Henri de Toulouse-Lautrec, Submersion, frontispice, 1881. Source : Interencheres.com
Pendant son enfance, Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) séjournait régulièrement chez son oncle, Amédée Tapié de Celeyran, qui possédait un domaine agricole près de Narbonne. Cette région couverte de vignobles était atteinte dans les années 1880 par le phylloxéra, un insecte qui s’attaque aux ceps de la vigne jusqu’à le tuer. A l’époque, un moyen radical de lutter contre ce parasite consistait à noyer par les vignes inondation. C’est l’entreprise à laquelle le jeune Toulouse-Lautrec, qui n’avait pas dix-sept ans, assista chez son oncle en 1881 (1). Il fit de cette « submersion » un véritable reportage dessiné à la plume sur une cinquantaine de feuillets (2).
Le frontispice de cet ensemble (voir image en tête d’article) a pour thème central l’irrigateur, cet appareil injection représenté ici avec un tuyau démesurément long enserrant comme dans des médaillons les portraits des protagonistes de l’opération, dont l’oncle Tapié de Celeyran, et le dessinateur-reporter en bas, chevauchant son porte-fusain.
A la suite, Toulouse-Lautrec retrace toutes les péripéties de cette impressionnante opération de sauvetage qu’il semble avoir croquées sur le vif : d’abord, l’aménagement des parcelles, la construction des digues, et le creusage des canaux pour amener l’eau. L’installation de la machine, de son transport à sa mise en route. Et enfin, l’inondation et le succès des opération. La dernière image réunit les protagonistes de cette histoire en une ronde joyeuse. Toulouse-Lautrec, qui apparaît lui-même sur les dessins, est le chroniqueur de ces évènements. Il est un observateur de scènes de la vie quotidienne, comme quelques années plus tard il le sera de la vie parisienne, avec ses travaux d’illustrateurs de revues et de livres.
Curnonsky parle de ces dessins comme de « croquis, animés d’une vie intense et d’une espèce d’humour baroque et singulier », enjoignant le lecteur à en admirer « la maîtrise, la sûreté, le mouvement, la fougue et le sens caricatural » (3). Les légendes de la main de Toulouse-Lautrec sont peu lisibles et compréhensibles, truffées de rébus, de calembours et d’onomatopées, comme Toulouse-Lautrec les aimait. Comme le note Curnonsky, elles « ont sans doute un sens ésotérique et sont pleines d’allusions à des évènements et à des faits oubliés (4). »
Le jeune artiste, et déjà prodigieux dessinateur, s’essaye ici à la narration en images. Certaines pages présentent des séquences réunissant plusieurs croquis sur une même feuille ; Une courte légende figure sous la plupart des dessins. Cette forme, ainsi que le caractère humoristique et le style graphique, rappellent de très près la « littérature en estampes » de Rodolphe Töpffer, dont Toulouse-Lautrec connaissait l’œuvre. En 1881 également, il avait réalisé Cahier de Zig-Zags, un récit satirique de son voyage à Nice qu’il écrit et illustre pour amuser sa cousine Madeleine Tapié de Celeyran, dont le titre rappelle évidemment les ouvrages du Genevois (5).
Conservés jusqu’à aujourd’hui dans la famille Tapié de Celeyran, ces dessins furent publiés en 1938 sous le titre Submersion (6). Les croquis originaux ont été présentés lors de l’exposition Toulouse-Lautrec au Grand-Palais de 1992. Ils sont aujourd’hui proposés aux enchères à l’occasion de la vente organisée le 25 juin prochain à Toulouse sous le marteau de Maître Labarbe (avec une estimation de 250 000 à 300 000 euros…). Nous reproduisons à la suite les dessins reproduits sur l’annonce de vente en ligne.
- Si l’on se réfère à la date qui orne le fronton du bâtiment dans le dessins 16.[↩]
- L’ensemble est composé de 77 dessins à la plume, numérotés, sur 48 feuillets (dim. 18 x 23 cm), non signé. Nos informations proviennent en grande partie du catalogue de l’exposition Toulouse-Lautrec qui se tint à la Hayward Gallery à Londres et au Grand-Palais à Paris en 1992 et qui offre un commentaire détaillé de ces croquis. Ces dessins sont référencés sous les n° D.2160 à D.2208 dans le catalogue raisonné de l’artiste : Toulouse-Lautrec, son œuvre, par M. G. Dortu, New-York, Collector editions, 1971, livre V. Notons enfin que Submersion est également cité dans le livre de David Kunzle, Father of the Comic Strip: Rodolphe Töpffer, University Press of Mississippi, 2007, p. 151.[↩]
- Submersion, Album de quarante-neuf dessins inédits à la plume pour M. Knoedler et Cie par Arts et Métiers graphiques, Paris, 1938, avec une présentation de Curnonsky (Maurice Sailland).[↩]
- Idem.[↩]
- Toulouse-Lautrec cite par ailleurs Histoire de Cryptogamme dans une lettre à sa mère en juillet 1891 (cat. Toulouse-Lautrec, 1992).[↩]
- Submersion, Album de quarante-neuf dessins, op.cit.[↩]