« Comment on étudie la médecine à Paris… » par Lefils

Lefils, Comment on étudie la médecine à Paris. Histoire de Fiascaud…, Aubert, 1851.
Source : (c) Bibliothèque interuniversitaire de santé (Paris)

 

Après la découverte de La Perroquettomanie, voici qu’émerge à nouveau un album inconnu des bibliographies consacrées à la bande dessinée du XIXe siècle. Son titre complet vaut tout un programme : Comment on étudie la médecine à Paris, histoire de Fiascaud, (bien aimé) ex-étudiant, ex-noceur, viveur, polkeur, aujourd’hui père de famille et propriétaire  (1).

Pour autant son éditeur n’est pas un inconnu : la fameuse maison Aubert et Cie, dirigée par Charles Philipon, que nous connaissons bien pour avoir publié de 1839 à 1847 une série d’albums comiques dite « collection des Jabot » qui s’inspiraientdes ouvrages de « littérature en estampes » de Rodolphe Töpffer.

L’arrêt de cette collection ne marque pas pour autant la fin des albums d’histoires en images dans le catalogue d’Aubert. D’autres ouvrages de ce genre furent édités à la suite par Philipon  (2). Il s’agit tout d’abord des séries de Cham publiées en plusieurs livraisons dans Le Charivari avant d’être réunies en album chez Aubert vers 1845-1847: Voyage de Paris dans l’Amérique du Sud poussé jusqu’au Hâvre inclusivement ; Impressions Lithographiques, de Voyage par M.M. Trottman & Cham et sa suite Nouveaux voyages et nouvelles impressions lithographiques, phylosophiques & comiques de M.M. Trottman et Cham.

En 1851, soit quatre ans près avoir donné le dernier volume de la « collection des Jabot » (Les Travaux d’Hercule, 1847), Gustave Doré publia deux autres albums d’histoires en images chez Aubert : Trois Artistes incompris, méconnus et mécontents, leur voyage en province et ailleurs, leur faim dévorante et leur déplorable fin etDés-Agréments d’un voyage d’agrément. Ces deux ouvrages sortirent respectivement en février et novembre  (3). C’est entre ces dates qu’apparaît en librairie Comment on étudie la médecine à Paris signé par le dessinateur Lefils, comme en témoigne une publicité dans Le Journal pour Rire du 31 octobre 1851  (4).

 

Deux extraits du catalogue Aubert et Cie, joint à la suite de Comment on étudie la médecine…, 1851.
Source : (c) Bibliothèque interuniversitaire de santé (Paris)

 

Trois albums d’histoires en images publiés en l’espace d’une année… La maison Aubert tente-t-elle de relancer ce format éditorial ? Quoiqu’il en soit, aucun autre album de ce genre ne fut publié par la maison Aubert après 1851. Même si des histoires en images sont régulièrement publiées dans la presse (et notamment dans Le Journal pour Rire également dirigé par Philipon), ce type d’album ne semble plus faire recette. Ils restèrent cependant longtemps disponibles : en janvier 1853, Arnauld de Vresse reprend le fonds d’illustrations et d’albums d’Aubert (il restera actif comme libraire-éditeur jusqu’en 1870) et rééditera sous son nom Comment on étudie la médecine…, tout comme les deux albums de Gustave Doré  (5).

Ces trois ouvrages publiés par Aubert rompent avec le modèle instauré par la « collection des Jabot » et inspirée des histoires en estampes de Töpffer. Ces dernières se caractérisaient par un format des planches à l’italienne et des pages composées par une bande de vignettes séquentielles encadrées d’un filet et collées les unes aux autres. Les albums de 1851 publiés par Aubert adoptent une forme et une technique différentes. Les vignettes sont disposées de façon plus libre sur des pages de grand format, leurs dimensions et leurs proportions varient et sont simplement séparées par un blanc. La technique utilisée, le crayon lithographique, permettait à l’artiste de graver directement sur la pierre lithographique en dessinant avec un crayon gras. Elle permettait notamment des nuances et des dégradés que la plume ne rendait pas.

