La Belle Époque de Caran d’Ache (6)

.SUITE DE LA PUBLICATION DU TEXTE DE HERLÉ LUC-MICHEL


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7 – À l’aurore du nouveau siècle

Entre les arts, la littérature, les jeux et l’armement, le « petit vingtième » a fait son choix…

 

Au tournant du siècle, Caran d’Ache est en pleine possession de son art. Sa célébrité et son élégance affichée en imposent à ceux qui le croisent au-dehors, d’autant que son abord, a priori plutôt distant, dissuade quiconque d’aller lui taper sur l’épaule.

 

Caran d’Ache en 1896. Photo de Nadar.

 

Quand nous conduisîmes Henry Somm à sa dernière demeure(1), je marchais derrière Caran d’Ache, avec, à mon côté, je ne sais plus quel camarade qui, durant tout le trajet, ne cessa de me faire partager son admiration pour un pantalon si bien coupé, qui découvrait à chaque pas de fines et éblouissantes chaussures.
(Francisque Poulbot)

 

Henri Somm par Caran d’Ache.

 

Large d’épaules, les cheveux plats séparés par une raie sur la nuque, le veston collant, la cravate et les chaussures voyantes, une fleur à la boutonnière, lorsqu’il traversait le boulevard, peu de gens ne le reconnaissaient pas. On disait : « Voilà Caran. »
(L’Écho de Paris, 1er mars 1909)

 

L’inimitable Caran d’Ache (…) est d’une élégance ultra-gommeuse, prétend à lancer des habits feuille-morte, même vert pomme, et comme il ne peut supporter l’usuel « Comment allez-vous ? », il en relève la banalité en demandant aussitôt après, avec un intérêt plus amical encore, et qui roule les r, « Et les organes ?… »
(Gustave Guiches, Mémoires)

 

 

 

Comme son esprit et son talent, son élégance était notoire. On le rencontrait très souvent, le matin, à bicyclette, au bois de Boulogne, toujours chic « copurchic ».
(Francisque Poulbot)

 

L’écrivain Jules Renard relate également les promenades habituelles d’Emmanuel au Bois, parfois d’un pas pressé, monocle à l’œil, moustache blonde soyeuse dressée sur un visage rond, presque toujours vêtu de beige clair, et suivi par ses deux bassets aux taches de feu ; parfois à bicyclette, en costume excentrique de « sportsman ».

Sportif, Caran d’Ache l’est assurément resté depuis ses longues marches militaires. À cette époque, outre les promenades et excursions en vélo, il perpétue la tradition familiale en pratiquant l’escrime trois fois par semaine, en hiver, dans une salle d’armes.

 

 

Sollicité par des journalistes, il se prête de bonne grâce au jeu de l’interview, à condition toutefois de réussir à l’approcher, ce qui tient du parcours du combattant !     

 

Il est encore plus fantaisiste dans sa vie privée que dans ses dessins.
Et d’abord, il est introuvable, n’est jamais chez lui, ou du moins le fait dire par son domestique très bien stylé.
Il faut employer des ruses d’Apache pour pénétrer jusqu’à lui : mais, quand on y arrive, il se montre de la plus grande amabilité, paraît même timide, avec un petit air cependant de ne pas prendre au sérieux ce que vous lui dites et ce qu’il vous dit.
(Lucien Puech, L’Album – Les Maîtres de la Caricature, volume V)

 

Le journaliste et critique Adolphe Brisson a témoigné par le menu de sa rencontre mémorable avec le dessinateur, dans un récit vivant et pittoresque qu’on peut situer vers 1898, au plus tard en 1899 :

 

Je désirais surprendre les secrets de cette intarissable production. Mais les amis de l’artiste m’avisèrent des difficultés que rencontrerait mon entreprise, en apparence la plus aisée du monde.

