« Mots en l’air » par Henri Avelot

Henri Avelot, « Mots en l’air », Le Pêle-mêle, n° 13, 31 mars 1901. Source : Gallica.bnf.fr


Ces « mots en l’air » qu’échangent deux aéronautes américains furent publiés dans Le Pêle-mêle de 1901. Cette courte histoire signée par Henri Avelot n’est pas aussi légère qu’elle pourrait le paraître. Tout d’abord, on notera la composition en escalier de ces 3 cases. L’histoire en images semble écraser les articles avec lesquels elle partage la page (cliquez sur la planche pour la voir en situation). Tout en hauteur, les vignettes s’allongent de plus en plus par le bas. Avelot accentue ainsi le mouvement de chute de l’aéronaute passant par-dessus bord, mais aussi celui du rebond de la montgolfière délestée qui disparaît dans la partie haute de la dernière image. Cette composition est à rapprocher de celles des planches de Job et de Winsor McCay que nous avions étudiées précédemment. Ensuite, on remarquera comment la parole passe, des deux premières cases à la dernière, d’un dialogue légendé sous l’image à une bulle sortant directement de la bouche d’un personnage. En France, l’utilisation de la bulle était à l’époque ponctuelle. Dans Le Pêle-mêle, on la retrouvait de temps à autres dans des histoires en images et des dessins d’humour légendés. Elle apparaît plus souvent dans les jeux-concours que le dessinateur Daisne donnait à la même époque sous forme de rébus en images.

Daisne, Extrait du « Concours de mots coupés », Le Pêle-mêle, n° 25, 23 juin 1901. Source : Gallica.bnf.fr


La planche d’Avelot est l’occasion d’un jeu de mots sur l’homophonie de lest et leste. La présence de la bulle dans la dernière case est assez curieuse. Nous avouerons n’avoir pas saisi toute la subtilité du contenu de la bulle de Zim : « Si c’est un mot d’esprit, il est plutôt faible et ne porte pas ». On se demande finalement si ce ballon de paroles n’est pas le prétexte d’un jeu d’images, d’une analogie visuelle avec la montgolfière…

Aux États-Unis, les bulles parlantes deviennent réellement une norme dans les bandes dessinées à partir de 1900 (1). A travers son histoire de deux aéronautes américains, nous pourrions interpréter la planche d’Avelot comme une réponse française à ce nouvel usage. Pour lui, comme pour les autres dessinateurs français de cette époque, l’utilisation du ballon reste accessoire. Il n’est pas question d’en faire un emploi exclusif dans leurs histoires en images. Avelot nous en donne la raison : la bulle est tout autant un lest (il alourdit l’image) que leste (elle fait « preuve d’une liberté excessive vis à vis des convenances» (2)). Cette situation perdurera un quart de siècle. Et il faudra attendre la création en 1925 de Zig et Puce par Alain Saint-Ogan pour voir l’emploi de la bulle se systématiser dans la bande dessinée française.  .

  1. Thierry Smolderen, chapitre « Du Label à la bulle », Naissances de la bande dessinée, de William Hogarth à Winsor McCay, Impressions Nouvelles, 2009, p. 118-127. []
  2. Selon l’une des définitions de « leste » donnée par le TLFi : http://www.cnrtl.fr/definition/leste []
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4 Comments

