« Le Mirliton merveilleux » par Jules Rostaing et Télory

Ouverte en 1924, la bibliothèque de l’Heure joyeuse fut la première bibliothèque consacrée à la littérature jeunesse en France. La récente numérisation d’une partie de son fonds, disponible sur Gallica, nous permet de dénicher aujourd’hui des trésors inconnus. En témoigne cet ouvrage intitulé Le Mirliton merveilleux, composé de 24 planches lithographiées, qui fut publié en 1862 par la maison Martinet, dirigée alors par les frères Eugène et Alfred Hautecœur (1843-1867) (1).

Pour les jeunes lecteurs, Martinet a adapté le « format » des grands albums d’histoires en images dessinés par Cham qu’il édite à la même époque : sur chaque page sont réunies plusieurs vignettes lithographiées de différents formats, avec le texte qui court sous chacune (2).



Le Mirliton merveilleux, planche 1. Martinet, 1862. Source : Gallica.bnf.fr / Fonds Heure joyeuse



Autre particularité de cet ouvrage, Le Mirliton merveilleux est réalisé par l’association d’un écrivain et d’un dessinateur. Si cette association est courante dans la littérature illustrée enfantine, les albums d’histoire en images qui ont paru tout au long du XIXe siècle (de Töpffer à Christophe) sont l’œuvre d’une même personne qui en concevait la trame, les textes et les dessins. Or, en l’espèce, le duo est composé de Jules Rostaing (né en 1824), auteur de livrets d’opéra comique et de nombreux récits pour enfants, et du dessinateur Armand-Louis-Henri Telory (né à Strasbourg en 1820 et mort en 1874), sur lequel nous reviendrons après. Les deux hommes n’en sont pas à leur première collaboration. Ensemble, ils ont également signé chez Martinet La Jeunesse des marionnettes (1858), et chez Delarue : Le marquis de Carabas (1859), Le seigneur Polichinelle (1860) et Mon ami Pierrot, (1860). Mais il s’agit de textes illustrés de façon plus classique pour l’époque, aucun de ces ouvrages ne ressemblant au Mirliton merveilleux.

Le Mirliton merveilleux raconte un conte de fée rocambolesque : en résumé, un jeune roi Berlingo, orgueilleux et vaniteux, souhaite se marier, au désespoir de la perfide fée Grain-de-tabac. L’élue de son cœur est la jolie Tapioka, fille d’un marchand de jouets. Ce dernier, également magicien, fournit comme dot un grand mirliton (une flûte) magique, « dans lequel il suffisait de demander, en musique, ce que l’on désirait pour être exaucé ».

Rostaing et Télory, Le Mirliton merveilleux, planche 4. Martinet, 1862. Source : Gallica.bnf.fr / Fonds Heure joyeuse.

Le roi l’essaye aussitôt, mais la fée jalouse et malfaisante souffle à Berlingo le prétentieux désir d’inviter à sa noce le Soleil lui-même. L’astre se rend au mariage mais, chauve car ayant perdu ses rayons flamboyants, personne ne le reconnaît et il se fait chasser des festivités. Le lendemain, il veut punir Berlingo, la fée Grain-de-tabac se propose d’être son bras vengeur. De l’union de Berlingo et Tapioka, nait un fils appelé Splendide. Grain-de-Tabac ayant jeté un charme, personne ne remarqua que sa nourrice est une ourse. Le couple royal découvre alors deux oursons dans le berceau. Berlingo est emmené par des dragons devant un oracle, le feu grégeois, qui lui annonce son châtiment : son fils nourri par une ourse est devenu ourson comme son frère de lait et l’enchantement cessera quand un des deux animaux aura « croqué » l’autre. Suivent alors de nombreuses péripéties qui finiront bien évidemment en happy end. Le fils de Tapioka, ayant grandi, retrouvera son apparence humaine après avoir fait le portrait — « croqué » donc — son ours de frère…

Rostaing et Télory, Le Mirliton merveilleux, planche 9. Martinet, 1862. Source : Gallica.bnf.fr / Fonds Heure joyeuse.



