Motorcycle Mike, centaure futuriste


Chevauchant sa deux-roues, Motorcycle Mike fonce plein gaz. Rien ne l’arrête pas, ni même le ralentit. Il poursuit sa route droit devant, qu’importent les obstacles qu’il balaye sur son passage sans se retourner. Sur son engin, Mike renverse, fauche, culbute, défonce, explose, transperce (mais n’écrase ni ne blesse jamais), sans discernement ni état d’âme. Rien ne lui résiste, telle une boule de bowling dans un jeu de quilles grandeur nature.

Personne ne sait où il va, ni d’où il vient. La cause de cet empressement restera mystérieuse. Mais qu’importe. Cette virée gratuite, sans but ni cause, se déroule pour le plaisir du lecteur qui assiste au spectacle jouissif de la course effrénée du motard fou et de son entreprise de démolition hebdomadaire.

Publié dans les pages du supplément dominical du Chicago Tribune, le comic strip Look Out for Motorcycle Mike ! démarre le 10 septembre 1911 et termine sa course le 18 janvier 1914 (1). C’est le premier succès d’un jeune dessinateur qui travaille pour ce quotidien depuis 1909 : Frank King (1883-1969) (2).

 


Ci-dessus, les 124 strips de Motorcycle Mike de Frank King
publiés dans The Chicago Tribune entre le 10 septembre 1911 et le 18 janvier 1914.

Publié pendant plus de deux ans, Motorcycle Mike marque les esprits : des articles de faits divers comparent régulièrement les accidents provoqués par le motard de papier à ceux bien réels de chauffards sur deux-roues (3) ; fin 1912, un fabricant de jouets commercialise sous le nom du héros du comic strip une moto et son personnage miniature en tôle dotée d’un mécanisme qui la fait rouler toute seule (4).

 


A.A. Spurgeon, « Toy makers seem to have reached limit of ingenuity »,
The Cedar Rapids Evening Gazette, 7 décembre 1912.

 


Une course sans fin

Quelques années après Motorcycle Mike, Frank King connaitra la célébrité avec sa série Gasoline Alley qu’il dessinera de 1918 à 1951 (5). Reconnue aujourd’hui comme l’un des chefs d’œuvre de la bande dessinée, cette chronique raconte la vie ordinaire d’une middle class américaine. Le comic strip a également la particularité de faire vieillir ses protagonistes qui avancent en âge, imperceptiblement, au même rythme que ses lecteurs.

À l’inverse, dans les 124 épisodes que compte Motorcycle Mike, le motard est coincé dans une boucle répétitive. Chaque dimanche, la même séquence se reproduit, la moto traverse la page du journal d’un bord à l’autre, case après case, sans que rien ne l’arrête. Motorcycle Mike ne descend jamais de sa monture (6). Seuls le paysage et les obstacles changent d’un épisode à l’autre.

Le format horizontal du strip se prête par ailleurs parfaitement à ce trajet à sens unique. Le lecteur suit la chevauchée mécanique de son héros comme un long travelling latéral qui se poursuivrait semaine après semaine. Il reste suspendu à ce run sans fin, imaginant que le motard infatigable continue sans lui sa route entre deux publications. Si un éditeur s’avise de rééditer cette série dans sa totalité, c’est un leporello, où les strips seraient collés les uns à la suite des autres, qui permettrait de déployer et de donner toute son ampleur à cette longue course implacable.

À chaque case, King change d’angle et de perspective, dessinant le motard et son engin dans tous les sens. L’enchainement de ces points de vue changeants donne dynamisme et nervosité à cette équipée sauvage. Le dessinateur use également de moyens graphiques traditionnels pour figurer l’impression de vitesse du bolide : lignes de mouvement, chapelets de nuages derrière l’engin, effacement des formes… En légère lévitation, Motorcycle Mike ne touche jamais le sol ; une convention graphique qui remonte aux origines de la bande dessinée, déjà adoptée par Rodolphe Töpffer dans les courses-poursuites de ses albums de « littérature en estampes ».

 


Rodolphe Töpffer, Les Amours de M. Vieux Bois, 1837, p. 57. Source : Gallica.bnf.fr

 

Sur la route du motard, tous les obstacles, aussi gros, lourds ou imposants soient-ils, explosent ou sont balayés joyeusement comme des quilles qui volent en l’air. Pour King, trouver un nouveau jouet à renverser devient l’enjeu hebdomadaire du strip. Les cibles rivalisent de nature, de dimensions et d’importance, surenchérissant semaine après semaine. Tout y passe : humains et animaux, végétation et roches, véhicules en tout genre, bâtiments, ouvrages et monument divers, de la simple cabane jusqu’au Capitole. Dans sa traversée impitoyable, Motorcycle Mike offre un véritable inventaire du paysage moderne américain.