  1. says: Thierry Smolderen

    L’utilisation de la bulle dans ce cas-ci est plutôt “rétrograde”, elle correspond au modèle des rébus et des satires graphiques (dont la tradition en Europe remonte aux guerres de religion du 17e siècle). Dans la satire graphique, la bulle n’est pas une image sonore susceptible d”être intégrée comme “bande son” d’un récit sur le mode audiovisuel (ce fonctionnement émerge dans les années 1890 et il est lié au succès du phonographe d’Edison) . Autant que possible, il faut essayer d’éviter de lire les phylactères à l’ancienne comme si c’étaient des bulles.
    Ce n’est pas pour rien que les Anglais, encore au 19e siècle, appellent “labels” les phylactères qui apparaissent dans les satires graphiques. Les images de satires graphiques utilisent une sorte de langage hiéroglyphique, chargé de symboles et d’emblèmes : ce sont des images à DECHIFFRER (comme les rébus qui représentent une forme apparentée) : le jeu consiste à tirer le sens de l’image en se basant sur le titre (qui donne l’élément principal), alors que le contenu du “label” permet d’identifier tel ou tel composant particulier ( objet ou personnage) de l’énoncé satirique “encodé” par l’image. Autrement dit, le label est vraiment une sorte d’étiquette qui permet à la chose à laquelle elle est rattachée de s’auto-présenter (comme composant du rébus ou de la satire “hiéroglyphique”). Il est très significatif que les “labels” à l’ancienne figurent toujours dans des images ou des planches qui ont un titre. Ce qui est le cas aussi de la petite histoire des “Mots en l’air” (qui n’est autre qu’un jeu de mot mis en image de manière variée)
    Au début de la période victorienne, quand les satires graphiques politiques disparaissent en Angleterre, les dessinateurs se sont tournés vers les illustrations humoristiques (sur le registre du divertissement ludique). George Cruikshank (l’illustrateur de Oliver Twist) est la référence principale en cette matière : les planches humoristiques qu’il publie en album dans les années 1820-1830 ont toujours un titre (basé sur un jeu de mot), les vignettes qui composent ces planches sont souvent agrémentées de “labels” qui permettent de comprendre la mise en image de tel ou tel jeu de mot “dérivé” du titre. La planche d’Avelot poursuit cette tradition en la combinant avec une pseudo histoire en image. On a donc un fonctionnement de “label” superposé à une sorte de narration séquentielle : c’est exactement ce qu’indiquent le titre et le sous-titre de cette page.
    A noter, finalement, que la “bulle”, dans son utilisation moderne, implique un tout autre fonctionnement : celui d’une “scène audiovisuelle sur le papier”. C’est un mode de lecture diamétralement opposé à celui du label dans la satire graphique : dans la satire graphique, le lecteur déchiffre un hiéroglyphe, il a donc une conscience aiguë du “challenge” intellectuel que lui pose l’auteur (à travers le titre, l’image, les labels intégrés à l’image). Dans la scène audiovisuelle sur le papier (la BD avec des bulles), c’est le contraire qui se passe : le pacte de lecture suppose que les séquences “se lisent toutes seules” : comme si une mécanique s’occupait de les lire pour vous (une sorte de cinéma mental pour les images et de phonographe mental pour les bulles). C’est tout le contraire du “jeu d’esprit”, du challenge intellectuel, auquel était invité le lecteur de “label”.
    A mon sens, s’il y a eu une si forte résistance de la part des journaux français vis-à-vis de la bulle de bande dessinée dans les années 1900 c’est sans doute parce que ce “pacte de lecture” de l’audiovisuel sur le papier semblait s’extraire, d’un coup de baguette magique des structures traditionnelles d’autorité : d’une certaine manière, les “bulles” audiovisuelles tombent sous le même soupçon que les graffitis et posters privés, sans “éditeurs responsables”, affichés dans la rue. Ce sont des “mots en l’air” que rien ne rattache aux structures d’autorité.

  2. says: Thierry Smolderen

    Au fait, Antoine, si tu dois renvoyer à une référence pour ces questions de “bulles”, je préférerais que tu renvoies au chapitre “Du Label à la bulle” dans “Naissances de la bande dessinée, de William Hogarth à Winsor McCay” (Impressions Nouvelles, 2009). Le texte en ligne sur le site de l’Université de Poitiers représente une étape intermédiaire dans ma réflexion, je crois que le chapitre du livre est beaucoup plus clair et synthétique.

  3. says: Töpfferiana

    Cher Thierry,

    Merci pour cette lumineuse analyse qui vient rectifier mes approximations…

    Je crois que je me suis laissé emporter dans un crypto-déchiffrage de cette planche, en oubliant qu’il s’agissait d’un rébus. Le rapport entre le ballon et la bulle y était trop tentant !

    (Comme souhaité, j’ai modifié le renvoi au chapitre de ton livre sur la question plutôt qu’à ton article en ligne).

    Antoine

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