 « –  Caran d’Ache mène une existence cloîtrée, mystérieuse. Il habite, rue de la Faisanderie, un hôtel splendide et clos aux regards. Il s’y enferme, tel le philosophe dans sa tour d’ivoire. D’incorruptibles serviteurs défendent l’accès à son atelier, et, lui-même, il a recours à des ruses singulières pour décourager l’audace des visiteurs… Méfiez-vous ! c’est très dangereux ! »

Et voilà les avertissements qui me furent glissés dans le tuyau de l’oreille. Ils excitèrent mon ardeur. (…) Je m’armai d’énergie et de sang-froid, et, un beau matin, à dix heures précises, m’étant recommandé à Dieu, je gravis le seuil du farouche auteur de l’Épopée.

 Après que j’eus trois fois pressé le bouton de la sonnette électrique, une camériste vint m’ouvrir.

Elle sembla fort étonnée lorsque je lui exprimai l’envie que j’avais d’être introduit chez son maître. Une pareille outrecuidance confondait son entendement.

 « – Il n’est jamais là, murmura-t-elle.

 – Il y sera aujourd’hui, répliquai-je. »

 Et comme mon attitude était résolue, et ma voix impérieuse, elle consentit, non sans pâlir, à se saisir de la carte que je lui tendais et disparut dans les méandres de l’escalier. Je demeurai seul un temps assez long. Je me trouvais dans un salon décoré, avec richesse, de soies et de satins brochés, orné de tableaux modernes et de gravures anciennes en belles épreuves. Je m’occupais à considérer ces bibelots. Soudain, une tenture s’écarta lentement comme poussée par des doigts invisibles. Un nouveau personnage surgissait devant moi. C’était un valet de chambre, mais un valet magnifique. Il avait la taille bien prise, les épaules larges, les dents blanches ; il portait, avec une surprenante dignité, le tablier blanc à bavette, insigne de sa profession ; sa tête était coiffée d’une sorte de casquette, ou de mouflet en laine écossaise, qu’il ne songea pas d’abord à retirer. Et confesserai-je ma petitesse ? Je fus choqué par cet oubli. Mais j’admirai sa distinction naïve et la désinvolture avec laquelle il répondit à ma muette interrogation :

« – On ne vous a donc pas révélé ses habitudes ? Il ne dort pas la nuit. Il se couche à l’aube et se lève au crépuscule. » 

Ces paroles élégantes et simples étaient relevées d’une pointe d’accent qui leur communiquait une saveur exotique (…) D’étranges soupçons me traversaient la cervelle. À ce moment, j’aperçus l’extrémité d’un album, ou d’un carnet, qui émergeait de la pochette du tablier. Ce fut un trait de lumière.

 « – Caran d’Ache… c’est vous ? m’écriai-je. »

L’homme sourit, s’inclina courtoisement… Il avouait !…
(Adolphe Brisson, Nos humoristes, 1900)

 

 

Concernant ses habitudes de travail, tous les témoignages concordent, y compris le sien : Caran d’Ache est un nocturne.

Je suis affligé d’une timidité incroyable. Je ne peux travailler que dans le silence, la solitude et la nuit.
Les on-dit nous apprenaient qu’il était mondain ou que, tout au contraire, il fuyait le Tout-Paris des premières. Certains affirmaient qu’il ne se mettait au travail que la nuit, vers les deux heures du matin.
(Francisque Poulbot)

 

Il commence à travailler quand les noctambules, eux-mêmes, songent à aller se coucher, c’est-à-dire vers deux heures du matin. Il revêt, pour la circonstance, un costume spécial se composant d’un pantalon quelconque – l’été, un simple caleçon – d’un gilet de flanelle ou de soie et d’un tablier blanc de valet de chambre.
(Lucien Puech)

 

 

À quoi ressemble son atelier ?

Une profusion de croquis, les uns cloués aux murs, d’autres à l’état d’ébauche, s’y amoncelaient. Ils débordaient des tables, inondaient les sièges, masquaient à demi la fenêtre et gisaient sur le tapis.

Caran d’Ache s’installa à son bureau ; je m’emparai de l’unique chaise qui fût libre.