 


Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike ! »,  The Chicago Tribune, 4 février 1912.

 

Anarchiste masqué

À quelques rares exceptions, le motard est représenté dans chacune des cases. Penché en avant sur son guidon, couché sur le réservoir de sa moto, il fusionne avec son engin tel un centaure des temps modernes. Ses habits restent les mêmes (comment pourrait-il en changer puisqu’il ne s’arrête jamais) : veste de cuir, gants fourrés, culotte bouffante, grandes bottes et casque. De son bandeau, se détachent deux ronds de lunettes blanc qui lui donnent un regard vide.

Aveugle, totalement inconscient des dégâts qu’il provoque, Mike défonce les obstacles sans même s’en rendre compte. Ce procédé comique n’est pas imputable à la simple distraction du chauffard. La vitesse enivre le motard jusqu’à l’anesthésier, atténuant considérablement ses sensations et son rapport à la réalité. Les bulles de paroles qui apparaissent après qu’il ait percuté un obstacle témoignent de cette altération : dans celles-ci, il se parle à lui-même, évoquant la sensation visuelle, auditive ou même olfactive, que vient de lui causer l’impact. À chaque fois, son discernement est disproportionné : il prend un rouleau-compresseur pour un chien, une brigade de policier pour des mouches, un mur pour une toile d’araignée, un wagon de dynamite qu’il explose pour des pétards de fête nationale, etc. Rien de sérieux qui pourrait le faire s’arrêter et descendre de sa machine.

 


Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike ! », The Chicago Tribune, 10 octobre 1911.

 

Le strip du 23 juin 1912 marque de façon humoristique la limite du motard imperturbable : défonçant un mur d’immeuble, Mike se retrouve dans une salle de bain où il surprend un homme nu dans sa baignoire. Pudique, Mike se cache les yeux d’une main (l’autre tient le guidon) et présente ses excuses au baigneur…

 


Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike ! », The Chicago Tribune, 23 juin 1912.

 

Son costume masqué et sa vitesse extraordinaire pourraient presque en faire un super héros. Si la plupart du temps ses accidents provoquent des dégâts spectaculaires, Mike se comporte parfois comme un bon samaritain, de façon plus ou moins intentionnelle. Ainsi, le motard sauve une fillette assise sur les rails alors qu’un train arrive à grande vitesse (5 novembre 1911), éteint un incendie (19 mai 1912) ou donne à un mendiant l’argent d’un coffre-fort qu’il vient de défoncer (12 novembre 1911). Mais il peut tout aussi bien éviter un vol à main armée et enfermer le délinquant dans une cage (28 janvier 1912) que libérer des prisonniers en perçant le mur d’enceinte d’une prison (14 janvier 1912).

 


Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike ! », The Chicago Tribune, 28 janvier 1912.

 

Si ce n’est la route devant lui, Motorcycle Mike n’a pas de ligne de conduite. Il agit au hasard des circonstances, mais son penchant anarchiste se révèle dans le strip du 5 mai 1912 : il renverse sans distinction tous les représentants des partis politiques que King met sur sa route, qu’ils soient démocrates, républicains, prohibitionnistes ou socialistes. « Everything is boom, boom, boom », lance Mike en passant à travers la grosse caisse d’un partisan.

 


Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike ! », The Chicago Tribune, 5 mai 1912.

 

Télescopage

À ses débuts, Motorcycle Mike partage à égalité la page dominicale du Chicago Tribune avec trois autres strips, tous empilés les uns sous les autres. Frank King en signe souvent un ou deux autres (Young Teddy ou Honest Harnold, par exemple). Le quatrième est Mrs Stout and Miss Lean qui cohabite dès ses débuts avec le motard fou. Les gags de cette bande de Penny Ross reposent sur les physiques opposés de ses deux protagonistes, deux femmes de la grande bourgeoisie dont l’un est filiforme et l’autre tout en rondeurs. Dans l’édition du 14 janvier 1912, Ross fait intervenir Motorcycle Mike dans son strip qui est placé juste en-dessous de celui de King : alors que le duo féminin découvre, impressionné, les dégâts causés par le motard, celui-ci déboule derrière elles et s’écrase contre Mrs Stout. Mike a trouvé plus fort que lui… Dans la dernière case, en piteux état, il soupire, consterné : « And I thought I was invincible ».

 


Penny Ross, « Mrs Stout and Miss Lean », The Chicago Tribune, 14 janvier 1912.