Le conte merveilleux de Rostaing est peu descriptif, laissant le champ libre au crayon de Télory. Ce dernier se révèle être d’ailleurs un habile dessinateur, dont le style oscille entre naturalisme et caricature. Les costumes et les accessoires sont richement détaillés. Les décors et seconds plans sont estompés, donnant une profondeur aux scènes. Télory déploie une certaine imagination graphique, qui lorgne néanmoins sur l’art de J.J. Grandville, notamment sur ses illustration pour Un autre monde  (1844).


Le monde est renversé pour les festivités du mariage.
Rostaing et Télory, Le Mirliton merveilleux, planche 6. Martinet, 1862. Source : Gallica.bnf.fr / Fonds Heure joyeuse.

L’ouvrage réalisé à quatre mains reste aujourd’hui agréable à lire même si le récit est truffé de jeux de mots plutôt faciles que les vignettes viennent platement illustrer. Les dessins illustrent un texte qui se suffit à lui seul. De plus, la césure du texte sous les images est parfois abrupte, certaines phrases sont coupées entre deux vignettes. Le texte ne semble pas avoir été pensé et conçu pour être accompagné d’illustrations. Le Mirliton merveilleux s’approche davantage d’un texte copieusement illustré, où à chaque action écrite correspond sa scène dessinée. Même s’il prend la forme des albums d’histoires en images publiées à la même époque, il se distingue des bandes dessinées de Rodolphe Töpffer, Cham ou Gustave Doré, dans lesquels, comme l’a écrit le Genevois, « les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien »(3)… Les premières histoires en images pour enfants qui apparaissaient à la même époque dans la presse pour la jeunesse sont plus proches de cette conception töpfferienne. Publiées dans La Semaine des enfants dès 1857, elles étaient dessinées notamment par Bertall, Edmond Morin ou encore Théodore-Georges Fath (4).

Une publicité de l’éditeur présente Le Mirliton merveilleux ainsi : « album féerique qui, comme une vraie pièce théâtrale, possède une riche mise en scène, de nombreux trucs et changements à vue (5). La page de titre présente effectivement une grande illustration avec deux diablotins dont l’un allume les bougies d’un grand lustre et l’autre tire le rideau, découvrant une scène sur laquelle le père de la mariée offre la flûte au roi.



Rostaing et Télory, Le Mirliton merveilleux, page de titre. Martinet, 1862. Source : Gallica.bnf.fr / Fonds Heure joyeuse.





Mais le parallèle avec le théâtre s’arrête-t-il à cette image ? Au théâtre, un changement à vue se dit d’un changement de décor qui se fait le rideau levé, très rapidement, sous les yeux du spectateur ; un truc est un procédé de machinerie et de décor pour créer une illusion ou un effet spécial. Cette publicité tente-elle de décrire par analogie l’expérience de la lecture du Mirliton merveilleux ? L’éditeur essaye-t-il de cerner la particularité du moyen du dispositif utilisé dans cet album, en le décrivant comme à la fois narratif (« une vraie pièce théâtrale »), composé de différentes images (« une riche mise en scène »), séquentiel, voire elliptique  (« changements à vue » et « trucs ») ?

Au milieu du XIXe siècle, raconter des histoires avec du texte et des images peut prendre différentes formes. Les possibilités offertes au dessinateur sont multiples et l’œuvre de Télory en offre un bel échantillon. Ainsi, sous le pseudonyme Henri Emy (6), il signe en 1846 un album intitulé Mr. de la Canardière édité par Le Journal des chasseurs (7). L’histoire narre les mésaventures mouvementées d’un bourgeois qui veut se faire inviter à une chasse à courre, milieu qui n’est pas du tout le sien et dont il ne connaît pas les usages. Composé de 26 planches au format à l’italienne, Mr. de la Canardière s’inspire directement des albums de « littérature en estampes » de Rodolphe Töpffer, dont la forme n’est pas encore complètement dépassée (Les Travaux d’Hercule de Gustave Doré furent publiés en 1847.). Pour Thierry Groensteen, même si « le propos narratif est loin d’atteindre à la sophistication et à l’inventivité des scénarios » du Genevois, cet album d’Emy « est, avec Les Mésaventures de M. Bêton de Léonce Petit ([1868]), la plus fidèle des imitations de Töpffer, quant au registre littéraire et humoristique » (8).