On sait peu de choses sur l’auteur de cet album. Dessinateur lithographe et caricaturiste, Lefils a quitté son premier emploi dans un cabinet d’agent de change pour le dessin sur le conseil de Philipon. Actif à la fin des années 1840, il publie essentiellement dans Le Journal pour Rire (entre 1848 et 1853), Musée Philipon et Le Petit Journal pour Rire  (6). Son décès prématuré en 1855 est annoncé dans Le Journal Pour Rire  (7).

Lefils fait partie de l’« écurie » de Charles Philipon et de la maison Aubert, tout comme Gustave Doré, Marcelin, Bertall ou Gilbert Randon. A ce titre, Nadar le fait figurer en 1852 dans sa Lanterne magique des auteurs, journalistes, peintres, musiciens, etc., galerie des célébrités de l’époque (8) :

 

 

Gustave Doré, Marcelin, Bertall, Gilbert Randon, Lefils et Béguin :
les dessinateurs du Journal pour Rire devant la devanture de la boutique de la maison Aubert.
Nadar, Lanterne magique …, Le Journal pour Rire n° 30 du 23 avril 1852. Source : Gallica.bnf.fr

 

 Lefils n’a pas le génie et l’inventivité de Gustave Doré  (9). Si son trait est plutôt habile, la composition des pages de l’histoire de Fiascaud reste bien sage par rapport aux foisonnantes excentricités de Doré. Les légendes sont courtes et jouent le décalage avec l’image. Au final, l’histoire reste agréable à lire et Lefils surprend quelquefois par son humour, encore frais 160 ans après.

Lefils, Comment on étudie la médecine…, page 4. Source : (c) Bibliothèque interuniversitaire de santé (Paris)

 

Sur les vingt pages qui le composent, Comment on étudie la médecine… retrace l’aventure du jeune Fiascaud que ses parents envoient à Paris pour en faire un médecin. Après une courte introduction sur les premières années d’éducation du héros, le lecteur assiste successivement à sa séparation familiale, à son arrivée à la capitale, puis à son installation et ses premiers déboires dans une modeste chambre meublée.

Lefils, Comment on étudie la médecine…, page 5. Source : (c) Bibliothèque interuniversitaire de santé (Paris)

 

Fiascaud part ensuite à la rencontre de Micholard, un compatriote déjà installé sur place et auprès duquel son père l’a recommandé. Micholard ouvre à Fiascaud les portes des plaisirs et distractions de Paris : festin alcoolisé, tabac, jeux. Il présente l’étudiant à ses amis, le rhabille à la mode parisienne et le présente à Mademoiselle Pomponeska, une jeune et ravissante professeure de danse (Polka, Mazurka, etc.), activité « indispensable pour réussir dans le monde, en médecine surtout ». Inutile de préciser que ces études-là le captivent davantage que ses cours à l’école de médecine.

Lefils, Comment on étudie la médecine…, page 10. Source : (c) Bibliothèque interuniversitaire de santé (Paris)

 

Un matin, Fiascaud reçoit une lettre de son père lui annonçant sa prochaine visite. L’étudiant tente alors de donner l’illusion d’une vie sérieuse et studieuse. Il meuble précipitamment sa chambre de livres et d’instruments scientifiques, puis congédie brutalement sa professeure de Polka. Mais son père découvre la supercherie. Après l’avoir sérieusement corrigé, il pardonne à son fils à condition que ce dernier retourne au pays. Les quatre dernières vignettes de l’album condensent le destin final de notre héros devenu un bourgeois provincial : Fiascaud épouse une jeune héritière, lui fait des enfants, prend la suite du commerce paternel pour finir maire du village. Ses études de médecin ayant avorté, on comprend  rétrospectivement la signification homophonique du nom du héros…

Fiascaud n’est pas le premier dont la vocation de médecin est mise à mal par les tourments parisiens…L’exposition « Balzac et la médecine de son temps » en 1976 présentait l’album de Lefils pour sa proximité avec  un passage du roman d’Honoré de Balzac Le Médecin de campagne publié en 1833  (10). Dans ce livre, le docteur Benassis évoque ses années de jeunesse quand, ayant quitté son Languedoc natal pour aller étudier la médecine à Paris, il fut petit à petit entraîné à chercher des distractions dans les spectacles de la capitale, puis à nouer une liaison avec une jeune Parisienne  (11).

