Tout comme The New York Herald, l’important journal The Chicago Tribune publia une édition européenne, également dirigée et imprimée à Paris (1). Lancé en 1917 en pleine Grande Guerre, ce quotidien d’information générale en langue anglaise s’adressa tout d’abord aux soldats américains mobilisés dans la capitale française. Cette Army edition dura jusqu’en 1919, date à laquelle le journal devient une édition européenne permanente tout public, surnommée The Paris Tribune.
Se proclamant lui-même comme « Le journal américain ayant la plus grande diffusion en Europe » (2), il ne reprend qu’en partie le contenu éditorial produit outre-Atlantique et informe de l’actualité du vieux continent, mais aussi de la riche vie artistique et littéraire parisienne de l’entre-deux guerre. Ses lecteurs sont avant tout les nombreux expatriés américains attirés par la « ville lumière » pendant les années 1920 (40 000 environ), parmi lesquels gravitent des écrivains et artistes comme Gertrude Stein, Ernest Hemingway, William Faulkner, Francis Scott Fitzgerald, George Gershwin ou encore Man Ray (3). The Paris Tribune se maintient jusqu’en 1934, date à laquelle il est absorbé par l’édition européenne du New York Herald.
Aux États-Unis, depuis 1914, The Chicago Tribune est édité et dirigé par le duo formé par Robert McCormick et son cousin Joseph Medill Patterson (4). Le capitaine Patterson, appelé ainsi après avoir obtenu ce grade militaire pendant la Grande Guerre, est le principal artisan de la création et du développement des comic strips dans le journal. Les bandes dessinées qui voient le jour dans The Chicago Tribune deviendront parmi les plus importantes de cette époque, à l’instar de The Gumps, Gasoline Alley ou encore Little Orphan Annie. Dès la fin des années 1910, Patterson s’implique activement auprès des cartoonistes, leur soufflant des idées et les orientant dans la direction que devaient prendre leurs bandes dessinées (5). En 1918, Patterson est également à l’origine de la création du Chicago Tribune Syndicate, une agence de « syndication » qui permet de distribuer les comic strips du quotidien à d’autres journaux qui souhaitent également les publier.
Dans ses pages, The Paris Tribune propose à ses lecteurs européens les cartoons et les comic strips créés par son grand-frère américain (6). Leur publication censée être quotidienne reste cependant tributaire de la place que leur laissent les nouvelles du jour. Malgré cela, la bande dessinée prend une place grandissante dans le quotidien européen au fil des années : le journal passe à deux puis à trois strips par numéro et propose même un supplément dominical en couleur à partir de 1931.
Des comic strips quotidiens
Dès son premier numéro du 4 juillet 1917, l’édition européenne du Chicago Tribune publie The Gumps de Sydney Smith. La publication de ce comic strip, imaginé à l’origine par le capitaine Patterson, avait commencé quelques mois auparavant aux États-Unis. Connaissant un rapide succès outre-Atlantique, cette bande dessinée est l’une des plus célèbres de l’époque, faisant de Smith le cartooniste le mieux payé du monde (en 1922, il signe avec le quotidien un contrat très médiatisé d’un million de dollars, soit 100 000 dollars annuel pendant dix ans, avec une Rolls Royce en bonus !). Le comic strip devient le fer de lance du journal américain, qui est même surnommé pendant les années 1920 « The Gump paper ».
Entre frasques conjugales et tracas quotidiens, The Gumps raconte le quotidien d’une famille moyenne américaine, composée du mari Andy Gump, de sa femme Min(erva) et de leur fils Chester. Le strip sera publié, avec quelques pauses, jusqu’à la disparition de l’édition européenne, le 30 novembre 1934.
Sydney Smith, The Gump, The Chicago Tribune, 26 juillet 1917. Source : Gallica.bnf.fr
En 1917, le dessinateur Clare Briggs s’est installé à New-York et ne collabore plus pour The Chicago Tribune pour lequel il avait travaillé pendant 17 ans (il y créa notamment son fameux comic strip A. Piker Clerk). Le quotidien de l’Illinois continue cependant à publier ses bandes dessinées qui ne sont pas à proprement parler des bandes quotidiennes (daily strips). Celles-ci, publiées par intermittence de 1917 à 1922 dans l’édition européenne, sont réunies sous diverses séries aux titres explicites comme A handy man around the house, It happens in the best regulated families, Wonder what, Movie of a man, O Man !, Ain’t it a grand and glorious feelin’ ?, There’s at least one in every office, How to start the day wrong, ou encore Somebody is always taking the joy out of life.