Autour de nous grimaçaient des silhouettes, la plupart grotesques, quelques-unes héroïques : des Anglais casqués de liège, un John Bull apoplectique, un Chamberlain carnivore, à la mâchoire agressive ; des Boërs costumés en Bas-de-Cuir, des Brésiliens trop bruns et moins gros que leurs cigares, de mélodieux tziganes, et des princesses pâmées, des animaux, beaucoup d’animaux, sauvages ou domestiques, mais uniformément « rigolos » : lions débonnaires, girafes déguisées en poteaux télégraphiques, chevaux de course – puissants seigneurs – et chevaux de fiacre – pauvres hères – chiens de tous rangs et de tous poils, la levrette en pal’tot de Mme la baronne et le caniche du pont des Arts. Enfin, là-bas, à l’horizon, des soldats qui avancent, silhouettes noires se détachant en vigueur sur la neige éblouissante : la redingote, le petit chapeau, puis l’état-major chamarré, puis les clairons, puis les tambours, puis les masses profondes de la grande Armée…
(Adolphe Brisson)

 

Caran d’Ache dans son atelier, en 1898.

 

 

Caran d’Ache travaille dans une chambre plutôt exiguë, murs presque nus, parquet encombré de cartons, aucun luxe. (…)

 « Il faut vous dire que je vis très retiré, en sauvage, que je fuis le monde ; je me réfugie ici au plein repos. Il y a bien longtemps que je n’ai pas travaillé à l’atelier que je vous ferai visiter tout à l’heure, en bas. » (…)

Nous descendons ensuite à l’atelier du maître, une superbe salle, un salon plutôt, que préside une cheminée monumentale au milieu. Caran d’Ache nous montre sa bibliothèque, très riche en volumes sur le premier Empire, sur l’histoire du costume, sur Napoléon Ier, livres de faits d’armes, mémoires de guerre, toutes choses d’un intérêt très vif pour l’artiste, qui feuillette avec joie ces précieux documents, assurant sa mémoire et la fortifiant au contact des textes rares, dans la brillante poussière des siècles héroïques.

Au fond de l’atelier, voici des drapeaux, des étendards glorieux, troués de balles, sentant la poudre. Des soies lamentables pleurent des franges glorieuses. Nous allions presque nous découvrir, lorsque Caran d’Ache nous explique que tous ces nobles trophées sont de sa fabrication (2).
(Émile Bayard)

 

Armes, uniformes, casques, étendards ornaient son atelier. Un visiteur crut même y découvrir le légendaire petit chapeau de Napoléon, et il salua cette relique avec émotion…

    – Oui, n’est-ce pas, dit gravement Caran d’Ache, pour le dessiner, il me fallait un objet authentique…

Mais à un autre ami (3), il avoua, en riant, que c’était un chapeau de croque-mort belge.
(Ric et Rac, 3 mars 1934)

 

 ****

Nous l’avons vu, le couple Poiré s’est séparé à l’amiable fin 1899. À ce moment, Caran d’Ache quitte l’hôtel particulier de la Faisanderie car cet immeuble ne lui appartient pas, la demande de permis de construire ayant été faite en 1892 non par Emmanuel, mais par sa belle-mère, Albine-Claire Azimont, propriétaire de la parcelle et donc de l’immeuble.

Dans un premier temps, Caran d’Ache va habiter au 37 rue de la Tour, après quoi il vivra 11 avenue d’Eylau de 1901 à 1905 avant de s’installer au 31 avenue Henri Martin en 1906. Quant à Henriette, elle reste tout d’abord rue de la Faisanderie. Puis, aux premières années du siècle, elle quittera à son tour l’hôtel particulier (sans doute trop grand pour une personne seule) et prendra un appartement au 4 avenue d’Eylau. Là, elle se retrouvera voisine de son mari qui logeait alors au numéro 11 ! On ignore si Mme Azimont mère a ensuite loué ou vendu le 79 rue de la Faisanderie.

