Les fils de fer du Fliegende Blätter

Entre 1870 et 1890, il se développe dans la grande revue humoristique allemande Fliegende Blätter  une forme d’histoire en images dont les personnages ne sont dessinés qu’à l’aide de simples bâtonnets (1). Minimalistes jusqu’au bout, ces saynètes en fil de fer sont également muettes et souvent anonymes. Leur scénario, pour leur première apparition, est tout aussi rudimentaire :

 Fliegende Blätter, vol. 52, n° 1284 et n° 1285, 1870. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de





Dans son ouvrage Naissances de la bande dessinée, Thierry Smolderen rappelle qu’il existe tout au long du XIXe siècle un goût pour ce style de représentations à l’aide de bâtonnets (2). Il mentionne ainsi des précédents comme les Line and Dots de George Cruikshank (1817) et les notes de musiques anthropomorphes de Grandville publiés dans le Magasin Pittoresque (1840).

 

Jean-Jacques Grandville, « Une valse », Le Magasin Pittoresque, Paris, 1840.

 

Mais revenons au Fliegende Blätter. Queues de billard, épées de duel, échelles : les accessoires utilisés dans les histoires suivantes semblent avoir été choisis pour rivaliser avec des personnages tous aussi filiformes. Mention particulière à la partie de billard dans laquelle les billes et les têtes des joueurs sont faites du même point :

Fliegende Blätter, vol. 62, n° 1538, 1875. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de

Fliegende Blätter, vol. 69, n° 1734, 1878. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de

 

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Humoristische Monatshefte : aus Lothar Meggendorfer’s lustiger Bildermappe, n° 3
in Lothar Meggendorfer’s humoristische Blätter, volume 2, Schreiber, 1890, p. 27-29 (3).

Après les premiers essais, les scénarios s’étoffent. Les animaux font leur apparition et sont à leur tour réduits à quelques lignes.

Fliegende Blätter, vol. 68, n° 1718, 1878. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de

Fliegende Blätter, vol. 73, n° 1718, 1880. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de

 

Fliegende Blätter, vol. 75, n° 1877, 1881. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de

Dans la planche ci-dessus – signée par un certain Nitzsche – mais aussi dans la suivante, les décors n’ont plus rien de basique et tranchent avec la stylisation radicale des corps.

Fliegende Blätter, vol. 72, n° 1814, 1880. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de

Signalons deux autres histoires parues dans le Fliegende Blätter dans la même veine ambivalente et probablement du même dessinateur anonyme : « Der gefoppte Gläubigervol » (vol. 72, n° 1802,1880) et « Schöne Seelen sinden sich » (vol. 79, n° 1989, 1883).

Ne vous fiez pas au trait épuré de la planche tardive (1889) qui suit. Si son auteur revient à une économie stricte des moyens, c’est pour mieux jouer avec les codes du genre filiforme, comme en témoigne la scène finale des plus abstraites.

Fliegende Blätter, vol. 90, n° 2272, 1889. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de

D’une stylisation tout aussi schématique, l’histoire suivante propose une variation figurative à partir d’allumettes. Cependant, dans les deux histoires, le système de représentation choisi est au service de la chute : à l’instar du différend entre des fins et fragiles joueurs de cartes qui éclatent en mille morceaux, l’issu de cet amour impossible se consume littéralement pour finir en cendres :

Fliegende Blätter, vol. 87, n° 2201, 1887. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de

Pour les amateurs du genre, nous signalons d’autres histoires avec personnages filiformes parus dans le Fliegende Blätter :

– « Der Schüchterne Adolar », vol. 71, n° 1793, 1879,
« Ein Roman aus dem Eise », vol. 74, n° 1858, 1881,
« Die beiden Natursoscher », vol. 81, n° 2040, 1884,
« Im Affentheater », vol. 92, n° 2338, 1890.

En France, Caran d’Ache, qui avait déjà importé d’Allemagne les histoires en images sans légendes, a repris cette forme de figuration en fil de fer, notamment dans deux histoires à thématique napoléonnienne parues dans les années 1890 : « La Lettre de Napoléon à Murat » et « À la houzarde ! » (4) :

 

Caran d’Ache, « À la houzarde ! », Le Rire n° 52 du 2 novembre 1895. Source : Cité internationale de la bande dessinée et de l’image.