Clare Briggs, A handy man around the house, The Chicago Tribune, 29 août 1919. Source : Gallica.bnf.fr
Le 30 octobre 1921, le strip Kernel Cootie de Carey Orr remplace The Gumps. Les lecteurs se plaignent rapidement de ce changement. Kernel Cootie ennuie et disparaît du Paris Tribune après quelques jours, laissant le strip de Sydney Smith reprendre sa place (7). Le grand père maladroit dessiné par Orr reviendra tout de même par alternance de février à juillet 1922, déplaisant toujours autant, à l’exemple de ce lecteur parisien qui se désespère auprès du rédacteur en chef du Chicago Tribune : « Why in the name of the Eiffel tower do you persist in printing those horrible Kernel Cootie pictures in place of The Gumps ? (8) »
Carey Orr, Kernel Cootie, The Chicago Tribune, 5 novembre 1921. Source : Gallica.bnf.fr
Titrés Krazy Kwilt puis The Rectangle, les cartoons de Frank O. King apparaissent dès 1917 dans l’édition européenne. Devenu autonome, Gasoline Alley prend le relais à partir du 15 septembre 1919. Ces chroniques d’arrière-cour autour de l’automobile sous forme de dessins humoristiques se transforment en un comic strip le 25 mars 1923. La bande dessinée de King s’ajoute alors à celle de Sydney Smith (le Paris Tribune proposant désormais deux strips quotidiens) et y sera publiée jusqu’au 26 mai 1931.
Frank King, Gasoline Alley, The Chicago Tribune, 23 juin 1923. Source : Gallica.bnf.fr
La particularité de Gasoline Alley est que ses personnages vieillissent au fur et à mesure des ans et de la publication du strip. Ainsi, huit ans après sa première apparition dans l’édition européenne du Chicago Tribune, le jeune Skeezix a bien grandi…
Frank King, Gasoline Alley, The Chicago Tribune, 7 mai 1931. Source : Gallica.bnf.fr
La série Smitty, dont le héros éponyme est un jeune garçon de bureau, apparaît le 16 août 1924. Pendant une année, cette bande dessinée par Walter Berndt s’ajoute à The Gumps et Gasoline Alley, trois comic strips sont ainsi publiés quotidiennement dans le journal. Mais Smitty disparaît après le 5 juillet 1925.
Walter Berndt, Smitty, The Chicago Tribune, 29 août 1924. Source : Gallica.bnf.fr
Revenu à deux strips depuis quelques mois, The Paris Tribune propose un sondage à ses lecteurs le 9 février 1926 : « What comic strips shall we publish ? » Ces derniers doivent choisir parmi sept séries créées par le journal parmi les plus connues aux États-Unis : à celles déjà publiées en Europe comme The Gumps, Gasoline Alley ou Smitty, de nouveaux prétendants sont soumis aux suffrages : Winnie Winkle de Martin Branner, Harold Teen de Carl Ed (9), Moon Mullins de Frank Willard ou Little Orphan Annie de Harold Gray. Pour que les lecteurs se fassent une idée de ces nouveaux comic strips, un exemple de chacun est publié dans les éditions des jours suivants.
« What comic strips shall we publish ? », The Chicago Tribune, 12 février 1926. Source : Gallica.bnf.fr
Le journal publie un bulletin de vote à envoyer, avec trois séries à choisir. Les résultats sont publiés le 18 février (10) : The Gumps remporte largement les suffrages, en étant choisi à l’unanimité par les 531 bulletins reçus par The Paris Tribune. Le tiercé est complété par Gasoline Alley puis Smitty. Arrivent ensuite Winnie Winkle, Harold Teen, et enfin Little Orphan Annie. À partir du 2 mars 1926, le quotidien européen propose effectivement jusqu’à trois comic strips dans une même édition, mais comme auparavant, cette publication n’est pas régulière. Smitty fait alors son retour qui se prolongera jusqu’au 23 octobre 1928.