*

Dès cette époque, Caran d’Ache est souvent invité à être membre de jurys pour diverses manifestations, comme ce « Concours de la Beauté » organisé en mai 1899 dans les locaux du journal Gil Blas :

Deux concours : celui des modèles où l’on pose le nu ; et celui de la tête et de la silhouette où les sujets défilent habillés. Jury d’honneur : MM. Henner, Rodin et Falguière, barbus et chenus (…) représentent les Beaux-Arts ; à côté, le jury moderne, Gailhard, Richard O’Monroy, Redfern, le grand couturier et Caran d’Ache, et ces demoiselles paradent, une à une, les vêtues par une porte et les nues par une autre. Je ne cacherai pas que je suis beaucoup plus intéressé par le nu. (…)
C’est beau, la beauté !
(Le Journal, 14 mai 1899)

 

Gil Blas remet ça l’année suivante avec un « Championnat de la Beauté » qui se tient début juillet 1900. De nouveau sollicités pour le jury, le sculpteur Rodin, le peintre Henner, Richard O’Monroy (qui est journaliste pour Gil Blas), Redfern et Caran d’Ache répondent présents. Par contre, le peintre-sculpteur Falguière et le directeur de l’Opéra Pedro Gailhard sont remplacés par trois peintres : Helleu, Truchet, Boldini, ainsi qu’un panel de dessinateurs amis de Caran d’Ache : Léandre, Steinlen, Abel Faivre, Sem, Cappiello et Balluriau (4). Un jury étoffé par rapport à l’année précédente donc, avec une arrivée en force des dessinateurs. Là encore, il incombera à ces distingués artistes la pénible et fastidieuse corvée d’examiner dans le détail et sous toutes les coutures l’anatomie des charmantes et gracieuses candidates, et d’attribuer les prix aux beautés victorieuses. Il est curieux de remarquer que les gagnantes dans la catégorie « habillées » sont récompensées par des vêtements (toilettes, robes de bal et de soirée, manteaux, chapeaux…), alors que celles qui défilent nues reçoivent des sommes en espèces !

Afin de ne point effaroucher les postulantes, l’appel à candidatures précise que :

Pour ce championnat, organisé dans une pensée absolument désintéressée et dans un but purement artistique, il n’est tenu compte ni de la situation sociale, ni du degré d’élégance des concurrentes. Celles-ci n’ont à subir aucune comparution en public. L’examen est exercé par le jury seul et dans des conditions qui sont de nature à offrir aux légitimes délicatesses des concurrentes toutes les garanties désirables.
(Gil Blas, 30 juin 1900)

 Si les garanties furent désirables, gageons que les candidates ne le furent pas moins. Mais nul doute que Caran d’Ache et ses co-jurés s’acquittèrent de leur noble et difficile mission avec toute la conscience, la rigueur, la probité, l’objectivité et l’abnégation requises !

 

Caran d’Ache par Léandre. Extrait du Rire, n° 340, 1901.

 

*

Début 1901, Caran d’Ache est de nouveau assigné en justice par un entrepreneur en menuiserie du nom de Joseph Le Cœur, ingénieur des Arts et Manufactures, chevalier de la Légion d’honneur. Entre 1896 et 1898, cet artisan avait exécuté des travaux rue de la Faisanderie pour un montant total de 2464 francs et 89 centimes qui n’a jamais été réglé par le dessinateur. Après une sommation par voie d’huissier restée sans effet, Caran d’Ache se retrouve donc devant le juge. Nous ne connaissons ni les détails du procès, ni les arguments avancés par Emmanuel pour récuser cette dette, mais on peut faire une supposition : on l’a vu, cet hôtel particulier appartenait à la mère d’Henriette, et on peut imaginer qu’il ait refusé de payer pour des travaux effectués dans un immeuble dont il n’était pas le propriétaire et qu’il avait de plus quitté dans l’intervalle… Quoi qu’il en soit, et comme c’était prévisible, Caran d’Ache est condamné le 13 février à régler à l’entrepreneur Le Cœur la totalité des sommes dues, augmentée des intérêts, ainsi qu’à tous les dépens.

Mais tous ces tracas, sa prise de distance avec les mondanités et ses préventions contre le mariage n’empêcheront pas Caran d’Ache d’assister aux noces de Leonetto Cappiello avec sa fiancée Suzanne Meyer en novembre 1901, ainsi qu’à celles de Jules Grün avec Juliette Toutain (5) le 12 avril 1904, preuve qu’il ne refusait pas d’honorer de sa présence les invitations d’amis et estimés confrères.

 

Caran d’Ache. Dessin de Cappiello.

 

Les jeunes mariés. Dessin dédicacé à Jules Lévy.