Enfin, le séjour parisien de Fiascaud nous rappelle une histoire que Félicien Rops dessinera dix ans plus tard dans l’Almanach d’Uylenspiegel pour 1861 et que nous avons étudié ici : « M. Coremans au tir national ». Le dessinateur belge y raconte l’expédition d’un père de famille qui quitte sa province pour se rendre à Bruxelles une journée, le temps de s’acquitter de son devoir de garde civique et de s’exercer au tir. Pour Coremans, comme pour Fiascaud, leur séjour est une parenthèse enchantée où les deux provinciaux découvrent les plaisirs de la grande ville. Par ailleurs, dans les deux récits on retrouve des scènes identiques. Ainsi, le moment du départ est le théâtre d’embrassades familiales émues. L’excitation et les émotions de leur nouvelle expérience provoquent aux deux héros des scènes oniriques mouvementées et, au final, ils sont tous deux élus maire de leur village. Il faut croire que ce genre de voyages exotiques est de ceux qui forgent les grands hommes !

 


Bonus : Les histoires de Lefils dans Le Journal pour Rire

Lors de sa courte carrière, Lefils donna quelques histoires en images au journal de Philipon. On notera notamment celle qui retrace le destin brisé d’Athénaïs Pipelet, danseuse et cantatrice, dont les parents, comme ceux de Fiascaud, vouaient leur progéniture aux plus hautes destinées.

– Avec Chagot : « Le bureaucrate », Journal pour Rire, n°11, du 12 décembre 1851,

– « Une beauté artificielle – et artificieuse », Journal pour Rire, n° 28, 9 avril 1852,

– « Athénaïs Pipelet, Danseuse et cantatrice », Journal pour Rire, n° 29, du 16 avril 1852,

– « Le garçon de café », Journal pour Rire, n° 32, 8 mai 1852,

– « Les fleurs, Histoire du printemps », Journal pour Rire, n°33, 15 mai 1852,

– Avec Chagot : « Le plus beau jour de la vie », Journal pour Rire, n°33, 15 mai 1852,

– « Tribulations théâtrales. Histoire d’un ours mort avant d’avoir vu le jour », Journal pour Rire, n° 36,du 5 juin 1852,

– Et son pendant : « Manière d’élever les ours et de s’en faire 10,000 livres de rente », Journal pour Rire, n° 39, du 26 juin 1852.

 

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Mise à jour du 19 janvier 2015 : Sur le site Fumettologica.it, Fabio Gadducci a publié un article à propos d’une adaptation italienne de Comment on étudie la médecine à Paris. Intitulé Vita di Buontempone, studente di medicina, cet ouvrage fut édité en Sicile, probablement vers 1860. Sur chacune des 25 planches, le caricaturiste Enrico Colonna a redessiné une grande image légendée, en s’inspirant des vignettes de Lefils : http://www.fumettologica.it/2014/11/quel-buontempone-alle-origini-del-graphic-album-italiano/colonna_buontempone