 

Même si Ross finit le strip en s’excusant de son emprunt (« With deep apologies to Mr King »), King réplique dans son strip la semaine suivante. Copiant avec soin le style des dessins et la typographie de Ross, il place Mrs Stout and Miss Lean sur la route du motard. Piqué dans son orgueil, son invulnérabilité mise à mal, Mike veut rétablir la vérité. Il revient sur l’incident du dimanche passé, affirmant qu’il n’a jamais été arrêté par une grosse femme.

 


Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike ! », The Chicago Tribune, 21 janvier 1912.

 

Mike renverse Mrs Stout et la fait voler en l’air, sans s’en rendre compte, aveugle et imperturbable comme à son habitude (« And I’d just like to see her on the road just once »). King clôt son gag en acceptant les excuses de son collègue (« Mr Ross’ deep apologies accepted »).

La semaine suivante, chacun reprendra sa place, l’intermède humoristique en restera là. Ce jeu de télescopage humoristique entre les deux collègues n’est pas une nouveauté (Couramment les héros de comics d’un même journal s’invitent les uns les autres dans leurs aventures). Cependant, il préfigure les Crazy Quilt, ces pages expérimentales du Chicago Tribune publiées en 1914 dans lesquelles les strips de King et d’autres cartoonistes s’entrelacent, se chevauchent et interagissent les uns avec les autres.

 

On the road to Paris

L’inspiration s’épuisant, King adopte la solution que ses confrères choisissent pour renouveler leur strip : faire voyager son héros autour du monde, à l’instar de Buster Brown de Richard F. Outcault ou de Happy Hooligan de Frederick B. Opper, qui se promèneront aux quatre coins de la planète.

Ainsi, après avoir parcouru les États-Unis, Motorcycle Mike entame un tour du monde à partir du 7 avril 1912. Son périple l’emmène à travers différents pays et contrées : le Pôle Nord, le Mexique, l’Egypte, le Sahara, l’Algérie, l’Espagne, la France, l’Angleterre, la Norvège, la Suède, la Russie, la Corée, le Japon, les Philippines, la Chine, et enfin la Grèce. Traverser les océans n’est pas un problème, sa moto va tellement vite qu’elle roule sur l’eau – un autre super pouvoir !

À chaque étape, le programme touristique de Mike est toujours aussi dévastateur : sur son inépuisable engin, il défonce les bâtiments pittoresques et autres monuments célèbres, de Westminster au Kremlin, du Sphinx au Mont Fuji, en passant par la Grande Muraille de Chine ou le Parthénon d’Athènes.


Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike ! », The Chicago Tribune, 18 mai 1913.

 

La folle équipée à travers la planète de Mike rappelle un épisode de la série Dream of The Rarebit Fiend de Winsor McCay, dans lequel le dessinateur imagine la traversée d’une balle de baseball lancée lors d’un match. Celle-ci fait le tour du monde, non sans faire quelques dégâts : le projectile perfore ou décapite le pont de Brooklyn, un phare irlandais, Big Ben, la Tour Eiffel, une pyramide égyptienne, ou encore la Statue de la Liberté, avant de revenir sur le terrain de jeu et d’être attrapée par un joueur (7).

 


Winsor McCay, « Dream of The Rarebit Fiend », New York Evening Telegram, 18 juillet 1908.
Source : Ulrich Merkl / Archive.org.

 

Après avoir rapidement traversé l’Espagne, Motorcycle Mike arrive en France dans l’épisode du 13 octobre 1912. Il y restera plus d’un mois, le temps de six strips. Son séjour français ne déroge pas à la règle : il commence sa visite par le château médiéval de Coucy, dont il perce aisément l’épaisse muraille, puis il arrive rapidement à Paris où son tableau de chasse s’allonge : Mike aligne dans son viseur tous les grands monuments de la capitale, de l’Arc de Triomphe de l’Étoile aux Invalides, en passant par le Moulin Rouge ou la colonne de la Bastille, avec bien évidement la Tour Eiffel en guise de bouquet final.

 


Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike ! », The Chicago Tribune, 17 novembre 1912.

 

La grâce futuriste de la motocyclette

Certaines de ses victimes françaises sont par ailleurs des plus symboliques : il renverse un peintre en plein air, qui voltige avec sa palette et son chevalet, il défonce la boite d’un bouquiniste du bord de Seine et explose littéralement l’Opéra Garnier. Ces incarnations des arts que sont la peinture, la littérature et la musique se retrouvent violemment balayées par le motocycliste déchaîné.

De gauche à droite : vignettes montrant Motorcycle Mike fauchant un peintre (3 novembre 1912), explosant l’Opéra Garnier (octobre 1912) et défonçant la boite d’un bouquiniste du bord de Seine (20 octobre 1912).

