Benjamin Rabier sous contraintes

Benjamin Rabier, « La journée d’une paire de jambes », La Jeunesse illustrée, n° 269, 19 avril 1908. Source : Töpfferiana

Les diverses expérimentations formelles dans les bandes dessinées de Benjamin Rabier mériteraient qu’on se penche sérieusement sur leur cas. On connaît surtout sa carrière de dessinateur animalier, mais le créateur de Gédéon et de la Vache qui rit fut également un « plagiaire par anticipation » tel que l’OuBaPo et l’OuLiPo désignent leurs prédécesseurs. Pour preuve, « La journée d’une paire de jambes » qui fut publiée dans La Jeunesse illustrée du 19 avril 1908.

Dans cette planche, Rabier nous conte les mésaventures d’un homme en s’obligeant à ne montrer que les membres inférieurs des différents protagonistes de l’histoire. Le dessinateur applique la contrainte volontaire de la restriction iconique qui consiste, selon une définition de Thierry Groensteen, en « l’interdiction, pour le dessinateur, de représenter un élément donné » (1).

On remarquera que les bandes dessinées publiées dans La Jeunesse illustrée (1903-1935) étaient soumises à une autre contrainte :  la revue de la maison Fayard imposait en effet à ses auteurs de s’inspirer du moule industriel de l’imagerie d’Epinal : les planches devaient se composer d’une succession régulière de vignettes, distribuées la plupart du temps en 4 strips de 3 cases rectangulaires, avec quelques lignes de texte typographié dessous. Aux yeux des parents et des éducateurs, ce dispositif était censé  favoriser la lecture.

Rabier n’est pas le premier « plagiaire par anticipation » à mettre en oeuvre la restriction iconique  : « Un roman en quarante jambes » fut réalisé par le néerlandais Jan Linse (1843-1906) pour la revue Humoristische Album vers 1882-1883 (2) :

 

 Jan Linse, « Romance in 40 beenen », Humoristische Album, vers 1882-1883. Source : Neuvième Art n°10, 2004.


La planche suivante, toujours consacrée aux extrémités inférieures, est également signée par Rabier. Mais cette fois, l’exercice formel oubapien a laissé place à une contrainte thématique : « Les mémoires d’une bottine », fut publié dans Diabolo-Journal en 1915. Ce journal reprenait des planches précédemment publiées dans La Jeunesse illustrée (3). Rabier prend le point de vue d’une chaussure montante et retrace sa vie, depuis son achat jusqu’à sa fin comme engrais (!), en passant par ses différents propriétaires. Le soulier subit divers détournements ingénieux par des humains ou même des animaux, un ressort scénaristique dont Rabier s’est fait une spécialité.

Benjamin Rabier, « Les mémoires d’une bottine », Diabolo-Journal n° 7, 14 février 1915. Source : Töpfferiana

 

La vie d’un objet du quotidien (chapeau, sabre, clef, montre, etc.) était régulièrement le sujets d’histoires en images humoristiques dans La Jeunesse illustrée. Rabier, comme tous les dessinateurs d’histoires en images de la revue pour enfants, y est passé. Il a ainsi donné : « Les mémoires d’un cheval de bois » (La Jeunesse illustrée n° 67, 5 juin 1904), « Les aventures d’un lampion » (n° 177, 15 juillet 1906), « Les tribulations d’un chapeau ou Les suites d’un coup de vent » (n° 203, 13 janvier 1907), etc. Dans le n° 167 du 6 mai 1906, Rabier conte « Les mémoires d’un cigare » :

 

Benjamin Rabier, « Les mémoires d’un cigare », La Jeunesse Illustrée, n° 167, 6 mai 1906. Source : Gallica.bnf.fr

 

A nouveau, ces vies d’objets s’inspirent des images d’Epinal : elles reprennent de façon humoristiques le principe des planches de la Série encyclopédique Glucq des Leçons de choses illustrées (4).

