Dans de précédents articles, nous avions évoqué la récurrence du gag de « l’arroseur arrosé » dans les histoires en images de la fin du XIXe siècle. Nous nous proposons aujourd’hui de réunir quelques-unes des planches reprenant ce scénario mondialement connu depuis son adaptation au cinématographe par les frères Lumière en 1895 (1).
La première apparition, souvent citée, remonte à 1885 : « Arrosage public » est une histoire sans légende publiée dans Le Chat Noir et signée par Uzès, pseudonyme d’Achille Lemot.
Uzès, « Arrosage public », Le Chat Noir, n° 182, 4 juillet 1885. Source : Gallica.bnf.fr
Si tous les éléments du gag sont présents, on remarquera que la chute n’est pas celle attendue, l’arroseur ne finissant pas arrosé… Ceci mis à part, cette planche est des plus réussies : Uzès ne s’impose pas une mise en page rigide aux vignettes de mêmes formats distribuées de manière régulière, comme nous pourrons le voir dans les versions suivantes. Il dispose librement ses images, sans encadrement et aux contours variants, dans l’espace de la planche. Elles s’y imbriquent et s’articulent de façon singulière. Changeant de point de vue et de perspective, les scènes suivent au mieux l’action, donnant rythme et dynamisme à cette planche d’une façon étonnamment moderne. Certes, la lecture de l’histoire est un peu chaotique. Elle est forcée de suivre un chemin en “S” inversé, peu naturel pour le lecteur, mais ainsi fait pour serpenter, à l’image d’un tuyau d’arrosage, sur la surface de la page. Cette planche témoigne de la créativité qui régnait alors dans le cabaret montmartrois du Chat Noir, jusque dans les pages de sa revue.
La version suivante, publiée un an après dans la revue allemande Fliegende Blätter, présente une mise en page plus classique mais n’en est pas moins inintéressante. Le point de vue reste le même tout au long de la séquence. Cependant il adopte celui du garnement, caché derrière l’angle du mur au premier plan. L’arroseur, de dos, est placé au deuxième plan. Cette mise en scène fait ainsi du lecteur le complice de cette farce. Cette impression est renforcée dans la dernière image par l’attitude de l’enfant qui nous prend à parti avec son grand sourire et son doigt pointé vers sa victime (2).
Hans Schließmann, « Ein Bubenstreich », Fliegende Blätter, vol. 85, n° 2142, 15 août 1886.
Source : Universitätsbibliothek Heidelberg – digi.ub.uni-heidelberg.de
La prochaine version fut publiée en mars 1887 dans la revue d’Albert Robida, La Caricature. Il s’agit d’une adaptation beaucoup moins talentueuse de la planche duFliegende Blätter. Son auteur, A. Sorel, s’était spécialisé dans des histoires en images dont il réduisait les personnages à leur silhouette noire (3).
A. Sorel, « Fait divers », La Caricature, n° 376, 12 mars 1887. Source : Gallica.bnf.fr
Le trait du dessinateur est assez simpliste et plutôt raide, ce qui donne à ses personnages des airs de marionnettes de théâtre d’ombres grossièrement articulées. La perspective est plutôt aplatie et le point de vue est inversé par rapport à celui de Schließmann vu plus haut. Le gag est réduit à une stricte et plate expression graphique.
Publiée la même année que celle de La Caricature, l’histoire suivante est l’oeuvre de Hermann Vogel (1856-1918), illustrateur et caricaturiste français (4). Elle fut réalisée pour l’imagerie parisienne de la maison Quantin destinée aux enfants, détail qui n’est pas sans conséquences. En effet, il n’est pas question pour l’éditeur d’offrir à son jeune lectorat les mêmes amusements qu’aux adultes. Les images, jugées distrayantes par nature, doivent être chaperonnées par un texte ajouté en légende sous chacune d’elles. Autre impératif pédagogique, la farce du garnement ne peut rester impunie. L’histoire est donc augmentée d’une conclusion moralisante.
Hermann Vogel, « L’Arroseur », Imagerie artistique de la Maison Quantin, Série 4, planche n°4. 1887.
Le décor est réduit à quelques éléments, l’attention se concentre sur les différents protagonistes, plus nombreux que dans les versions précédentes – la largeur des vignettes varie d’ailleurs selon leur nombre. Le grand format des planches Quantin oblige à un certain développement du scénario. Vogel n’aurait pu se limiter à la courte trame du gag d’origine. Le dessinateur double alors le « gimmick » de l’arrosage involontaire pour l’étendre aux passants. Le lecteur suit les conséquences du tour joué par le jeune Auguste, allant d’un personnage à l’autre. Il créé ainsi un effet boule de neige qui provoque un imbroglio nécessitant l’intervention des forces de l’ordre, et qui se conclut par un « châtiment bien mérité ».
Dessiné entre deux épisodes de la famille Fenouillard, « Un arroseur public » fut publié en 1889 par Christophe dans Le Petit Français Illustré,« Journal des écoliers et des écolières ». Professeur de sciences naturelles, puis maître de conférences à la Sorbonne, Christophe est l’auteur de plusieurs ouvrages scolaires illustrés de sa main et est partisan d’une pédagogie prônant les vertus de l’image. Dans cette histoire, son idée de la pédagogie prend le contre-pied des principes appliqués par l’imagerie Quantin vue plus haut.
Christophe, « Un arroseur public », Le Petit Français Illustré, n°23, 1ère année, 3 août 1889.
