Saoûl et séquentiel

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Daisne, « Hymne à l’absinthe », Le Pêle-Mêle, 28 novembre 1897. Source : Gallica.bnf.fr

 

L’« Hymne à l’absinthe », histoire en images par Daisne publiée dans la revue Le Pêle-Mêle du 28 novembre 1897, rappellerait presque un épisode du comic strip. Au lieu d’une aventure onirique, elle décrit l’expérience hallucinatoire d’un buveur d’absinthe. Sous l’effet de la fée verte, le personnage décolle du sol, s’envole pour planer au-dessus de sommets montagneux. Son voyage se transforme ensuite en une sorte d’expérience extatique, avant de finir par un réveil brutal sur le bitume d’un trottoir, comme Nemo tomberait de son lit.

Cette apologie éthylique se démarque par son traitement graphique plutôt audacieux. Pendant son delirium, le corps de l’homme se dessine en négatif, circonscrit par des points et de fines hachures qui forment des décorations et ornementations changeant d’une image à l’autre. Il se réduit de plus en plus pour se dissoudre quasiment dans un ciel irisant. L’inspiration symboliste est indéniable, soulignée par les vers qui accompagnent en légendes ce transport métaphysique.

Daisne, l’auteur de cette page, est un dessinateur français, que nous avons déjà évoqué ici, à propos duquel nous ne savons que très peu de choses. Actif au début des années 1890, il participa, selon le Dico Solo, à La Caricature, La Gaudriole, ou encore à L’Eclipse, et donna des histoires en images pour enfants dans La Jeunesse illustrée et Les Belles images jusqu’en 1927.

Avant de continuer, notons que presque deux ans avant cette planche du Pêle-Mêle, Daisne avait donné au Rire une histoire dans un style similaire :

 

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Daisne, « Le triomphe du poète vaporescent », Le Rire, n° 19, 16 mars 1895. Source : Heidelberg University Library

 

« Le triomphe du poète vaporescent » est une courte séquence de six images qui s’étend sur la double page centrale du Rire n° 19 du 16 mars 1895, en partie basse (sous de magnifiques dessins de Valloton illustrant un texte de Jules Renard).

Comme dans Le Pêle-Mêle, Daisne traduit en images un état extatique. Ici, il dépeint de façon parodique les attitudes d’un poète qui déclame ses vers, reproduit en légendes sous chacune des six images. L’artiste se désincarne littéralement, comme le buveur d’absinthe disparaissait dans le ciel.

Dans ce strip épuré, seul le personnage est représenté, sans aucun décor. S’adressant au ciel, les bras levés, tendu sur la pointe des pieds, le poète rêve de s’arracher des choses matérielles. A mi-séquence, son corps commence à se désagréger sous l’effet de ses strophes qui agissent comme une formule magique, il s’envole, se tord comme une feuille fragile et disparait petit à petit. Dessiné au début d’un aplat noir, le personnage se transforme de vignette en vignette, la matière se réduit en hachures qui se font de plus en plus fines au fur et à mesure qu’il s’efface, semblant littéralement se consumer.

 

Visions d’ivresse

Pour une histoire en images du XIXe siècle, la représentation de l’ivresse donnée par Daisne dans Le Pêle-Mêle est plutôt inhabituelle. En général, l’homme saoul y est présenté comme un personnage comique à ses dépens, provoquant accidents et autres catastrophes. Wilhelm Bush est probablement celui qui traita le mieux ce sujet. Trois histoires parues entre 1863 et 1868 dans le Fliegende Blätter montrent les effets de l’abus d’alcool sur un personnage rentrant chez lui après une soirée arrosée :

 

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Wilhelm Bush, « Ein Abenteuer in der Neujahrsnacht », Fliegende Blätter n° 913, 1863. Source : Heidelberg University Library.



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Wilhelm Bush, « Der vergebliche Versuch », Fliegende Blätter, n° 1121, 1867. Source : Heidelberg University Library.



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Wilhelm Bush, « Der Katzenjammer am Nenjahrsmorgen », Fliegende Blätter, n° 1174, 1868. Source : Heidelberg University Library.

 

Pour Busch, l’état d’ébriété est l’occasion de dessiner des corps en déséquilibre, des pantins chancelants. Ces séquences de mouvements désarticulés se déroulent en silence. En effet, la bande dessinée muette, genre dont l’Allemand s’était fait une spécialité, étant ici parfaitement adaptée pour ces pantomimes tourmentées. Même s’ils ne sont pas aussi hallucinatoires que ceux de Daisne, Busch use d’effets graphiques originaux pour représenter les effets de l’alcool sur sa victime…

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Largement influencé à ses débuts par le maître d’Outre-Rhin, Théophile-Alexandre Steinlen avait repris à Busch plusieurs motifs pour imaginer ses premières bandes dessinées. Ainsi dans sa planche sans légendes « Horrible fin de Bazouge», parue dans Le Chat Noir du 11 avril 1885, le corbeau ivre est tout droit inspiré de celui du livre de Wilhelm Busch, Hans Huckebein (1867-1868). Le dessinateur montmartrois raconte comment le volatile trop curieux périt par l’alcool. Après avoir bu dans un verre abandonné, son corps est secoué par des spasmes violents qui lui sont fatals (1).

