Pépin, « Une histoire de pompier », L’ Eclipse, n° 98 du 5 décembre 1869. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de
Les esprits farceurs, dont nous faisons partie, pourraient considérer la planche ci-dessus comme l’une des nouvelles versions du gag de l’arroseur arrosé… Dans cette histoire signée par Edouard Pépin (1), l’arroseur – un pompier en l’occurrence – éteint son bonnet de nuit qui prend feu en plongeant la tête la première dans son pot de chambre.
Outre le plaisir de reproduire cette amusante planche, et de signaler en passant la récente numérisation des revues La Lune, L’Eclipse et Le Grelot par l’université de Heidelberg, nous revenons à nouveau sur une affaire de plagiat franco-allemand. Mais cette fois, la traversée du Rhin s’effectue dans l’autre sens que celui habituellement constaté. Cette histoire de pompier paru dans L’Eclipse de 1869 a en effet été plagiée par Adolf Oberländer à l’occasion de la toute première histoire en images qu’il donnait au Fliegende Blätter en 1875.
Adolf Oberländer, « Der getäuschte Feuerwehrmann », Fliegende Blätter, n° 1546, vol. 62, 1875.
Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de
On remarquera comment Oberländer a recopié fidèlement les scènes de Pépin. Cependant, le style de l’Allemand, même s’il n’est pas encore totalement accompli, est complètement différent de celui du Français : réalisme, modelé, jeux d’ombres et de lumières…
Mais qu’on ne se leurre pas ! Car avant d’être copié, Pépin s’est lui-même inspiré du maître allemand de la narration graphique, Wilhelm Busch, notamment de ses histoires données quelques années auparavant (1860-1863) dans le Fliegende Blätter. On trouve chez Busch des séquences tout aussi turbulentes et animées que cette histoire de Pépin, et dans lesquelles les protagonistes sont malmenés par différents maux ou nuisibles : souris, mouche, mal de dent, ivresse, etc. Plus précisément, l’agitation nocturne du pompier qui se démène dans tous les sens pour trouver la source de l’odeur de fumée rappelle les gesticulations du dormeur de Busch qui, dans son lit, part à la chasse de la puce qui l’a réveillé.
En haut : Wilhelm Busch, « Die gestörte, aber glücklich wieder errungene Nachtruhe », Fliegende Blätter, n° 912, vol. 37, 1862.
En bas : Pépin, « Une histoire de pompier », L’ Eclipse, n° 98 du 5 décembre 1869.
Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de
De nombreux dessinateurs français, et non des moindres, ont puisé leur inspiration dans les histoires en images de Wilhelm Busch, du vivant même de celui-ci et malgré l’existence d’accords en matières de droit d’auteur entre les deux pays. Pour exemple, les trois planches suivantes qui proviennent toutes de… L’Eclipse.
Albert Humbert, « La chasse à l’ours », L’Eclipse, n°27 du 26 juillet 1868.
Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de
Cette histoire d’Albert Humbert, l’auteur de la célèbre Lanterne de Boquillon, plagie allégrement celle des Münchener Bilderbogen n°291 et 292 (1861) de Busch : « Die wunderbare Bärenjagd ». Une autre signée Faustin en 1870 donne une version abrégée de « Der Frosch und die beiben Enten » publiée la première fois dans Fliegende Blätter n° 841 de 1861.
Faustin « Simple histoire », L’Eclipse, n°135 du 21 août 1870. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de
La même année que cette dernière, le dessinateur Gédéon reprend largement l’histoire « Diogenes und die bösen Buben von Korinth » (Fliegende Blätter n° 881 de 1862), en indiquant pudiquement « Traduit de l’allemand ».
Gédéon, « Diogène et son tonneau », L’Eclipse, n°106 du 30 janvier 1870. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de
Dans La Lune, le journal satirique qui précéda L’Eclipse, le même Gédéon donna en 1866 une adaptation de « Das warme Bad » de Wihelm Busch, quelques mois après la publication de celle-ci sous la forme d’un Münchener Bilderbogen (n° 412, septembre 1866). Une concierge remplace l’homme de la version originale, et l’histoire du Français est étoffée de scènes supplémentaires avant et après le bain.
Gédéon, « Le bain de madame Pipelet », La Lune, n°39 du 2 décembre 1866. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de
Pour finir avec ces influences germano-françaises, on notera que c’est dans ce même journal, La Lune, qu’apparaît en 1867 la première histoire sans légendes d’un dessinateur français, un art dont Wilhelm Busch fut le génial initiateur.
Crafty, « Un drame sous un parapluie. Dessins sans légendes », La Lune, n° 87, 3 novembre 1867.
Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de
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Mise à jour du 15 juin 2012 : Que n’avons-nous pas dit en évoquant l’inspiration qu’a pu avoir Wilhelm Busch sur Pépin ! Nous venons de découvrir une nouvelle version de ce gag, qui se situe chronologiquement entre celles du Français et d’Adolf Oberländer, et qui est de la main même de Busch ! Ce nouveau pompier se trouve dans le deuxième chapitre (« Nächtliche Politik ») de son livre illustré Der Geburtstag oder die Partikularisten publié chez Bassermann en 1873. Le père de Max und Moritz se serait-il lui aussi inspiré de Pépin ? Les jeux d’influence de part et d’autre du Rhin semblent plus complexes qu’il n’y paraît…
Mise à jour du 19 avril 2016 : Modification des éléments biographiques de Pépin..
Mise à jour du 12 mai 2016 : L’histoire de pompier n’en finit pas de voyager. Deux nouvelles versions, directement inspirées par la version originale de Pépin, viennent aujourd’hui s’ajouter à celles connues : la première fut publiée le 21 juin 1871 dans la revue anglaise Judy. Elle sert de trame à l’un des épisodes du célèbre Ally Sloper, héros britannique créé en 1867 par Charles Henry Ross et Marie Duval (2).
Charles Henry Ross et Marie Duval, « Ally Sloper’s Night Cap », Judy, 21 juin 1871. Source : Marieduval.org
« Ally Sloper’s Night Cap » réapparaît dans l’un des recueils compilant les péripéties du personnage, avec une image finale en supplément, comme il est possible de le voir sur le site d’Andy Konkykru. Les pages qui y sont reproduites sont tirées du recueil Ally Sloper: A Moral Lesson (Some Playful Episodes in the Career of Ally Sloper) édité en 1873.
La page du Judy traverse l’Atlantique, diffusant le gag du bonnet de nuit en feu jusqu’aux Etats-Unis, puisqu’elle figure deux mois après sa publication anglaise dans la revue américaine The Day’s Doings, n° 168, d’août 1871 (3).
Enfin, vingt ans après, une autre revue anglaise illustrée, Pick-Me-Up, en publie à nouveau une variante dans son numéro du 23 mai 1891. Mais elle est l’œuvre d’un Français bien connu, Emile Cohl (1857-1938) qui, avant d’être l’un des grands pionniers du cinéma d’animation, fut dessinateur, caricaturiste et donna de nombreuses d’histoires en images pour la presse française et, donc, anglaise.
Emile Cohl, « On fire », Pick-Me-Up, n° 138, 23 mai 1891. Source : Hathi Trust.
Mise à jour du 12 novembre 2020 : Nous ajoutons deux nouvelles versions du gag au bonnet en feu : la première, inspirée par celle d’Oberländer (1875) fut publiée anonymement en quatre parties dans L’Écolier illustré du 19 mai au 16 juin 1892 : « L’aventure de M. Larrosoir ».
Les deux premiers épisodes de « L’aventure de M. Larrosoir », L’Écolier illustré du 19 mai et 26 mai 1892. Source : Gallica.bnf.fr
L’auteur de l’histoire suivante est connu puisqu’il s’agit de Louis Forton, père des Pieds nickelés, qui donne dans Mémorial d’Amiens (l’une des versions régionales de L’Illustré national) du 2 avril 1905 « Le bonnet de coton de Cokenbois ».
Louis Forton, « Le bonnet de coton de Cokenbois », Mémorial d’Amiens, 2 avril 1905. Source : Gallica.bnf.fr
Mise à jour du 5 mai 2023 : Le gag traverse les Pyrénées et se retrouve en Espagne dans La Semana comica du 22 juin 1888 dessiné par le caricaturiste Mecachis.
« ¡ Fuego ! », La Semana comica du 22 juin 188 . Source : Biblioteca Nacional de España – bne.es
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- Edouard Pépin, pseudonyme de Claude Guillaumin (1842-1927), est plus connu comme caricaturiste politique que pour ses histoires en images : nous ne lui connaissons que deux autres bandes dessinées : « Mes parents de province » publiée dans La Lune, n°74 du 4 août 1867 et « Un mariage tiré par les cheveux » dans L’Eclipse, n°40 du 25 octobre 1868.[↩]
- Marie Duval » était le pseudonyme d’Isabella Emily Louisa Tessier, née dans le quartier de Marylebone de la ville de Londres en 1847 et morte à Wandsworth, dans la banlieue de la capitale anglaise, en 1890. Ses parents étaient d’origine française et son nom apparait le plus souvent francisé comme « Isabelle Émilie de Tessier ». Voir l’article de John Adcock : http://john-adcock.blogspot.fr/2010/09/charles-henry-ross-1835-1897.html[↩]
- Une reproduction de cette page américaine figure dans The Overstreet Comic Book Price Guide de 2008 (chapitre « Victorian Age », p. 344) ainsi que dans la brochure dirigée par Alfredo Castelli, Ally Sloper La prima superstar del fumetto/The First Comics Superstar, Naples Comicon, 2006, p. 6.[↩]
Formidable! Comme toujours…
Merci de mettre ces merveilles à la connaissance de tous.