 

On remarquera que, pour cette couverture du Rire, le trait du créateur de L’Epopée oscille entre le fil de fer à l’allemande et les silhouettes de théâtre d’ombres, ce dernier genre avec lequel il connut le succès à la fin des années 1880 au cabaret du Chat Noir.

Mise à jour du 15 novembre 2010 : Quelques pages supplémentaires du Fliegende Blätter avec des personnages en fil de fer dessinées par Lothar Meggendorfer :

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb88/0027?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb91/0075?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb91/0167?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb93/0068?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb93/0096?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

 

Le même Meggendorfer donna entre 1888 et 1890 des partitions musicales anthropomorphiques dans le style de celles de Grandville :

Fliegende Blätter, vol. 92, n° 2320, 1890. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb89/0180?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb89/0235?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb90/0020?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb92/0020?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb92/0037?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb92/0048?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb92/0080?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb92/0163?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb92/0212?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

http://diglit.ub.uni-heidelberg.de/diglit/fb93/0052?sid=0018cdfb3fe57876ebb22dd2e9eaf56f

 

 

  1. Nous avons pu dépouiller cette revue grâce à la bibliothèque universitaire de Heidelberg qui propose les exemplaires numérisés des cent années de Fliegende Blätter (1845-1944). Le projet, bien avancé, est en cours pour les numéros du XXe siècle. []
  2. Naissances de la bande dessinée, Impressions Nouvelles, 2009, p. 35-36. []
  3. L’histoire ci-dessus est l’oeuvre de Lothar Meggendorfer, l’un des dessinateurs du Fliegende Blätter, mais elle n’est pas extraite des pages de cette publication. Elle fut publiée à la même époque dans la propre revue du dessinateur allemand : Humoristische Monatshefte. []
  4. Ces deux histoires sont reproduites dans l’album de Caran d’Ache édité par Plon en 1898 : C’est à prendre ou à laisser : « La Lettre de Napoléon à Murat » en pages 6 et 7, et « À la houzarde ! », renommée « De Madrid à Moscou », en page 43. []
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7 Comments

  1. says: Benoît

    Bonjour, je connaissais déjà votre site, mais le redécouvre à la faveur de l’acquisition d’un fonds de livres, dans lequel se trouvent plus de 20 volumes (bien) reliés des Fliegende Blätter… Fait piquant, les reliures portent en tête des dos le chiffre d’un académicien français, historien de la Révolution des plus sérieux… Comme quoi ces sévères érudits avaient leurs petites passions canailles ! De mémoire, je dois avoir 1880 à 1900, environ… Quel drôle de canard… Mille mercis pour votre boulot, grâce à vous je redécouvre certains de mes exemplaires… Fan de Grandville, je n’avais pas vu les portées musicales dans le Magasin Pittoresque par exemple… Carry on the good job, merci beaucoup, vous faites oeuvre d’érudition et de conservation… A bientôt

  2. says: Thierry Smolderen

    Salut Antoine, je remarque un petit contresens dans ton commentaire, sûrement dû à une erreur de distraction. Tu écris que “le genevois [c-à-d Töpffer] PRÔNE une « imitation restreinte aux signes extérieurs d’organisation, de règle, de mesure, de division » plutôt qu’une « imitation réelle, sensible, expressive de l’objet »”. Il faut évidemment entendre l’inverse. Dans son chapitre sur les petits bonshommes, Töpffer remarque que sous la plumes des écoliers, il y a “petits bonshommes et petits bonshommes” : les enfants qui se restreignent à l’imitation des signes extérieurs d’organisation, de règle, de mesure et de division, sont déjà piégés par une tournure d’esprit académique — qui les pousse à approcher le dessin comme une imitation dictée par des règles extérieures (raison et proportion -> ratio). A cela,Töpffer oppose une conception vivante, spirituelle, holistique du dessin d’enfant comme “être vivant”, dans lequel on retrouve tout ce qu’il y a de libre et sautillant dans l’âme même du petit dessinateur.

  3. says: Topfferiana

    Bien vu, Thierry ! Merci d’avoir pointer cette grosse bourde… Effectivement il s’agit d’un beau contresens. J’ai supprimé le passage, en attendant de pouvoir le retravailler (un jour…).

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