 

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Steinlen, « Horrible fin de Bazouge ou les suites funestes de l’intempérance », Le Chat Noir, n° 170, 11 avril 1885. Source : Gallica.bnf.fr

 

Dans une autre planche parue dans Le Chat Noir quelques années plus tard (1888), Godefroy (2) propose une variation de la première histoire de Wilhelm Bush reproduite plus haut, « Ein Abenteuer in der Neujahrsnacht ». La mise en page est travaillée, le décor plus riche que chez l’Allemand. La première case ronde propose des effets graphiques plus classiques : décors déformés ou éléments en double.



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Godefroy, « A la recherche d’une allumette », Le Chat Noir, n° 318, 11 février 1888. Source : Gallica.bnf.fr



Ces mêmes effets visuels déformant se retrouvent au début du XXe siècle, dans une planche anonyme publiée par l’imagerie Pellerin d’Epinal, « Quand Stanislas a bu, tout’ la Pologne est ivre ! » (Série aux armes d’Epinal, n° 426, 1907) :

 

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« J’ai lu quelque part en un livre : “Quand Stanislas a bu, tout’ la Pologne est ivre !” », Imagerie Pellerin, Série aux armes d’Epinal, n° 426, 1907. Source : Gallica.bnf.fr

 

A la même époque, la série d’images par Pellerin proposait également des histoires sérieuses et édifiantes sur les ravages de l’alcool. Ces planches furent réalisées sous forme de chansons illustrées, sur une proposition de Théodore Botrel (1868-1925), auteur et interprète d’innombrables vers et chansons, qui mis sa plume et sa voix au service de la lutte antialcoolique (3).



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« Yann-la-Goutte : chanson bretonne anti-alcoolique de Théodore Botrel », Imagerie Pellerin, Série aux armes d’Epinal, n° 313, 1901.

 

Ci-dessus, l’ivrogne Yann-la-Goutte (1901) est promis à des tourments diaboliques bien plus terribles que chez son homologue allemand…

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Grand contributeur de l’imagerie d’Epinal (4), Benjamin Rabier s’est de nombreuses fois servi de l’ivresse, appliquée aux humains comme aux animaux, comme composante de ces histoires en images. A titre d’exemple, nous reproduisons ci-dessous une planche tirée du recueil Les Cent bons tours (Tallandier, 1908) et très probablement publiée auparavant dans Le Journal amusant ou Le Pêle-Mêle. Ici, les seules déformations dues à l’alcool sont celles des grimaces des poissons empoisonnés par ce liquide inhabituel…

 

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Benjamin Rabier, « La bouteille d’absinthe ou Un drame au fond des mers », Les Cent bons tours, J. Tallandier, 1908.  Source : Gallica.bnf.fr

 

On retrouve aussi l’influence des histoires alcoolisées de Wilhelm Busch chez le dessinateur français, qui doit beaucoup à ses débuts aux dessinateurs allemands de la revue Fliegende Blätter (5). Publié en 1898, La Sainte Barbe est l’un des petits fascicules à l’italienne (8 par 14 cm) de la collection « Tom Pouce » édités par Jules Rueff. Il raconte en 24 pages de deux images chacune le retour mouvementé d’un pompier saoul, avec des emprunts flagrants au maître allemand :

 

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Benjamin Rabier, extraits de La Sainte Barbe, Jules Rueff, 1898. Source : Gallica.bnf.fr

 

Dans Le Rire du 30 janvier 1904, Henri Avelot traite « de l’heureuse influence de l’alcoolisme dans les arts ». Le dessinateur y montre comment la boisson permet à un peintre sans talent particulier d’adopter, verre après verre d’absinthe, les différentes manières des artistes et courants de son époque : les affiches de Chéret, les arts décoratifs, le symbolisme, le pointillisme ou encore l’impressionnisme… Chacun de ces styles est imitable grâce aux effets et déformations visuels que causerait l’ivresse et que nous venons de voir.