Comme le résume Anne Marle : « L’originalité de la Série encyclopédique Glucq des leçons de choses illustrées, née de l’association de l’Imagerie Pellerin et de l’éditeur publiciste parisien Gaston Lucq, dit Glucq, est d’avoir apporté un aspect totalement novateur aux thèmes iconographiques cantonnés à l’histoire, la religion et les contes de fées. L’idée de Glucq et de l’imagier fut de remplacer les héros des histoires racontées en images par des “produits de consommation” répondant ainsi d’une façon simple et efficace à la curiosité des milieux populaires et bourgeois fascinés par l’industrialisation » (5). L’école était devenue obligatoire en 1882, et les sciences physiques et naturelles y étaient enseignées dans l’enseignement primaire sous le nom de « leçons de choses ».

L’essentiel de la cinquantaine de planches de cette série a été réalisée entre 1880 et 1884 mais fut rééditée en 1905, à l’époque des débuts de La Jeunesse illustrée. Leur thème porte sur l’observation des objets ou de la nature associée aux découvertes scientifiques et à leurs applications : histoire du papier, du fer, du verre, du gaz, du sucre, d’une bougie, de la photographie, d’un crayon, du chocolat, etc.

 

« L’histoire d’une pièce de 20 francs », Imagerie d’Epinal, Pellerin & Cie, n° 3824, Série encyclopédique Glucq des leçons de choses illustrées.
Réédition de 1905.
Source : gallica.bnf.fr


On remarquera la différence du cadrage entre les planches de Rabier et cette dernière de la série Glucq. Les vignettes de l’image d’Epinal privilégient l’action : elles présentent des scènes où les personnages sont dessinés en pied et dont les dimensions s’adaptent aux outils et machines de fabrication, quand ce n’est pas au bâtiment de la Monnaie de Paris… Quand elle est représentée, la pièce de 20 francs, le protagoniste de cette histoire, est minuscule ! Tout le contraire des planches de Rabier qui cadre ses images au plus près de son sujet.

Ainsi, avec « La journée d’une paire de jambes », Rabier oppose en douceur une résistance des cadres imposés de la revue enfantine. Cette planche est le fruit d’une convergence de deux contraintes qu’il bouscule de l’intérieur : d’une part, Rabier détourne une thématique donnée (la vie d’un objet) en prenant pour sujet une paire de jambes ; d’autre part, il compose une mise en page respectueuses du moule La Jeunesse illustrée mais se démarque par un cadrage original des es vignettes, offrant un point de vue radical.

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  1. Thierry Groensteen, « Un premier bouquet de contraintes », Oupus 1, L’Association, 1997, p. 18. Consultable en ligne sur Neuvième art 2.0 : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article243 []
  2. Voir Thierry Groensteen, « Deux précurseurs de la restriction iconique », Neuvième Art n°10, janvier 2004, p. 91-93. Groensteen y présente également une planche de Polly and her Pals de Cliff Sterrett de 1926. []
  3. Nous ne connaissons pas la date de publication originale de cette planche de Rabier. []
  4. Quelques-unes des planches de cette série sont consultables sur Gallica. []
  5. Anne Marle, « La Série encyclopédique Glucq des leçons de choses illustrées : étude d’une innovation publicitaire et pédagogique », Images et imagerie, 132e congrès du CTHS, Arles, avril 2007. http://cths.fr/co/communication.php?id=3082. Sue le sujet, voir également : Marie-Emmanuelle Meyer, Série encyclopédique Glucq des leçons de choses illustrées, Musée de l’Image, Epinal, 1997. []
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2 Comments

  1. says: Ayoub Ali

    BONSOIR
    Je crois que je l’ai déjà dit: J’AI TRES RAREMENT VU UN SITE AUSSI BIEN DOCUMENTE, AUSSI ATTRAYANT ET INSTRUCTIF que celui-ci ! Eh bien, je le redis: J’AI TRES RAREMENT VU UN SITE AUSSI BIEN DOCUMENTE, AUSSI ATTRAYANT ET INSTRUCTIF que celui-ci !
    C’est pour cette raison que je m’en délecte !
    Merci beaucoup !

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