Henry Emy, Mr. de la Canardière, pl. 1 et 2, Journal des chasseurs, 1846.

Dans la presse illustrée, la signature d’Emy se retrouve dans La Silhouette (1844-1850), Le Charivari (1846-1860), Le Journal pour Rire (1848-1850), Le Petit Journal pour Rire (1861-1874), Le Journal amusant (1863) ou encore La Chasse illustrée (9). Les histoires en images comiques qu’il y donne prennent la forme qui s’impose alors dans la presse, à l’exemple des deux suivantes, parues respectivement dans Le Journal pour Rire des 3 mars et 14 avril 1849 :

Henry Emy, « Tribulations d’un peintre de portraits », Le Journal pour Rire, 3 mars 1849.

emy-contrebandier-grotesque2Henry Emy, « Le contrebandier grotesque », Le Journal pour Rire, 14 avril 1849.
L’« une des plus amusantes histoires de l’époque », selon John Grand-Carteret (in Les mœurs et la caricature en France, La Librairie Illustrée, 1888, page 326).

Le Mirliton merveilleux n’est pas un cas isolé, Télory a illustré de nombreux ouvrages pour enfants tout au long de sa carrière (10). Autour de 1860, Télory semble être l’illustrateur pour enfants préféré de la maison Martinet : il réalise pour l’éditeur parisien une série d’albums aux mises en pages diverses (11). Parmi ceux-ci, le dessinateur adaptera Le Robinson suisse de Johann David Wyss. Cet album oblong, édité par Martinet en 1862 (12), soit la même année que Le Mirliton merveilleux, est composé de 16 planches lithographiées. Sur chacune d’elles, une à quatre images coexistent, accompagnées d’un court texte, reprenant les moments forts du récit et les principaux exploits de la famille qui tente de survivre sur une île exotique. Emy réalise ainsi une sorte de digest illustré résumant en 38 scènes ce succédané de Robinson Crusöé. Un record pour ce classique de la littérature pour la jeunesse ! Télory connaît bien ce texte puisque l’année d’avant, il l’a illustré (image en plein page) pour une version éditée par Morizot (13).





Emy (d’après Wyss), Le Robinson suisse, Martinet, 1862, p. 5. Source : E-rara.ch



Emy (d’après Wyss), Le Robinson suisse, Martinet, 1862, p. 10. Source : E-rara.ch



Emy (d’après Wyss), Le Robinson suisse, Martinet, 1862, p. 12. Source : E-rara.ch



Pour finir, nous présentons une dernière mise en page que Télory a réalisé en 1856 pour un ouvrage destiné aux enfants, à nouveau chez Martinet : Le roi Bonbon. Le texte et les images sont ici répartis en deux espaces distincts, moins moins interdépendants que dans les exemples vus avant. Les dessins sont compartimentés dans des espaces aux ornementations baroques inspirées des compositions d’ouvrages romantiques anciens. Ils semblent posséder leur propre séquentialité, d’une fluidité étonnante, en parallèle du texte, annonçant ou résumant celui-ci.

telory-roi-bonbonTélory, Le roi Bonbon, Martinet, 1856, p. 4 et 5. Source : gallica.bnf.fr

 

De nombreuses combinaisons étaient offertes à l’époque pour raconter des histoires avec des images et Télory ne s’est pas empêché de les essayer. On remarquera au final que notre dessinateur a pratiqué de nombreuse expériences en la matière, papillonnant de l’une à l’autre possibilité, sans se fixer sur l’une d’elles en particulier.

 

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Mise à jour du 31 décembre 2018 : En partenariat avec la BnF, Les éditions 2024 viennent de rééditer cet album de Rostaing et Télory dans une version colorisée. Gallica propose de consulter cet exemplaire de luxe édité par la Maison Ducrocq, qui daterait de 1868.