  1. La BnF ne répertorie pas cet ouvrage. L’exemplaire que nous avons pu consulter est celui de la Bibliothèque interuniversitaire de santé à Paris qui est consultable ici. Je remercie Estelle Lambert, conservatrice au service d’histoire de la médecine, pour son aide.[]
  2. Dans le catalogue Aubert, ces ouvrages sont rangés dans la catégorie « Albums comiques », sans autre distinction. Rappelons qu’à l’époque on ne différenciait pas les histoires en images des autres formes de caricatures.[]
  3. Trois artistes… est annoncé dans Le Journal général de l’Imprimerie et de la Librairie du 1er février 1851. Aubert réalisa le dépôt légal de Dés-Agréments d’un voyage d’agrément en novembre 1851, comme le précise Annie Renonciat dans sa préface pour la réédition de cet album aux éditions Le Capucin en 2001.[]
  4. Le catalogue de la maison Aubert qui est joint à la suite de l’histoire de Lefils confirme la publication postérieure des Dés-Agréments… Il indique en effet que cet album de Gustave Doré est « sous presse ». Voir l’extrait du catalogue reproduit dans cet article.[]
  5. Ces rééditions ne sont malheureusement pas datées.[]
  6. Dans ce dernier titre, on trouve essentiellement des reprises de ses dessins et histoires en images précédemment publiés dans Le Journal pour Rire.[]
  7. Le Journal pour Rire n° 173 du 20 janvier 1855.[]
  8. Appelée également « Panthéon Nadar », cette galerie de portraits fut esquissée et publiée dans Le Journal pour Rire entre 1852 et 1854. Les originaux de ce Panthéon furent vendus aux enchères par l’étude Tajan le 4 décembre 2004. L’original du portrait de Lefils y figure sous le n° 153.[]
  9. Sur les bandes dessinées de Doré, voir notamment : Thierry Groensteen, « Gustave Doré, pionnier de la bande dessinée » à lire sur le site personnel de l’auteur, et Susan Pickford, « L’image excentrique et les débuts de la bande dessinée : Gustave Doré et Les Dés-Agréments d’un voyage d’Agrément (1851) », revue en ligne Textimage, automne 2007.[]
  10. Comment on étudie la médecine… figure sous le n° 17 du catalogue par Jacqueline Sarment de l’exposition : Balzac et la médecine de son temps, Maison de Balzac, 1976.[]
  11. Honoré de Balzac, Le Médecin de campagne, extraits du chapitre 4 « La confession du médecin de campagne » : « … j’étudiai d’abord courageusement, je suivis les Cours avec assiduité ; je me jetai dans le travail à corps perdu, sans prendre de divertissement, tant les trésors de science dont abonde la capitale émerveillèrent mon imagination. Mais bientôt des liaisons imprudentes, dont les dangers étaient voilés par cette amitié follement confiante qui séduit tous les jeunes gens, me firent insensiblement tomber dans la dissipation de Paris. Les théâtres, leurs acteurs pour lesquels je me passionnai, commencèrent l’œuvre de ma démoralisation. Les spectacles d’une capitale sont bien funestes aux jeunes gens, qui n’en sortent jamais sans de vives émotions contre lesquelles ils luttent presque toujours infructueusement ; aussi la société, les lois me semblent-elles complices des désordres qu’ils commettent alors. Notre législation a pour ainsi dire fermé les yeux sur les passions qui tourmentent le jeune homme entre vingt et vingt-cinq ans ; à Paris tout l’assaille, ses appétits y sont incessamment sollicités, la religion lui prêche le bien, les lois le lui commandent ; tandis que les choses et les mœurs l’invitent au mal : le plus honnête homme ou la plus pieuse femme ne s’y moquent-ils pas de la continence ? Enfin cette grande ville paraît avoir pris à tâche de n’encourager que les vices, car les obstacles qui défendent l’abord des états dans lesquels un jeune homme pourrait honorablement faire fortune, sont plus nombreux encore que les pièges incessamment tendus à ses passions pour lui dérober son argent. J’allai donc pendant longtemps, tous les soirs, à quelque théâtre, et contractai peu à peu des habitudes de paresse. Je transigeais en moi-même avec mes devoirs, souvent je remettais au lendemain mes plus pressantes occupations ; bientôt, au lieu de chercher à m’instruire, je ne fis plus que les travaux strictement nécessaires pour arriver aux grades par lesquels il faut passer avant d’être docteur. Aux Cours publics, je n’écoutais plus les professeurs, qui, selon moi, radotaient. Je brisais déjà mes idoles, je devenais Parisien ».[]
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