A bien y regarder, cette histoire sans paroles n’est pas qu’un pur divertissement. Christophe n’a pu s’empêcher d’y glisser une touche documentaire et pédagogique : ainsi, les trois premières cases dépeignent avec soin le travail de l’arroseur public et les outils qu’il utilise. Derrière lui, un enfant scrute de près les gestes de l’adulte. Le gag qui suit devient alors la mise en pratique des observations effectuées juste avant !
Le dessinateur a choisi de placer l’arroseur au premier plan et de le cadrer au centre des cases car il est le sujet principal, le cobaye involontaire de cette expérience comique. Apprendre en s’amusant, tel est le crédo de Christophe. Son style participe de ce principe éducatif : le trait est clair, net et illustratif, sans fioriture ; sa mise en page aux cases uniformes et régulières, comme à son habitude, se veut le support discret mais efficace de sa démonstration pédagogique : un dispositif extérieur strict qui fait passer les distractions les plus comiques pour éducatives !
Les histoires sans légendes qui apparaîtront dans les revues pour enfants dès la fin des années 1880 furent souvent présentées sous forme de jeu (les enfants doivent traduire par écrit l’histoire en images) ou de support pédagogique (sous forme de méthode pédagogique de prise de parole ou d’apprentissage de langues étrangères). Ainsi cette planche, signée par Georges Hem et publié dans L’Amusant en 1897 (n° 52), fut reprise dans un Recueil d’histoires sans paroles pour la conversation et la rédaction en toutes langues (5). Nous ne nous attarderons pas plus sur cette reprise expurgée et sans invention de la version de Christophe.
Georges Hem, « Un tuyau Bouché », 1904, précédente publication sous le titre « Douché malgré lui », dans L’Amusant, n°52, décembre 1897.
Pour finir, voici deux planches offrant des variantes tardives du gag. La première est l’œuvre de Winsor McCay. Ce cauchemar publié en 1913 dans la presse américaine met en scène un arroseur qui finit bel et bien arrosé par son tuyau mais sans l’intervention d’un jeune farceur.
Silas [Winsor McCay], « Dreams Of The Rarebit Fiend », The New York Herald, 6 juillet 1913.
Source : Ulrich Merkl, The Complete Dream of the Rarebit Fiend, 2007.
La seconde essaye de renouveler la farce éculée. Dans cette planche de l’imagerie Pellerin, l’arroseur, vieillissant et à qui on ne la fait plus, prend les devants et retourne le jet sur le jeune plaisantin.
Augé, « Le coup du père François », Imagerie d’Epinal nº 4014, s.d. (vers 1920 ?).
Revenons, en guise de conclusion, à la première planche signée par Uzès dans Le Chat Noir qui différait des suivantes par sa chute. La dernière image de cette histoire, vide de ses deux principaux protagonistes, l’arroseur et l’enfant, est quasiment réduite aux accessoires : la lance du tuyau en action et l’achalandage aspergé d’une chapellerie.
Dans toutes les versions que nous avons vues, l’arroseur porte un chapeau, et, excepté dans celle de Vogel, il se fait décoiffer par le jet d’eau imprévu (6). On peut alors imaginer cette scène comme la prédiction synthétique et fantomatique de la multiplication à venir des versions de ce gag.
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Cet article a été traduit en italien par Massimo Cardellini sur son site : Letteratura&Grafica.
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Mise à jour du 16 mars 2016 : rectification des informations biographiques concernant Herman Vogel.
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- Il existe trois versions de l’adaptation cinématographique de l’arroseur arrosé une première version est intitulée Le Jardinier et le petit espiègle (1895) et une deuxième version Arroseur et arrosé (1896), inscrite au catalogue Lumière sous le n° 99. On se reportera àl’article de Lance Rickman qui fait le point sur les relations entre ces histoires en images et les films des Frères Lumière : Lance Rickman, « Bande dessinee and the Cinematograph: Visual narrative in 1895 », European Comic Art, Volume 1, Issue: 1, 2008. A lire également les réflexions de Thierry Smolderen sur l’arroseur arrosé dans son ouvrage Naissances de la bande dessinée (Impressions Nouvelles, 2009, pages 98 à 100).[↩]
- Deux ans plus tard dans le même journal (Fliegende Blätter, vol. 87, n° 2201, 1887), Lothar Meggendorfer offrira sa vengeance à l’arroseur dans une version « lutte des classes ». Cette histoire sera à nouveau plagiée dans La Caricature n° 440 du 2 juin 1888 par Gibey.[↩]
- Pour le même journal, Sorel plagiera (au moins) une autre histoire du Fliegende Blätter : Sa « Promenade en famille » (La Caricature n° 440 du 2 juin 1888) ressemble fortement à celle publiée la même année dans la revue allemande (« Der gescheidte Bepi », Fliegende Blätter, vol. 88, n° 2214, 1888).[↩]
- Cet Hermann Vogel ne doit pas être confondu avec son homonyme et contemporain allemand (1854-1921), célèbre collaborateur au Fliegende Blätter. Merci à Michel Kempeneers pour cette précision.[↩]
- Georges Hem, « Un tuyau Bouché », in H. Peseux-Richard et J.-E. Neumann, Recueil d’histoires sans paroles pour la conversation et la rédaction en toutes langues, Paris, Librairie Vanblotaque, 1904, p. 81.[↩]
- Il en est également ainsi dans les versions cinématographiques des frères Lumières, jusqu’à leur affiche publicitaire réalisée en 1896 par Marcelin Auzolle.[↩]
J’ai quelques exemplaires tels que l’arroseur, la chasse à l’ours, les bohémiens, un grand voyage…en bon état malgré leur age Que peut on en faire?
Bien à vous