Il faut attendre plus de deux ans pour qu’une nouvelle série fasse son entrée dans le quotidien européen : Moon Mullins de Frank Willard fait ses débuts dans l’édition le 31 août 1928 en remplacement de Smitty. Ce comic strip raconte la vie de divers résidents de la pension Schmaltz, dont le protagoniste central est Moonshine Mullins, petit escroc impénitent toujours à court d’argent. La bande dessinée paraît jusqu’au dernier numéro du journal, le 30 novembre 1934.
Frank Willard, Moon Mullins, The Chicago Tribune, 24 juillet 1929. Source : Gallica.bnf.fr
Après l’arrêt de Gasoline Alley en 1931, seuls The Gumps et Moon Mullins continuent à paraître dans les pages du Chicago Tribune qui revient à une cadence de deux strips par jour. Ils sont rejoints à partir du 15 septembre 1933 par deux nouvelles séries déjà célèbres outre-Atlantique : Dick Tracy de Chester Gould et Little Orphan Annie de Harold Gray.
Chester Gould, Dick Tracy, The Chicago Tribune, 30 mars 1934. Source : Gallica.bnf.fr
Harold Gray, Little Orphan Annie, The Chicago Tribune, 14 octobre 1933. Source : Gallica.bnf.fr
Les aventures du détective incorruptible et celles de la jeune orpheline ne se poursuivront qu’un an, jusqu’au dernier numéro du Chicago Tribune, le 30 novembre 1934.
Dans le supplément du dimanche
C’est une autre tradition éditoriale importée des États-Unis que The Paris Tribune propose à partir du 15 mars 1931 : avec chaque numéro du dimanche, le quotidien publie un supplément de plusieurs pages thématiques, The Chicago Sunday Tribune. Parmi celles-ci, huit pages sont dédiées à la bande dessinée.
« The first in Europe. 8 pages of American comics in color », annonce dans The Chicago Tribune du 8 mars 1931. Source : Gallica.bnf.fr
Contrairement à ce qui est indiqué, ce supplément n’est pas le premier à paraître en Europe car auparavant, il y eut celui de l’édition européenne du New York Herald de 1904 à 1914.
Cette comic section est composée de planches dominicales en couleurs (Sunday pages) reprenant des séries qui étaient publiées en strip noir et blanc la semaine. Au sommaire, figurent ainsi The Gumps, Gasoline Alley, Moon Mullins mais aussi Smitty (qui avait disparu des pages du quotidien en 1928). De nouveaux comics font également leur apparition, dont les daily strips qui n’étaient pas alors publiés dans l’édition européenne : Little Orphan Annie, Dick Tracy, Winnie Winkle, Harold Teen et Little Folks. Ils étaient accompagnés d’une série secondaire, placée dans la partie basse de la page, appelée topper (bandes complémentaires). La liste de ces duos est la suivante :
– Dick Tracy / Cigarette Sadie, par Chester Gould ;
– Gasoline Alley / That Phoney Nickel, de Frank King ;
– The Gumps / Old Doc Yak, de Sidney Smith ;
– Harold Teen / The Absent-Minded Professor, de Carl Ed ;
– Little Folks / Baby Sister, de Tack Knight ;
– Little Orphan Annie / Private Life of…, de Harold Gray ;
– Moon Mullins / Kitty Higgins, de Frank Willard ;
– Smitty / Herby, de Walter Berndt ;
– Winnie Winkle the Breadwinner / Looie Blooie, de Martin Branner.
Quelques exemplaires de ces suppléments ont été sauvegardés avec The Paris Tribune conservé dans les collections de la BnF. Ils sont consultables sur Gallica. Il s’agit des éditions des dimanches suivants : 19 avril 1931 – 26 avril 1931 – 5 juillet 1931 – 26 juillet 1931 – 27 septembre 1931 – 5 juin 1932 – 12 juin 1932
Comic Section, Chicago Sunday Tribune, 19 avril 1931. Source : Gallica.bnf.fr
La comic section ne durera qu’un an et demi, la dernière paraissant avec l’édition du dimanche 23 octobre 1932. La décision est économique : The Paris Tribune fait le choix de supprimer ces huit pages en couleur plutôt que d’augmenter son prix de vente (11). Les strips quotidiens continuent, eux, à être publiés comme d’habitude.
