« Les Perfidies du téléphone » par Albert Guillaume

Albert Guillaume, « Les perfidies du téléphone », extrait de l’album Faut voir, Simonis Empis, 1895. Source : Töpfferiana

 

Le téléphone, invention américaine qui débarqua en France aux débuts des années 1880, n’a jamais été un thème de prédilection pour les histoires en images de la presse française. Alors que cette innovation est liée Outre-atlantique à l’émergence de la bulle parlante dans le comic strip, elle semble peu inspirer les dessinateurs du Vieux Continent.

Il est cependant une exception intéressante signée Albert Guillaume (1873-1942) : « Les perfidies du téléphone » fut publiée dans Le Journal pour tous du 3 janvier 1894 et repris, l’année suivante dans l’album de Guillaume, Faut voir, édité par Simonis Empis.

L’histoire en elle-même est typique de son auteur, spécialiste du flirt parisien. Ici le trio classique se met en scène : la femme en mondaine frivole, le mari cocu en bourgeois bedonnant, aux crâne dégarni et lorgnons, et l’amant tout en contraste avec ce dernier. Le téléphone est ici le vecteur de cette scène de cocufiage modernisée, le baiser final n’étant pas celui que le mari croit entendre (1). Les dialogues et les dessins ont leur propre rôle dans la compréhension de cette planche. Cette dernière réalise l’« idéal » de la littérature en estampes töpfferienne dans laquelle « les dessins sans ce texte n’auraient qu’une signification obscure » et « le texte sans les dessins, ne signifieraient rien » (2). Mais l’intérêt de cette histoire d’Albert Guillaume n’est pas là.

A l’époque, une mise en page traditionnelle aurait été composée d’une série de deux cases (une pour chaque côté du téléphone), reléguant les lignes de textes sous les images. Mais Albert Guillaume innove en insérant un espace très original entre les interlocuteurs, leur permettant d’échanger leurs paroles. Un espace qui tient clairement sa fonction mais qui, quand on le regarde de plus près, paraît assez étrange.


Entre deux cases

A première vue, en renforçant la séparation des deux côtés du téléphone, cette case intermédiaire symbolise la distance entre les deux parties. Mais Guillaume y introduit les lignes de dialogues qui semblent émaner des consoles téléphoniques, sans enveloppe ni bulle. S’agit-il pour autant d’un espace purement textuel ? Pas sûr… Les lignes de paroles y prennent vie véritablement : elles se déploient, ondulent, se répondent et s’intercalent, tout en respectant la hiérarchie spatiale (haut/bas) de leur ordre de lecture.

Cette case entièrement dédiée à leur propagation est un grand espace blanc cerné du même trait et du même format que les autres cases dessinées de part et d’autre. Partant, elle semble matérialiser une sorte de dimension parallèle où les paroles se manifestent tels des ectoplasmes. Un lieu teinté de magie moderne où prendrait corps le miracle de la technologie de la télécommunication…

Mais revenons sur terre ! L’interprétation que nous donnons de ce dispositif est bien loin de la trivialité de la scène. Cette histoire qui repose sur une innovation technologique pousse Albert Guillaume à trouver un système tout aussi inventif. Il arrive ainsi à représenter et à donner vie à la conversation téléphonique, tout en lui donnant son propre rôle dans la compréhension de l’histoire. Cependant, ce dispositif ingénieux reste lié à l’accessoire téléphonique. Il ne peut constituer un système reproductible pour d’autres situations. Et il restera une expérience sans lendemain.


Mise-à-jour du 12-04-2009 :
Cet article traduit en italien par Massimo Cardellini est consultable sur son site : Letteratura&Grafica.

  1. Notez que, comme dans la planche de Raymond de la Nézière précédemment vue, Albert Guillaume n’utilise aucune signalétique graphique particulière pour symboliser le bruit du baiser. []
  2. Rodolphe Töpffer, Notice sur l’Histoire de M. Jabot, Bibliothèque universelle de Genève, n° 18, juin 1837. []
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