Trajectoires

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Benjamin Rabier, « Trajectoire », La Jeunesse illustrée n° 700, du 11 février 1917. Source : Gallica.bnf.fr.

 

Dans cette planche de Benjamin Rabier, notre regard passe de case en case en essayant de suivre la trajectoire filante et destructrice de la balle d’un fusil Lebel, utilisé par les soldats français lors de la Première Guerre mondiale.

Cette histoire, intitulée « Trajectoire », fut publiée dans La Jeunesse illustrée n° 700 du 11 février 1917, en plein conflit franco-allemand. A l’époque, les jeunes lecteurs ne sont pas épargnés par la propagande, et l’esprit cocardier s’infiltre jusqu’aux histoires pour images de leurs revues. Ici Rabier se plie à « l’effort national » et adapte pour l’occasion un genre d’histoire connu des lecteurs de La Jeunesse illustrée dans lequel la vie d’un objet est retracé au travers de ses propriétaires successifs ou de ses différents usages  (1).

Dans la première vignette, la balle de fusil s’adresse au lecteur pour se présenter, avant de raconter ses péripéties ; elle semble alors immobile, flottant dans les airs comme un suppositoire de métal suspendu. Mais dans les images suivantes, elle n’apparaît plus, Rabier ne dessine que les conséquences de sa trajectoire, suggérant ainsi que sa grande vitesse la rend invisible à l’œil nu. Dans sa course, le projectile brise la coupe d’un « boche » qui trinquait, perce un bidon d’essence qui se déverse dans la soupe de l’ennemi et va provoquer l’incendie d’une réserve, sauve un lapin, avant de finir sa course aérienne dans une rivière, au fond de laquelle il est représenté une seconde fois.

On connaît le goût de Rabier pour les exercices de style dont il émaille ponctuellement sa pléthorique production de bandes dessinées  (2). Certaines des planches de ce « plagiaire par anticipation » préfigurent les expériences oubapiennes, comme nous avons pu l’évoquer dans un article précédent  (3). Le principe de cette planche parue dans La Jeunesse illustrée de 1917 apparaît déjà l’année précédente dans un album de Rabier, Flambeau Chien de guerre (Tallandier, 1916).

 

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Rabier-Flambeau-p37Benjamin Rabier, Flambeau Chien de guerre, Tallandier, 1916, pages 36 et 37. Source : Gallica.bnf.fr

 

Disposant de plus de liberté formelle dans ses albums que dans la presse pour enfants, Rabier déploie sur une double page trois longs strips dans lesquels on suit le trajet perçant d’un obus de 120 tiré par Flambeau. Contrairement à la planche de La Jeunesse Illustrée, Rabier dessine le projectile en bout de chaque strip et figure, sur toute la longueur de ces images, la trace rectiligne de son passage.

Dans sa course, le puissant obus transperce ou casse de nombreux obstacles, civils et militaires, qui se présentent sur son chemin et qui sont alignés les uns à côté des autres sur les bandes de cette double page : statue, arbre, chapeau, citerne, lanterne, tonneau, niche, mur, pipe, bouteille, etc. Dans cet album, Rabier se fait plus violent que dans la planche pour la revue enfantine : sur son chemin, l’obus décapite deux soldats allemands et coupe le nez d’un troisième, avant d’être stoppé définitivement par un mur.

Sans les reproduire exactement, Rabier invente de multiples variations de ses gags tout au long de son œuvre. Il est fréquent de retrouver des motifs et idées utilisés dans la presse adaptés dans ses albums, ou vice-versa  (4). Cependant, l’idée de la balle transperçant des objets rappelle certains livres d’un dessinateur américain publiés au début du XXe siècle.

Peter Newell (1862-1924) a écrit et illustré plusieurs ouvrages aux concepts originaux qui en font  des précurseurs des livres-objets  (5) : ainsi, Topsys and Turvys (1893) rassemble des poèmes en images qui peuvent être lus à l’endroit et à l’envers en retournant le livre horizontalement  (6) ; The Slant Book (« Le livre en pente », 1910) est un ouvrage qui retrace la course folle d’un landau qui dévale une colline, et dont le format découpé en « losange » imite la pente.

Deux autres livres nous intéressent plus précisément, qui ont la particularité d’être percés d’un trou qui traverse chaque page, couvertures incluses : The Hole Book (1908) et The Rocket Book (1912). Dans le premier, un garçon tire une balle de revolver qui troue les pièces de la maison ; dans le second, un autre garnement fait décoller une fusée dans la cave d’un immeuble et en transperce les vingt étages  (7).

 

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Pages extraites du livre de Peter Newell, The Hole Book, New York, Harper & Brothers, 1908. Source : Nonsenselit.org.