 

****

 

Faire illustrer par Caran d’Ache les Fables de La Fontaine est une idée de génie et, avec cette franchise qui m’a maintes fois coûté et me coûte encore si cher, je constate que c’est moi qui l’ai eue.

Caran d’Ache aura peut-être la perfidie de prétendre qu’elle est de lui ; n’ajoutez aucune foi à cette imposture. J’ai même eu toutes les peines imaginables à lui faire comprendre qu’il y avait entre lui et le fabuliste que Victor Hugo a souvent appelé, devant moi, le plus grand des poètes français, une affinité qui m’a frappé depuis longtemps.
(Henri Rochefort, 24 février 1898)

 

Ainsi commence la préface pour un album qui n’est pas encore dessiné, préface qui, de plus, fuite dans la presse ! Voilà qui n’est déjà pas très courant. Autre circonstance singulière, son auteur l’écrit dans une cellule de la prison Sainte-Pélagie où, incarcéré pour cinq jours, il reçoit autant de visites qu’un ministre. Caran d’Ache et Forain sont allés le voir et lui ont peut-être apporté le numéro 3 de Psst… ! qui venait de sortir… Ancien Communard, déporté en même temps que Louise Michel au bagne de Nouvelle-Calédonie d’où il réussit à s’évader (exploit unique!), ex-militant républicain, député d’extrême-gauche ayant opéré par la suite un virage à 180 degrès pour devenir ultra-nationaliste et antidreyfusard, le journaliste-polémiste est, on s’en souvient, l’auteur de Fantasia qu’Emmanuel a illustré dix ans plus tôt.

Henri Rochefort (1831-1913).

 

Rochefort ajoute :

Je lui expliquais vainement, car il est entêté comme la plupart des dessinateurs, que son crayon, de même que la plume de La Fontaine, jouissait de l’étrange et charmante faculté de faire parler les bêtes. (…) Quand (…) j’ai vu que Caran d’Ache commençait à devenir rêveur, je ne l’ai plus lâché. Mais j’ose affirmer que, sans moi, le public eût été privé du seul ouvrage où l’esprit de l’illustrateur se soit aussi complètement amalgamé et fondu avec l’esprit du livre.

Deux ans plus tard, le projet n’a pas avancé d’un iota, mais Emmanuel y songe encore. Après avoir rencontré le dessinateur, le journaliste Maurice Guillemot écrit un article dans lequel il espère beaucoup de ce prochain album :

(…) il y a de lui des pages de bêtes qui sont adorablement drôles, aussi l’illustration qu’il doit faire d’un La Fontaine préfacé par Henri Rochefort nous assure-t-elle grand régal d’art ; Caran d’Ache (…) est un artiste d’un talent énorme. Chaque fois qu’il dessine un animal, c’est un petit chef-d’œuvre. Il donne aux bêtes des airs d’ironie, de tendresse, de chagrin, de reproche, qui sont exquis et criants de vérité. Je crois qu’il fera pour les Fables de La Fontaine une suite de tableaux charmants. Le bon poète a donné l’intelligence, l’esprit, le raisonnement aux bêtes ; Caran d’Ache leur donnera l’expression de ces qualités… 

Mais aussitôt après, il met un gros bémol à son enthousiasme :

Caran d’Ache (…) fera le La Fontaine, plus spécialement des enfants, s’il l’exécute ? Car il m’a semblé que ce grand travail l’intimidait un peu, il est inventeur plutôt que traducteur et écrit ses légendes lui-même, il a pour nous faire profiter de son esprit ces deux moyens d’expression : le trait et le mot.
(La Revue Illustrée, 1er mai 1900)

Effectivement, les doutes de Guillemot vont se confirmer et l’album ne paraîtra jamais. Caran d’Ache a-t-il seulement commencé à y travailler, comme il l’avait fait pour Maestro, avant de renoncer ? Revenons à Rochefort pour tenter d’en savoir plus :

C’est dans la solitude (6) (…) que j’ai compulsé les premières épreuves du manuscrit de Caran d’Ache devenu collaborateur de La Fontaine, et c’est après les avoir longuement savourées que je me suis laissé aller à écrire ces quelques lignes.