American cartoonists in Paris
À côté de ces séries, le quotidien publie différents contenus en lien avec les comic strips qui vont des articles d’actualité aux encarts auto-promotionnels, démontrant ainsi l’intérêt que le journal porte à ces contenus parmi les plus populaires.
Dans les pages de l’édition européenne du Chicago Tribune, les lecteurs sont tenus au courant de l’actualité de leurs cartoonistes préférés. Le quotidien signale leur présence en France, les accueillant parfois dans ses locaux. S’ils sont de véritables vedettes aux États-Unis, ces dessinateurs passent quelques jours de vacances à Paris incognito, accompagnés la plupart du temps de leur femme. Ainsi, Clare Briggs s’arrête en France à l’automne 1922 lors d’un voyage à travers l’Europe (12) :
« Noted artist », The Chicago Tribune, 26 octobre 1922. Source : Gallica.bnf.fr
Même s’il ne fait pas partie de l’écurie des dessinateurs du Chicago Tribune, le journal note les deux haltes que Bud Fisher, l’auteur de Mutt and Jeff, fait à Paris en 1924 et en 1926 (13). Après un été passé en Angleterre, Frank King, sa femme et leur fils Robert, sont de passage dans la capitale française, comme le mentionne l’édition du 18 août 1927. Le lendemain, le journal publie dans sa rubrique « Who’s who abroard » un portrait du dessinateur qui retrace sa carrière.
« Who’s who abroad. Frank O. King », The Chicago Tribune, 19 août 1927. Source : Gallica.bnf.fr
En 1928, The Chicago Tribune annonce que Billy DeBeck, dessinateur de Barney Google and Spark Plug, accompagné de sa seconde épouse, est à Paris (14). Tout comme Bud Fisher, il n’est pas un dessinateur du Chicago Tribune, mais il est cependant suffisamment célèbre à l’époque pour que le journal se fasse l’écho de sa présence en France. Un mois plus tard, un nouvel article nous apprend que le couple souhaite s’installer à Paris (15). DeBeck déclare : « I have come to Paris to study art. » La ville lui offre la tranquillité de dessiner qu’il n’a pas à New York. Le dessinateur vécut deux ans dans la capitale française, envoyant régulièrement ses dessins aux États-Unis, avant de revenir vivre à New York (16).
En 1930, c’est au tour de Sydney Smith de traverser l’Atlantique. L’auteur de The Gumps et sa femme débarquent au Havre du paquebot Île-de-France le 18 septembre (17) et se font photographier à leur arrivée à Paris.
« Creator of Gumps », The Chicago Tribune, 19 septembre 1930. Source : Gallica.bnf.fr
Le lendemain, le journal publie un entretien avec le cartooniste le mieux payé au monde, cumulant 40 millions de lecteurs à travers le monde et recevant un courrier quotidien de 4 000 lettres (18). Smith explique le succès populaire de son strip par l’intérêt de ses lecteurs pour les problèmes quotidiens d’un couple plutôt que pour la paix dans le monde et les enjeux internationaux : « There is more human interest about a homely rolling pin than King Arthur’s mystic sword, Excalibur » (Il y a plus d’intérêt humain pour un banal rouleau à pâtisserie que pour l’épée magique du roi Arthur, Excalibur). L’article est émaillé de quelques anecdotes étonnantes sur des répercussions provoquées par le succès du strip dans la vie réelle. De son passage à Paris, le dessinateur laissera un dessin pour ses lecteurs reproduit dans l’édition du 26 septembre 1930. Son héros Andy Gump y est croqué, marchant littéralement dans les pas de Napoléon, en route vers la gloire…
Sydney Smith, « Napoleon Gump », The Chicago Tribune, 26 septembre 1930. Source : Gallica.bnf.fr
Le 2 septembre 1932, c’est Martin Branner, également accompagné de sa femme, qui fait étape à Paris lors d’un tour d’Europe d’un mois (19). Pour se permettre ce voyage depuis New York, le père de Winnie et Perry Winkle a dû anticiper son absence et livrer à l’avance 78 bandes journalières et 13 pages du dimanche. L’article est illustré d’un dessin original de Branner représentant Winnie Winkle, valises en mains, accueillie par un policier lui souhaitant la bienvenue. Si Branner n’est jamais venu à Paris auparavant, il révèle s’être abonné à des revues françaises comme Femina ou La Vie parisienne pour dessiner la garde-robe de son héroïne.