 

Le principe de ces deux derniers livres – la perforation du papier en moins – est le même que celui employé par Flambeau : un projectile transperce différents objets, provoquant une série de catastrophes et de situations comiques. Dans The Hole Book, comme dans les pages de Rabier, ce sont les mêmes objets qui sont percés ou cassés – sac de farine, pipe, chat, arbre… – et l’on peut sérieusement se demander si Rabier s’est inspiré de ces livres américains pour les adapter dans ses histoires.

Pour finir, nous reproduisons une histoire parue dans la presse américaine la même année que The Hole Book et reprenant encore le principe de la folle trajectoire d’un projectile. Cette fois, il s’agit d’une balle de baseball et le dessinateur se nomme Winsor McCay.

Parue dans le New York Evening Telegram du 18 juillet 1908, la planche fait partie de la série « Dream of The Rarebit Fiend » dans laquelle McCay raconte les cauchemars loufoques de différentes personnes ayant abusé de fondue au Chester  (8). L’artiste américain imagine la traversée onirique du projectile sportif qui fait le tour du monde avant de revenir à son point de départ, non sans faire quelques dégâts…

 

McCat-rarebit-fiend-411-1908Winsor McCay, « Dream of The Rarebit Fiend », New York Evening Telegram du 18 juillet 1908. Source : Ulrich Merkl / Archive.org.

 

Frappée par le batteur, la balle traverse la palissade du stade puis endommage tout à tour des grands monuments, comme le pont de Brooklyn, un phare irlandais, Big Ben, la Tour Eiffel, une montagne suisse, le Sphinx et une pyramide égyptienne, une pagode chinoise, un volcan hawaïen ou encore la Statue de la Liberté, avant d’être rattrapée par un joueur. L’ambition formelle de McCay est ici tout aussi ludique que celle de Rabier, mais, comme à son habitude, l’art de l’Américain est plus ambitieux et spectaculaire.

Si la bande dessinée était un terrain de jeu, le match du jour réunirait donc Benjamin Rabier, Peter Newell et Winsor McCay. Les trois dessinateurs se renvoient la balle et leur projectile traverse aussi bien les cases que les océans, sans se soucier des frontières.

Mise à jour du 1er juin 2016 : Patrick Lemaire nous signale un intéressant précédant publié un demi-siècle avant les œuvres de Newell et de Rabier : « How Mr. Popplewit enjoyed (?) a day’s rook shooting. – Part II » parut dans la revue anglaise Punch de 1855. Le monogramme en bas à droite semble indiquer Charles Keene (1823-1891) comme l’auteur de ce dessin.



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CK (Charles Keene ?), « How Mr. Popplewit enjoyed (?) a day’s rook shooting. – Part II », Punch, 1855.
Source : Heidelberg University Library.

 

Ici, c’est le principe de la vue panoptique d’une maison qui permet de voir en une seule image les dégâts occasionnés à tous les étages par la balle de fusil d’un chasseur maladroit. Rappelons que ce genre de vue était à la mode dans la culture visuelle du XIXe siècle (voir la collection d’images rassemblée par Philippe Willems sur son site).

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Mise à jour du 4 juin 2016 : Michel Kempeneers nous signale l’existence d’un album à trou dans le style de celui de Peter Newel : De vliegende kogel (la balle volante) par l’illustrateur néerlandais Jan Frederik Rinke (1863-1922) publiée à Amsterdam chez Scheltens & Giltayen en 1916. L’album est consultable ici.

Rinke_De vliegende kogel
 Jan Frederik Rinke, De vliegende kogel, Scheltens & Giltayen, 1916. Source : geheugenvannederland.nl

 



George-Carlson, The Penetrating Qualities of a Drop of Acid, Judge ?, circa-1913Enfin, à la même époque, notons ce dessin de l’américain Georges Carlson publié vers 1913, probablement dans la revue Judge.

Dans, « The Penetrating Qualities of a Drop of Acid »,  c’est une goutte d’acide qui permet ingénieusement au dessinateur de trouer les étages d’un immeuble par  dans une trajectoire opposée à celle du dessin de Keene vu plus haut…

Ce dessin provient de l’article de Paul Tumey sur l’oeuvre de ce cartoonist : http://www.tcj.com/figuring-out-george-.carlson-p art-1/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mise à jour du 6 juin 2018 : Nous ajoutons trois histoires en images à cet article : la première est de Benjamin Rabier et fut publiée dans La Jeunesse illustrée du 20 février 1916, soit un an avant celle reproduite en tête de cet article. Nous ne pouvons en reproduire que la planche originale (sans son texte) qui fut vendue aux enchères en 2017, mais son scénario semble le même et certaines images sont quasiment identiques. Dans sa production pléthorique pour la presse et les livres illustrés, Rabier resasse souvent certains gags et situations, en modifiant les protagonistes et les accessoires, mais rarement avec autant de ressemblances…

 


