article de Lance Rickman qui fait le point sur les relations entre ces histoires en images et le film des Frères Lumières : « Bande dessinee and the Cinematograph: Visual narrative in 1895 », European Comic Art, Volume 1, Issue: 1, 2008 : http://eurocomicart.lupjournals.org. []
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