« Winnie Winkle and family arrive with their creator », The Chicago Tribune, 2 septembre 1932. Source : Gallica.bnf.fr
Un journal fier de ses comics
Dans ses pages, The Chicago Tribune fait régulièrement sa propre promotion dans des encarts mettant en avant sa diffusion croissante aux États-Unis. Certaines de ces publicités mettent en avant les comic strips du journal. Leurs slogans ne manquent pas d’emphase ; le quotidien de l’Illinois déclare ainsi avoir « de loin le meilleur humour de tous les journaux publiés en Europe » grâce à ses bandes dessinées.
« By far the best humor of any newspaper published in Europe », The Chicago Tribune, 19 juillet 1928. Source : Gallica.bnf.fr
Le touriste américain n’est pas dépaysé : grâce au Chicago Tribune, ses héros préférés le suivent jusqu’en Europe, tel Andy Gump qui suit à la nage ce paquebot transatlantique :
« Let Andy Gump follow you to Europe ! », The Chicago Tribune, 16 juillet 1926. Source : Gallica.bnf.fr
Little Orphan Annie, quant à elle, est la petite fille la plus populaire de Chicago, et son comic strip est le préféré de 48 % des ménagères ! Les lectrices et lecteurs parisiens sont prévenus avec cet encart qui fait plus de la moitié de la page :
« The most popular little girl in Chicago », The Chicago Tribune, 13 janvier 1933. Source : Gallica.bnf.fr
En 1929, le journal n’hésite pas à déclarer que ses bandes dessinées « témoignent de leur profonde influence sur la vie américaine » (Chicago Tribune comic strips give notable testimony to its profound influence on American life). Il cite l’exemple des vives réactions de lecteurs suscitées par les rebondissements tragiques qui survinrent cette année-là dans The Gumps (l’accusation à tort de Tom Carr et la mort de Mary Gold (20) ou celui de l’épisode de Little Orphan Annie qui manque d’être publié et provoque des « milliers » d’appels téléphoniques au journal.
« The Tribute of a nation’s laughter », The Chicago Tribune, 20 décembre 1929. Source : Gallica.bnf.fr
Enfin, l’encart intitulé « Les artistes du Chicago Tribune adoucissent la sagesse par le rire » (Chicago Tribune artists sweeten wisdom with laughter) est une véritable ode aux dessinateurs de comic strips ! Extraits : « No shrewder commentators on the fads and foibles of American life exist than those who, for want of a better and more generic term, are known as comic-strip artists. It is not a completely felicitous designation. Underlying the major aspect of their art, essentially comic, is frequently a deeper strain hinting of sorrow, futility, tragedy. » (Il n’existe pas de commentateurs plus avisés sur les modes et les excentricités de la vie américaine que ceux qui, faute d’un terme meilleur et plus générique, sont connus sous le nom d’artistes de comic strip. Ce n’est pas une désignation tout à fait heureuse. L’aspect principal sous-jacent de leur art, essentiellement comique, est souvent une tension plus profonde qui évoque le chagrin, la futilité, la tragédie.).
« Chicago Tribune artists sweeten wisdom with laughter », The Chicago Tribune, 25 août 1930. Source : Gallica.bnf.fr
« What has happened to the dear comic strip ? »
En septembre 1928, une tribune parue dans l’édition européenne se penche sur les comic strips. Son auteur, Louis Atlas, journaliste américain et chroniqueur régulier du Chicago Tribune, porte un regard nostalgique mais non sans humour sur l’évolution récente des bandes dessinées américaines. Il regrette la modernisation des comics des années 1920, préférant ceux du temps où « nos dessinateurs américains ne faisaient pas d’études supérieures », se demandant où sont passées les séries d’antan, au scénario simple et immuable, dans lequel le héros finit toujours par recevoir un coup de pied, un rouleau à pâtisserie ou une brique sur la tête…
Louis Atlas, « Comic Strips – Up-To-Date », The Chicago Tribune, 23 septembre 1928. Source : Gallica.bnf.fr
Atlas dresse une liste humoristique de six règles auxquelles se tenaient les cartoonistes de cet âge d’or. Auparavant, selon lui, on ne s’embarrassait pas avec la continuité ou la cohérence (les personnages mouraient et revenaient la semaine suivante), les femmes avaient toujours un rouleau à pâtisserie et les héros ne grandissaient jamais. Autant d’exemples qui caractérisent a contrario les strips de la nouvelle génération publiés par The Chicago Tribune, soit respectivement les récits à suivre de The Gumps, les aventures de la jeune héroïne moderne Winnie Winkle, et les conséquences du temps qui passe dans Gasoline Alley. Atlas déplore finalement ce qui fait le succès de ces nouveaux strips : leurs scénarios teintés de réalisme dans lesquels les problèmes et préoccupations des personnages de bande dessinée reflètent ceux de l’américain moyen lecteur du Chicago Tribune. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était…
A suivre… Seconde partie : Du Chicago Tribune au Dimanche illustré.