Benjamin Rabier, « Les aventures d’une balle de Lebel », planche originale à l’encre
de la page parue dans La Jeunesse illustrée, n° 649, 20 février 1916. Source :
Tessier-sarrou.com

 

Également publiée dans La Jeunesse illustrée, la deuxième histoire, « Les suites d’un bavardage chez la concierge ou Un incendie qui s’éteint lui-même » (13 août 1905), est signée Luc Leguey, dont on avait déjà pu admirer la « fantaisie » graphique. La belle mise en page en lames de parquet permet d’observer comment un feu se propage dans un immeuble vu en coupe, perçant les plafonds, depuis le rez-de-chaussée jusqu’au dernier étage. L’incendie est stoppé par l’eau d’une tuyauterie, qui coule et descend tous les paliers, dans un mouvement inverse.

 


Luc Leguey, « Les suites d’un bavardage chez la concierge ou Un incendie qui s’éteint lui-même »,
La Jeunesse illustrée, 13 août 1905. Source :
Gallica.bnf.fr

 

Enfin, la troisième histoire, « Eine Turnübung und ihre Folgen » (Un exercice de gymnastique et ses conséquences), fut publiée dans la revue allemande Fliegende Blätter en 1899 (n° 2833). Dans sa chambre, un athlète lâche de lourds haltères qui traversent les étages et chamboulent les intérieurs inférieurs, tel une boule dans un jeu de quilles. Cette planche n’est pas sans rappeler l’histoire de Wilhelm Busch intitulée « Die Folgen der Kraft » (« Les conséquences de la force », Munchener Bilderbogen, n° 549, 1871) qui met également en scène un gymnaste en chambre qui soulève des poids et se retrouve chez ses voisins du dessous après que le plancher ait cédé.

 


Henry Albrecht, « Eine Turnübung und ihre Folgen », Fliegende Blätter, vol. 111, n° 2833, 1899.
Source :
Universitätsbibliothek Heidelberg

 

Mise à jour du 12 novembre 2020 : Reprenant l’idée de l’histoire de baseball dessinée par McCay (voir plus haut), le dessinateur américain George Carlson publie dans Judge du 9 août 1913 « A Record hit », à l’occasion de l’une de ses nombreuses « Judge’s Motion Picture » qui imitent les images et cartons d’un film muet.

George Carlson,  « A Record hit », Judge, 9 août 1913. Source : Hathytrust.org

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  1. Nous avons déjà parlé de ces vie d’objets en images dans un précédent article « Benjamin Rabier sous contraintes ».[]
  2. D’après nos comptes, Rabier aurait dessiné au cours de sa carrière plus de 1 600 histoires en images, rien que pour la presse.[]
  3. Voir à nouveau notre article « Benjamin Rabier sous contraintes ». []
  4. Le chien Flambeau rappelle celui nommé Briffaut, qui apparaît dans plusieurs planches de La Jeunesse illustrée à la même époque. Exemple : « Les trois défauts de Briffaut », La Jeunesse illustrée, 25 février 1917 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k962755m/f8.image????[]
  5. Newell a également illustré de nombreux ouvrages pour enfants (Lewis Carroll, Mark Twain,…) et dessiné la série de comic strip onirique « The Naps of Polly Sleepyhead », publiée dans le New York Herald entre 1906 et 1907.[]
  6. Dans un article précédent, nous avons vu comment certaines images à renversement furent reprises en France dans La Jeunesse Illustrée par le dessinateur Baker, le gendre de Newell.[]
  7. Toutes ces œuvres sont consultables sur le site Nonsenselit.org. Albin Michel Jeunesse a récemment traduit deux de ces ouvrages : Le Livre en pente (2007) et Le Livre fusée (2008), ainsi que sa série de strips évoquée précédemment Les petites siestes de Polly (2009).[]
  8. Cette planche est référencée sous le n° 411 dans le catalogue d’Ulrich Merkl, The Complete Dream of the Rarebit Fiend (1904-1913) by Winsor McCay ‘Silas’, 2007. Le dessin original de cette histoire a été vendu aux enchères en mai dernier à Dallas.[]
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3 Comments

  1. says: Joël Carré

    Bonjour, au hasard de mes lectures dans le “Petit Illustré amusant” je trouve une série non signée très proche du thème illustré par ce post “La Maison de la rue Lepic”. Cette série publiée sur de nombreuses semaines en 1908 sans que je puisse exactement déterminer le début ou la fin, retrace les aventures des locataires d’une maison de la rue Lepic vue en coupe. Les aventures sont très fantaisistes et la maison finit par voyager, au bord de mer, à la montagne dans un esprit qui n’est pas sans rappeler celui qu’on trouvera postérieurement dans “La Pension Radicelle” de Eugène Gire. A (re)découvrir donc, et trouver son auteur.

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