Un prélude au Maestro

Caran d’Ache, esquisses du carnet Maestro, c. 1894. Source : Töpfferiana.

 

Une nouvelle pièce de taille vient s’ajouter aujourd’hui au puzzle du Maestro, le « roman dessiné » inachevé de Caran d’Ache dont les feuillets ont été dispersés après la vente de son atelier en 1909 (1). Nous avons pu consulter un document préparatoire de cette œuvre, appartenant à monsieur Didier Masset. Celui-ci le tient de son grand-père qui était ami avec le dessinateur.

Il ne s’agit pas de planches isolées, comme nous avons pu en rencontrer jusqu’alors, mais d’un fac-similé de ce qu’aurait pu être au final le livre publié, comme Caran d’Ache le présentait lui-même au Figaro en 1894 : « Quant à la forme, à la figure du livre, je vois un volume qui aura l’aspect extérieur d’un roman de Zola, de Daudet, de Montépin ou de Paul Bourget avec le prix marqué de 3frs 50c… Mais à l’intérieur ! A l’intérieur – pas une ligne de texte ! Tout sera exprimé par les dessins en 360 pages environ. Les romans en comportent généralement 320, 340, 350, 360 (2). »

 

Aperçus du cahier préparatoire du Maestro. Source : Töpfferiana.


L’ouvrage se présente effectivement sous la forme d’un épais ouvrage broché, au format d’un roman in-octavo (12,5 x 21 cm), composé d’environ 430 pages qui étaient à l’origine vierges. Caran d’Ache s’est servi de cet exemplaire comme d’un support préparatoire, lui permettant de travailler directement dans le format définitif et de se rendre compte concrètement de l’œuvre à venir. Il a commencé par en numéroter les pages au crayon, dans le coin supérieur et extérieur de chacune d’elles. Dès les premières feuilles, le dessinateur a jeté sur le papier le début de son histoire, racontant notamment l’enfance de son héros. Caran d’Ache a également esquissé d’autres scènes, espacées entre elles de plusieurs pages sans dessins qu’il avait probablement prévu de remplir par la suite. Témoignant de ses recherches scénaristiques, la numérotation de certaines séquences a été rayée et ajustée par le dessinateur. Certaines pages sont également marquées d’une croix, peut-être pour signaler les pages que Caran d’Ache souhaitait garder après coup, ou au contraire supprimer.

La jeunesse du prodige

Sur la première cinquantaine de pages, Caran d’Ache ébauche les trois premiers chapitres du Maestro. Le scénario est à peu près le même que celui de l’ouvrage publié par le Cnbdi en 1999. Le premier chapitre s’étale sur 20 pages : dans un village modeste, un jeune enfant découvre la musique en soufflant dans un roseau (?) et en frappant sur divers ustensiles. Il grandit en perfectionnant cet art musical ménager. Un villageois lui donne un violon, instrument qu’il maîtrise rapidement. Il fait ainsi danser tout le village avec sa musique. Un jour qu’il jouait seul dans la campagne, un cavalier chassant à cour le remarque. Impressionné par son talent, il achète l’enfant ses parents, promettant à leur progéniture une grande destinée, et l’emporte sur son cheval. Scène d’adieux et fin de la première partie.

Caran d’Ache, pages numérotées 18 à 21 du carnet Maestro, c. 1894. Source : Töpfferiana.

 

Le deuxième chapitre commence par l’arrivée du cavalier et de l’enfant dans un château. Le cavalier, qui se révèle être le châtelain, présente l’enfant à sa femme, le fait rhabiller par un domestique, puis le présente à un professeur de piano. Ce dernier s’extasie devant les premiers essais au clavier du jeune prodige et court prévenir tout le château de cette découverte. Le châtelain lance de nombreuses invitations pour un concert. Bientôt une file de carrosses arrivent jusqu’au château et les invités se pressent sur les marches. Le jeune pianiste offre un concerto dans une salle comble. Son succès éclatant fait la fierté de son père adoptif.

Composés de 37 pages, ces deux chapitres correspondent, dans la version du Maestro publiée par le Cnbdi, au premier chapitre tel qu’il a pu être reconstitué en une vingtaine de feuillets par Thierry Groensteen.

Le troisième chapitre débute à la page du cahier numérotée 38. Il est suivi d’une quinzaine de pages dessinées qui correspondent aux pages du deuxième chapitre du Maestro publié par le Cnbdi : lors d’un déjeuner, on rapporte au roi l’existence du jeune prodige. Le souverain exige alors de le voir. Un coche part et ramène le phénomène qui fait la démonstration de ses talents au piano devant un roi ébahi. Ce dernier chasse alors son trio de musiciens officiels pour les remplacer par l’enfant.

Cette première partie s’arrête ainsi sur l’esquisse d’une scène représentant le jeune maestro au piano jouant désormais pour le roi qui l’écoute sur son trône. Ces cinquante pages reprennent grossièrement le scénario que nous connaissons. Même s’il est plus sommaire, ce premier jet du Maestro offre un déroulement complet du début de l’histoire et nous révèle notamment la prime jeunesse du héros, avant qu’il n’ait entre les mains un véritable instrument de musique.


Xylophone dentaire

Après plusieurs dizaines de pages numérotées mais laissées vierges, Caran d’Ache démarre une nouvelle séquence. Ces esquisses peuvent s’inscrire après le dernier épisode connu du Maestro, quand le musicien, adulte, fuit le château du roi. Groensteen suggère que le musicien a ensuite voyagé à l’étranger et endossé une carrière de pianiste itinérant.