 

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Henri Avelot, « De l’heureuse influence de l’alcoolisme dans les arts », Le Rire, n° 52, 30 janvier 1904. Source : Heidelberg University Library


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La bande dessinée s’amuse ici à être la critique réactionnaire des dernières avancées et modes picturales. Mais, comme le dessin humoristique, elle a été tout au long du XIXe siècle, précurseur dans le domaine visuel, en explorant les possibilités de l’image et en jouant avec les limites de la représentation académique. Ces « excentricités » graphiques ont fasciné les jeunes artistes de l’époque, dont beaucoup pratiquaient en cette fin de siècle le dessin de presse (Toulouse-Lautrec, Vallotton, Picasso, Duchamp, pour ne citer qu’eux), influençant pour partie le développement de l’art moderne.

 

Mise à jour du 27 juin 2017 : Nous ajoutons à notre collection, cette belle planche toute en déséquilibre. Intitulée « A two o’clock zigzag », elle est signée Leslie Willson et fut publiée dans la revue anglaise Pick-Me-Up du 9 juin 1894 :

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Leslie Willson, « A two o’clock zigzag. Being Mr. Holiwell’s Course from his club to his couch », Pick-Me-Up, 9 juin 1894. Source : Hathitrust.org

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Mise à jour du 14 juin 2018 : Modifications du texte (principalement la dernière partie).

Mise à jour du 21 février 2019 : Nous ajoutons deux intéressantes images de déformations dûes à l’excès d’alcool. La première est de l’américain Walter McDougall, « An Impressionist Picture By A Belated Member Of The Kitkat Club Public », qui fut publiée dans New York Journal du 20 mars 1898.

 


Walter McDougall, « An Impressionist Picture By A Belated Member Of The Kitkat Club Public », New York Journal du 20 mars 1898. Source : The Billy Ireland Cartoon Library & Museum

 

 

La seconde est une couverture de la revue Le Rire de 1919 signée par Chas Laborde qui dessine « Le sensationnel spectacle des Grands Boulevards vu à travers le dixième verre d’apéritif ». Ici, c’est l’esthétique du cubisme qui semble être pastiché.

 


Chas Laborde, « Pour quelques jours encore. Le sensationnel spectacle des Grands Boulevards vu à travers le dixième verre d’apéritif », Le Rire, 2 août 1919. Source : Gallica.bnf.fr

 

Mise à jour du 25 février 2023 : Dénichée dans un album pour enfants édité en 1899, cette illustration en pleine page offre un autre exemple de déformation éthylique dessinée par Benjamin Rabier. Le dessinateur s’est probablement inspiré de l’image de McDougall, reproduite plus haut, publiée l’année précédente.

 

Benjamin Rabier, Cadet Paquet, éd. Félix Juven, 1899, p. 17. Source : Gallica.bnf.fr

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  1. Nous avons déjà évoqué ses effets graphiques dessinés par Steinlen dans un précédent article. []
  2. Derrière le pseudonyme Godefroy se cache le dessinateur Auguste Viollier (1854-1908), qui, comme Steinlen est originaire de Suisse. []
  3. Il s’agit des planches suivantes : n° 313, « Yann-la-Goutte », 1901 ; n° 327, « La Basse Bretonne », par Phosty, 1901 ; n° 330, « Le diable en bouteille », par Benjamin Rabier, 1901 ; n° 450, « Le cochon de Yann-la-Goutte », par Benjamin Rabier, 1909. []
  4. Voir à ce sujet le catalogue de l’exposition L’esprit des bêtes : le rire de Benjamin Rabier, Musée de l’image Ville d’Épinal, 2015. []
  5. Dans le même catalogue L’esprit des bêtes (2015), voir notre article « L’influence du Fliegende Blätter ». []
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3 Comments

  1. says: DEMARCKE VINCENT

    Nous empruntons à l’Argot des Typographes, (Boutmy,1883) les canons de l’intelligence et les mortiers de la pensée.
    La barbe, c’est ce moment heureux, ce moment fortuné, qui procure au malheureux une douce extase et lui fait oublier ses chagrins, ses tourments et sa casse ! Que ne trouve-t-on, pas dans cette dive bouteille ? La barbe a des degrés divers. Le coup de feu est la barbe commençante. Quand l’état d’ivresse est complet, la barbe est simple : elle est indigne quand le sujet tombe sous la table, cas extrêmement rare. Il est certains poivreaux qui commettent la grave imprudence de promener leur barbe à l’atelier ; presque tous deviennent alors pallasseurs, surtout ceux qui sont taciturnes à l’état sec. (Boutmy-1883).
    Lisez ” L’Arc en Ciel” chez Du Lérot Editeur à Tusson, Charente.

  2. Je me permets de signaler à propos des représentations de l’ivresse les usages de la fragmentation par Hergé pour présenter des personnages saouls (Haddock, Quick & Flupke), avec notamment des constantes (la construction sur une zone fragmentée de 4 cases) qui ont été sources d’inspiration (à défaut d’ivresse) chez Denis Sire. Pour ceux que ça intéresse, il faut voir Composition de la bande dessinée.

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