 

 

 

 

 

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  1. L’ouvrage figure dans la Bibliographie de France du 29 novembre 1862 sous le numéro 2304 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86711n/f715. Le catalogue de la BnF indique que l’éditeur de cet album est la Maison Ducrocq et qu’il fut publié en 1868, date donnée « d’après les catalogues de l’éditeur ». En fait, en 1867, à la fin de leur association, les deux frères Hautecœur vendirent à l’éditeur parisien Paul Ducroq (55, rue de Seine) leurs droits sur les livres dits d’éducation, ainsi que les stocks qu’ils possédaient de ce genre de publications, dont Le Mirliton merveilleux faisait partie. Cf. Louis Hautecœur, « Une famille de graveurs et d’éditeurs parisiens : les Martinet et les Hautecœur (XVIIIe et XIXe siècles) », Paris et Ile-de-France. Mémoires publiés par la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l’Ile-de- France, tomes XVIII-XIX (1967-1968). Paris, au siège de la Fédération et librairie C. Klincksieck, 1970, p. 205-340. []
  2. Chez Martinet, Cham a publié au moins cinq de ce genre d’album : Ah quel plaisir de voyager ! (1855 ?), M. Papillon ou L’amour autour du monde (1856), L’Art d’engraisser et de maigrir à volonté (1857), Pincez-moi à la campagne (1858), et Les Tâtonnements de Jean Bidoux dans la carrière militaire (1861). Les datations de ces ouvrages sont données par La Bibliographie de la France. []
  3. Rodolphe Töpffer, Notice sur l’Histoire de M. Jabot, Bibliothèque universelle de Genève, n° 18, juin 1837. []
  4. A ce sujet, voir nos précédents articles : http://www.topfferiana.fr/category/revues-illustrees/la-semaine-des-enfants/. []
  5. Cette annonce se trouve en fin d’un autre ouvrage pour enfants édité par Martinet la même année, Alphabet militaire en images. A propos du Mirliton merveilleux, elleprécise que l’album cartonné existe avec des illustrations en noir (vendu 8 francs) et en couleur (12 francs) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61499577/f36.image. Un catalogue de ventes aux enchères récent (Lombrail – Teucquam, Paris, le 26 novembre 2011) donne un aperçu de la version en couleur : http://www.lombrail-teucquam.com/html/fiche.jsp?id=2171695&np=2&lng=fr&npp=20&ordre=1&aff=1&r= []
  6. Télory semble réserver son vrai nom pour ses travaux destinés aux enfants, et celui d’Henri (ou Henry) Emy pour la presse illustrée et les publications pour adultes. []
  7. H. Emy, Mr. de la Canardière ou Les infortunes d’un chasseur par un veneur ami du héros, Au bureau du Journal des chasseurs, boulevard des italiens, 26, maison Devisme (le siège du Journal des chasseurs se situe chez l’armurier Devisme), 1846. A ce sujet voir la recension de cet album par Thierry Groensteen : « Introducing Monsieur de la Canardière », 9e Art, n°8, janvier 2003, p. 20-21. []
  8. Idem. []
  9. Titres des revues et dates donnés par le Dico Solo. []
  10. Voir la liste donnée dans l’ouvrage de Jean-Marie Embs et Philippe Mellot, Le Siècle d’or du livre d’enfants et de jeunesse, 1840-1940 (Editions de l’Amateur, Paris, 2000). []
  11. Cette série comporte au moins six albums dont cinq que nous avons pu attribuer à Télory : Les vacances de Polichinelle [Polichinelle prenant ses vacances] ; Les contes des fées (1860) ; Les [petits] enfants en images (1860) ; Les dimanches de la poupée (1860) et [Le] Robinson suisse (1862). Martinet présente ces ouvrages ainsi : « Ces six Albums sont les premiers d’une série amusante, que l’on pourrait appeler les histoires en images. Peu de texte en forme de légendes, et que l’action représentée en nature fait lire avec plaisir, voilà le plan de cette série, dont la combinaison ne peut que plaire aux jeunes enfants en leur rendant la lecture agréable. Noir 3 fr. ; couleur 4 fr 50. avec une jolie couverture chromo. » []
  12. Bibliographie de France du 19 juillet 1862, n° 1420. []
  13. Le Robinson suisse contenant la suite donnée par l’auteur. Traduction nouvelle par M. A. Bardot. Illustrée par MM. Télory et Pégard. Paris, Morizot, 1861 : http://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=mdp.39015078575092;view=1up;seq=11. []
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