Il ne fallait pas moins que la contemplation de ces délicieux croquis pour m’arracher à cet engourdissement qui s’empare de tout condamné pour un certain nombre de jours à ce qu’on pourrait appeler l’oisiveté forcée.

Il est donc avéré que, fin 1897-début 1898, Caran d’Ache a exécuté pour ce projet quelques dessins ou esquisses dont aucune trace ne nous est parvenue.

Vraiment aucune trace ?… Pas si sûr que ça : quelques jours après la préface de Rochefort, deux dessins de Psst… ! vont traiter de l’affaire Dreyfus en parodiant des fables de La Fontaine, et nous donnent une (toute) petite idée de ce à quoi cet album aurait pu ressembler :

 

 

 

Autre indice que tout ça a longtemps continué à tourner dans sa tête, ce dessin paru dans Le Figaro du 18 août 1902 :

 

 

Rochefort pouvait bien traiter Caran d’Ache d’« entêté comme la plupart des dessinateurs », il faut croire que l’entêtement est un défaut – ou une vertu – largement partagé par les journalistes. En effet, c’est bien son insistance obstinée qui a forcé la main d’Emmanuel, incapable de dire non plus de trois fois de suite. Caran d’Ache a alors dessiné quelques essais pour faire plaisir à son ami (en étant méchant on pourrait dire « pour lui donner un os à ronger ») et les lui a apportés dans sa cellule de Sainte-Pélagie sans soupçonner que Rochefort, enthousiasmé, écrirait illico une préface pour l’album et la diffuserait. Du coup, ce projet prématurément claironné par le journaliste s’est par la suite souventes fois rappelé au souvenir d’un Caran d’Ache coincé entre les sollicitations amicales mais pressantes de tous ceux qui lui rebattaient les oreilles pour qu’il s’y mette enfin, et un blocage évident à concrétiser ce travail. Cela ne signifie nullement qu’Emmanuel dédaignait l’œuvre de La Fontaine, bien au contraire, mais, confronté aux célébrissimes Fables et au niveau d’excellence que tout le monde attendait de lui, il s’est probablement mis une grosse pression psychologique, réalisant que l’enjeu était sans commune mesure avec l’illustration d’un texte de Bénardaky ou d’Albert Millaud. Bref, il a dû se « prendre la tête » comme on dirait aujourd’hui, s’auto-persuadant peut-être que la barre était trop haute et, de procrastination en procrastination, il a fini par remettre son ouvrage aux calendes grecques… De plus, n’oublions pas que, dans cette période de sa vie, il faisait face à de multiples problèmes de natures très diverses (conjugaux, financiers, judiciaires, médicaux…) qui devaient bien lui prendre la tête, eux aussi !

Par contre, c’est Benjamin Rabier qui, début 1905, s’attaquera à sa propre version des Fables et son album sera édité l’année suivante chez Jules Tallandier. Compte tenu de l’estime qui liait les deux dessinateurs et de la proximité chronologique de leurs projets, rien n’interdit d’imaginer qu’Emmanuel, le temps passant et comprenant qu’il ne réaliserait jamais cette œuvre, en ait soufflé l’idée à Rabier, comme un passage de flambeau en quelque sorte… (7).

Emmanuel garda-t-il malgré tout un regret de cet échec ? Ou au contraire fut-il soulagé que Rabier le débarrasse de ce projet que Rochefort avait maladroitement voulu lui imposer ? Dans son numéro du 10 mars 1905, Le Journal publiera une planche intitulée Le plus petit que soi, et dont la première case illustre la fable Le lion et le rat :

 

 

Il est tentant de voir dans ce dessin une métaphore animalière qu’on pourrait interpréter comme « le petit rat Rabier (Rat-bier !) délivrant le lion Caran d’Ache de la situation inextricable dans laquelle il se trouve » Et quand on sait qu’au moment où paraît cette page Rabier débute son travail sur les Fables, comment ne voir là qu’une simple coïncidence et ne pas déceler une sorte de clin d’œil subliminal que Caran d’Ache adresse à son confrère ?

