Les « Flagrants délits » de Steinlen

Théophile-Alexandre Steinlen, « Flagrants délits : Outrage à la morale », Le Chat noir, n° 407, du 2 novembre 1889.


Entre le 2 novembre 1889 et le 4 janvier 1890, la revue Le Chat noir accueille une série de quatre histoires sans paroles qui portent toutes le titre de « flagrants délits ». Leur auteur, Théophile-Alexandre Steinlen, y narre les mésaventures nocturnes de bourgeois solitaires. Le même scenario se répète à chaque fois : ils sont embarqués manu militari par des agents de police qui les prennent sur le fait. A chaque planche correspond une infraction caractérisée : outrage à la morale ou à la pudeur, port d’armes prohibées,… Pourtant, ces honnêtes citoyens ont agi de bonne foi ou en état de légitime défense, ayant été agressés par des brigands. Mais les forces de l’ordre l’ignorent et la victime devient coupable.

Steinlen représente sans conteste la tendance anarchiste du chaudron éclectique qu’est le cabaret du Chat noir et sa revue à la fin du XIXe siècle. Ces petits contes amoraux en sont la preuve. Rodolphe Salis, le maître des lieux, n’est pas sectaire. Il laisse aux artistes, poètes et écrivains une liberté artistique totale, et chacun y apportait son esprit (1).

Steinlen, « Flagrants délits : Port d’armes prohibés », Le Chat noir, n° 409, du 16 novembre 1889.

 

Dans les quatre histoires en images, la scène se passe de nuit, sur les boulevards parisiens déserts. Steinlen trace de larges artères grises, froides et rectilignes. Les façades monotones des immeubles, rythmées par les réverbères éclairant au gaz, se perdent à l’horizon dans de vertigineuses perspectives. Le dessinateur, qui habite Montmartre à l’époque (2), village sauvegardé du vieux Paris, dresse un tableau peu flatteur de l’urbanisation moderne de la capitale réalisées par le baron Haussmann.

Ces imposants décors tranchent avec le dépouillement des premières histoires en images que Steinlen donnait dans la même revue dès 1884. A ses débuts, Le jeune dessinateur s’était largement inspiré de celles de Wilhelm Busch publiées dans le Fliegende Blätter des années 1860. Il avait adopté le style dynamique de l’Allemand (copiant même certains de ses scénarios), supprimant le texte et réduisant au strict minimum les éléments du décor.

Steinlen, « Flagrants délits : Outrage à la pudeur », Le Chat noir, n° 412, du 7 décembre 1889.


Rapidement, Steinlen se détache de son maître et ne se cache plus derrière la fable animalière. Il abandonne ses chats qui firent le succès de ses histoires en images(3) et se tourne vers la chronique sociale et la satire politique : il dépeint désormais sans fard la rue et ses contemporains qui y vivent ou y passent. Ses félins de papier n’étaient pas pour autant dénués de conscience politique, au contraire. David Kunzle parlent d’eux comme des « espèces d’anarchistes sociaux darwiniens, à la fois victimes et bourreaux » (4). Au début des années 1890, Steinlen se rapproche des milieux socialiste et anarchiste (5). Son art se fait alors plus virulent, plus frontal.

Sa série des « Flagrants délits » annonce ce tournant. Ces histoires vengeresses reversent la distribution des rôles habituelle, dénonçant par la bande les injustices que la loi et les forces de l’ordre imposent alors sans ménagement au peuple. La canaille échappe à la loi et la bourgeoisie est prise à son propre piège, celui d’un projet urbaniste hygiéniste et sécuritaire.

Steinlen, « Flagrants délits : Maldonne », Le Chat noir, n° 416, du 4 janvier 1890.


Une dizaine d’années plus tard, Steinlen illustre un texte d’Anatole France dont l’erreur judiciaire est également le thème : L’Affaire Crainquebille, qui paraît en 1901 chez l’éditeur Edouard Pelletan, raconte les démêlés d’un marchand de quatre-saisons injustement accusé par un agent de police d’avoir crié « Mort aux vaches ». L’innocence de l’accusé est bafouée devant la justice, au service des riches et des puissants. Le temps de l’ironie subversive et jubilatoire des histoires du Chat noir est bien loin. En quelques années, l’époque s’est assombrie, Steinlen est devenu plus grave : l’affaire Dreyfus est passée par là.

> Voir notre précédent article sur les histoires en images de Steinlen parues dans Le Chat noir et L’Echo de Paris.

  1. « Et si l’on feuillette la collection du Chat noir, qui s’étend sur vingt années, on constate combien il fut éclectique ce Chat noir, tour à tour et à la fois blagueur, ironique, tendre, naturaliste, réaliste, idéaliste, cynique, lyrique, fumiste, religieux, mystique, chrétien, païen, anarchiste, chauvin, républicain, réactionnaire, tous les genres sauf, à mon sens, le genre ennuyeux. Ses marraines, à ce Chat noir, ce furent l’Indépendance et la Fantaisie. » Maurice Donnay, extrait de « Souvenirs », Autour du Chat noir, Grasset, 1926. []
  2. Steinlen vit entre 1884 et 1894 au 14 puis au 54 de la rue des Abbesses. []
  3. Ce qui ne l’empêchera pas de continuer à les dessiner et à les peindre tout au long de sa vie. []
  4. David Kunzle, « Willette, Steinlen, et les histoires sans paroles du Chat noir », Humoresques, n° 10, 1999, p. 34. []
  5. Dès 1893, Steinlen participe au Chambard socialiste, revue de tendance anarcho-syndicaliste. Voir Jean-Luc Jarnier, « Steinlen et Le Chambard socialiste », article en ligne sur le site Caricatures et Caricature : http://www.caricaturesetcaricature.com/article-12263892.html. []
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