 

Caran d’Ache : Croquis du Maestro, c. 1894. Source : Töpfferiana.


Dans ce nouvel épisode, Caran d’Ache relate le séjour du maestro sur une île exotique. Capturé par une tribu anthropophage, le musicien est amené devant leur roi. Ligoté et assaisonné de tubercules par le cuisinier local, il se débat pour ne pas être embroché et passé sur le feu. Dans la lutte, il se saisit d’ustensiles de cuisine avec lesquels il frappe ses ravisseurs affamés. Avec une cuillère, le maestro frappe la dentition d’un de ses ravisseurs et des notes de musique sortent de ce coup. Le musicien continue de taper et c’est une véritable mélodie qui s’échappe de la bouche de sa victime. Le roi et son peuple accourent, enchantés par cette musique. Bientôt, tous dansent au rythme de ces notes que le musicien lit sur des partitions qui ornent ses vêtements sortis de sa valise… Le maestro apprend au roi à jouer de ce xylophone dentaire. Le souverain s’exerce sur ses sujets ; maladroit mais persévérant, il casse de nombreuses dents sans pouvoir en sortir un son correct. Le roi étant complètement absorbé par ses exercices, le maestro profite de la situation pour s’enfuir. Sur la côte, il fait signe à un navire américain de passage qui vient le secourir.

On remarquera la ressemblance de cet épisode sur l’île avec celui, dans l’ouvrage publié en 1999, dans lequel le roi fait du maestro son musicien officiel : le maestro subit puis fuit un souverain charmé par ses talents mais qui se révèle mauvais musicien…

Cette séquence inédite est dessinée directement au pinceau et à l’encre noire. Le trait est enlevé, les dessins sont bien plus aboutis que les précédents croquis, mais il s’agit encore d’un premier jet et non de pages définitives. On sent l’artiste inspiré qui s’emporte au fur et à mesure qu’il imagine et dessine cette séquence. Dans les dernières pages, l’excitation retombe et Caran d’Ache retourne progressivement à son crayon et ses esquisses redeviennent plus grossières.


Piano-Match à New-York

A la suite de cette évasion par bateau, Caran d’Ache ébauche un nouveau chapitre de Maestro : il débute par la planche où le maestro sur le pont avant du bateau découvre la statue de la liberté qui se détache au loin. Dans le bas de l’image, Caran d’Ache a écrit en grandes lettres : « New-York ! ». Dans les pages qui suivent, on découvre que la renommée du héros a traversé l’Atlantique et le musicien est accueilli aux Etats-Unis comme une vedette. Dans la rue, il s’arrête surpris devant une affiche annonçant un « Great Concert » joué par trois musiciens. Malheureusement les esquisses du carnet s’arrêtent là…

Cependant, une séquence de trois autres pages isolée dans cet ouvrage préparatoire laissent deviner la suite : le maestro piqué au vif par ces concurrents organise un duel musical. Ainsi, la première de ces pages isolées représente une grande affiche qui annonce : « This Day / Great Piano-Match ». Cette confrontation opposera, comme l’indique l’affiche, le maestro aux trois pianistes, nommés Doré, Miffa et Sollassi. Les deux autres feuillets représentent des hommes-sandwichs faisant la réclame de cet évènement musical.

 

Caran d’Ache, pages numérotées 80 et 85 du carnet Maestro. Source : Töpfferiana.

 

Ces pages peuvent être rapprochées de deux croquis du Maestro provenant du fonds du Département des Arts graphiques du musée du Louvre (3) et  qui représentent le « piano-match » en question :

Caran d’Ache, esquisses du Maestro provenant du fonds du Département des Arts graphiques du musée du Louvre.
© Musée du Louvre, Département des Arts graphiques.


Les quatre musiciens qui s’affrontent et leurs pianos à queue sont alignés sur une estrade, devant une salle que l’on imagine comble. Au fond de la scène, quatre autres personnes tiennent ce qui semble être des chronomètres géants. Ce piano-match est-il une course de vitesse musicale ? La seconde page représente le coup de canon qui lance la compétition. C’est sur cette scène en suspens que s’arrête notre connaissance de l’aventure américaine du maestro. La suite de ces pages dort peut-être quelque part en attendant d’être redécouverte.


Complément : Les planches de Maestro numérisées

Caran d’Ache, planche de Maestro provenant du fonds du musée de la bande dessinée d’Angoulême.
© Cité internationale de la bande dessinée et de l’image.


Les esquisses et planches encrées de Maestro appartenant au fonds du musée de la bande dessinée d’Angoulême (et ayant servi pour l’édition du livre de 1999) ont toutes été numérisées et sont consultables à l’adresse suivante : http://collections.citebd.org/carandache/www/musee/dessins/_app/visualisation.php. Il en est de même des dessins provenant du fonds du Département des Arts graphiques du musée du Louvre qui sont disponibles ici : http://arts-graphiques.louvre.fr/resultats/oeuvres/50 (taper “Caran d’Ache” dans le moteur de recherche).

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  1. Voir nos articles précédents sur les découvertes de feuillets inédits de Maestro. []
  2. Lettre conservée au département des Arts graphiques du Louvre, dans le fonds des Autographes, et citée dans la préface de Thierry Groensteen deMaestro, Cnbdi, 1999, p. 3-4. []
  3. RF 8578 et RF  8579, Fonds des dessins et miniatures, Réserve des grands albums, Album Caran d’Ache -2- folio 33. Sur les croquis du Maestro provenant de ce fonds, voir : Thierry Groensteen, « Caran d’Ache, le retour du Maestro », 9e art, n° 7, janvier 2002, pp. 10-15.> []
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