(Merci à Leonardo De Sá pour sa relecture attentive.)
- Voir notre précédent article sur Les comic strips du « Paris Herald ».[↩]
- Si nous n’avons pas pu trouver les chiffres de tirage du Paris Tribune, une carte publiée en 1922 dans le journal indique ses nombreux points de vente partout en Europe.[↩]
- Voir Hugh D. Ford, The Left Bank revisited. Selections from the Paris Tribune, 1917-1934, University Park, Pennsylvania State University Press; 1972.[↩]
- En 1918, Patterson crée le New York Daily News, le premier tabloïd important aux États-Unis. Ce quotidien new-yorkais est intégré à l’édition européenne qui porte le double titre The Chicago Tribune and The Daily News New York à partir du 18 février 1923.[↩]
- Brian Walker, The Comics before 1945, Harry N. Abrams, 2004, p. 118 et s.[↩]
- Publiées avec quelques semaines ou mois de décalage par rapport à leur publication outre-Atlantique, les séries apparaissent dans le journal européen en plein milieu d’intrigue à suivre et les lecteurs doivent prendre le train en marche.[↩]
- « Reader prefers Gump », The Chicago Tribune, 21 novembre 1921 ; « You win, Dick ; Andy’s back », The Chicago Tribune, 27 novembre 1921.[↩]
- « Voice of Americans in Europe », The Chicago Tribune, 6 mars 1922.[↩]
- Harold Teen avait fait une unique apparition dans l’édition du 4 janvier 1920.[↩]
- « Andy Gump leads in cartoon contest », The Chicago Tribune, 18 février 1926.[↩]
- « An announcement », The Chicago Tribune, 30 octobre 1932.[↩]
- « Noted artist », The Chicago Tribune, 26 octobre 1922.[↩]
- « “Bud” Fisher reaches Paris », The Chicago Tribune, 18 avril 1926.[↩]
- « The social world », The Chicago Tribune, 18 avril 1928.[↩]
- H. Wolf Kaufman, « De Beck, Barney Google’s creator, Here to live and study… drawing ! », The Chicago Tribune, 16 mai 1928.[↩]
- R.C. Harvey, « Barney Google and Snuffy Smith: Billy DeBeck, Fred Lasswell, and John Rose », The Comic Journal, tcj.com, 23 février 2012.[↩]
- « Notables arrive on Ile de France », The Chicago Tribune, 19 septembre 1930.[↩]
- Ces chiffres sont donnés par l’article : « Sidney Smith sees common run of men interested in little joys and sorrows – Hence comic strips », The Chicago Tribune, 20 septembre 1930.[↩]
- Un filet annonce également cette arrivée dans L’Excelsior du 2 septembre 1932. À l’époque, les aventures du jeune Perry Winkle que Branner dessine sont traduites en France sous le titre Bicot, président de club dans Dimanche illustré, supplément dominical de L’Excelsior (voir le chapitre plus loin consacré au Dimanche illustré).[↩]
- À ce sujet, voir le chapitre « Mary meets her maker » dans l’article de Tom Heintjes, « Big Deals: Comics’ Highest-Profile Moments », Hogan’s Alley, n° 7, hiver 2000, disponible en ligne sur Hoganmag.com.[↩]
Formidable travail de mise en lumière des humoristes américains dans la presse, des artistes trop méconnus.
Bravo une fois encore !
Bien cordialement
nelly
Merci, Nelly !