 

****

 

Pour la cinquième fois depuis 1855, la capitale française accueille l’Exposition universelle. Inaugurée le 14 avril 1900, sans « la rue » de Forain et Caran d’Ache, elle fermera ses portes le 12 novembre après avoir vu l’ouverture de la première ligne du métropolitain parisien et reçu quelques 50 millions de visiteurs, soit davantage que la population française de l’époque. Emmanuel s’y rend vers fin avril où on le remarque visitant le palais de la Russie. Puis il y retourne à la mi-septembre et se tape un gueuleton en compagnie d’Alphonse Allais, Maurice Donnay, Alfred Capus et Gaston Leroux au « Restaurant Français Tourtel ». Une bonne bouffe entre potes gens de lettres et pas des moindres quoi de mieux pour faire le deuil d’un projet avorté ?…

 

 

****

 

Outre l’affaire Dreyfus et le scandale de Panama qui ont laissé des marques profondes et durables dans notre histoire, Caran d’Ache va faire son miel de certains faits divers de moindre importance, mais qui défrayèrent la chronique de l’époque avant de tomber dans l’oubli. L’affaire dite « Humbert-Crawford » est de ceux-là.

 

 

Cette rocambolesque escroquerie s’étala sur une bonne vingtaine d’années. Thérèse d’Aubignac, épouse de l’avocat Frédéric Humbert, se prétendit héritière d’un millionnaire américain, Robert-Henry Crawford. Pour donner plus de véracité à ses dires, elle inventa de toutes pièces l’existence de « neveux Crawford » que personne ne voyait jamais et pour cause ! et qui lui contestaient cet héritage. Madame Humbert assigna donc ces soi-disant neveux en justice et, avec la complicité de son mari et de ses deux frères, elle produisit plusieurs jugements parfaitement bidons confirmant ses droits sur l’héritage. Sur la foi de cette garantie, les Humbert vont obtenir d’énormes prêts leur permettant de vivre comme des nababs, contractant d’autres emprunts lorsque les prêteurs exigeaient d’être remboursés, etc, etc.

 

 

L’arnaque finira par être découverte et les époux Humbert, un moment en fuite en Espagne, seront rattrapés par la justice et condamnés chacun à cinq ans de travaux forcés, peine jugée faible au regard de l’énormité des sommes escroquées.

L’Assiette au Beurre consacrera son numéro 124 à cette affaire et Caran d’Ache en fera une série de dessins pour Le Figaro et Le Journal, certains regroupés sous le titre « Humbertiana » dans son album Pages d’Histoire.

  ****

 

À suivre…

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  1. Henry Somm mourut le 15 mars 1907.[]
  2. Il s’agit très certainement des faux trophées avec lesquels Caran d’Ache a décoré le théâtre de la Bodinière (et peut-être d’autres ensuite), pour les représentations des Ombres françaises, en 1888.[]
  3. En réalité un reporter du Journal des artistes venu visiter son atelier rue de la Tour, en 1890.[]
  4. Charles Léandre (1862-1934) : dessinateur, caricaturiste, illustrateur, peintre, lithographe et sculpteur. Abel Faivre (1867-1945) : peintre, affichiste, lithographe, illustrateur et caricaturiste. Sem, de son vrai nom Georges Goursat (1863-1934) : illustrateur, affichiste, caricaturiste, chroniqueur mondain et écrivain. Leonetto Cappiello (1875-1942) : peintre, illustrateur, caricaturiste et célèbre affichiste. Paul Balluriau (1869-1917) : dessinateur, illustrateur et affichiste.[]
  5. Excellente musicienne et compositrice, Juliette Toutain obtint plusieurs premiers prix au Conservatoire : piano, orgue, harmonie, accompagnement au piano et, pour couronner tout ça, contrepoint et fugue dans la classe de composition de Gabriel Fauré.[]
  6. La solitude de sa cellule.[]
  7. Une autre version des Fables de La Fontaine sortira en 1905 chez l’éditeur anglais Thomas Nelson, co-illustrée par l’écossais Frederick Carton Moore-Park (1877-1956) et l’irlandais René Bull (1872-1942). Ce dernier, lorsqu’il était étudiant à Paris avant 1892, avait pris des cours de dessin avec… Caran d’Ache ![]
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