 

Comment ne pas faire le parallèle avec une autre trajectoire contemporaine tout aussi ravageuse et intransigeante, celle du Futurisme, mouvement d’avant-garde artistique né en Italie et qui sévit alors à Paris depuis la publication du Manifeste du Futurisme dans Le Figaro du 20 février 1909. Ce texte fondateur écrit par le poète Filippo Tommaso Marinetti résonne avec les vrombissements mécaniques de Motorcycle Mike. Marinetti prêche le mouvement vers l’avant, la vitesse, la modernité technique. Il exalte la beauté des machines et la nouvelle technologie automobile : « Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux, tels des serpents à l’haleine explosive… une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace (8). »

De plus, l’énergie dévastatrice de Motorcycle Mike est comparable à celle des révoltes avant-gardistes en ce début de XXe siècle. La destruction systématique des vieilles valeurs et de la tradition est un préalable à toute nouvelle esthétique : les futuristes glorifient « le geste destructeur des anarchistes » et veulent « démolir les musées, les bibliothèques » (Manifeste du Futurisme).

Le quatrième point du Manifeste des Peintres futuristes (1910) semble être le programme même de Motocycle Mike, l’humour en moins : « il faut balayer tous les sujets déjà usés, pour exprimer notre tourbillonnante vie d’acier, d’orgueil, de fièvre et de vitesse ». Sur sa moto, Motorcycle Mike incarne véritablement ce héros moderne futuriste, détruisant tout sur son passage, défonçant tout ce qui est représentatif des arts traditionnels et anciens, antiques et vermoulus (9).

 


  Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike ! », The Chicago Tribune, 21 septembre 1913.

 

Mécanique moderne et rugissante, la motocyclette fait partie de ces nouveaux moyens de transport qui inspirent les futuristes. Marinetti en loue « la grâce métaphysique » (10), tout comme les artistes du mouvement d’avant-garde, Giacomo Balla en tête, qui la prennent pour motif dans leurs œuvres.

 


Giacomo Balla (1871-1958), Velocita in Motocicletta, 1913.

 


Gerardo Dottori (1884-1977), Motociclista, 1914.

 


Mario Sironi, Uomo nuovo, 1918.

 


Roberto Marcello Baldessari, Motociclista+città+velocità, 1916.

Sur le site TheVintagent.com, un article consacré à la motocyclette dans l’art
propose de nombreuses œuvres futuristes sur ce thème.

 

Les peintres futuristes se préoccupaient de représenter le mouvement : « Le geste que nous voulons reproduire sur la toile ne sera plus un instant fixé du dynamisme universel. Ce sera simplement la sensation dynamique elle-même. En effet, tout bouge, tout court, tout se transforme rapidement. Un profil n’est jamais immobile devant nous, mais il apparaît et disparaît sans cesse. Étant donné la persistance de l’image dans la rétine, les objets en mouvement se multiplient sans cesse, se déforment en se poursuivant, comme des vibrations précipitées, dans l’espace qu’ils parcourent. C’est ainsi qu’un cheval courant n’a pas quatre pattes, mais il en a vingt, et leurs mouvements sont triangulaires. » (Le Manifeste des Peintres futuristes, 1910).

Les peintres futuristes utilisent des techniques superposant les formes dans des séquences répétées pour tenter d’exprimer en une seule image l’essence du mouvement, comme une imbrication dynamique du temps et de l’espace. La bande dessinée n’a pas les mêmes problématiques. De par sa nature séquentielle, elle est mouvement et répétition. Si King n’use pas d’artifices graphiques novateurs pour rendre l’impression de vitesse, il n’en aurait pas moins été adoubé par Marinetti et les futuristes.

 

L’important, ce n’est pas la destination

Les automobiles et autres engins motorisés ne sont pas des thèmes nouveaux dans les comic strips. Avant King, Winsor McCay, George Herriman ou encore Richard F. Outcault s’en sont emparés dans leurs séries pour en donner une « vision explosive », selon Benoît Crucifix (11). La modernité des automobiles provoque une fascination sur les cartoonistes et le crash « fonctionne comme un gag burlesque, se présente comme inhérent à l’attraction de l’automobile, aux sensations de la conduite. Le potentiel véritablement destructeur de la technologie se voit désarmé par le rire ». Dans Motorcycle Mike, « il y a là indubitablement une certaine critique de cet aveuglement [du motard], du potentiel destructeur d’une machine lancée à pleine vitesse et qui semble incontrôlable ».

Cependant King semble passer la vitesse supérieure. La mécanique des comic strips de l’époque est déjà bien huilée : des personnages récurrents reprennent chaque semaine leur rôle pour rejouer la même comédie miniature. Avec Motorcycle Mike, King pousse ce dispositif à son extrême, épurant au maximum sa narration, répétant cette fuite en avant semaine après semaine, réduisant son strip à une dose hebdomadaire d’action débridée purement burlesque. L’important, ce n’est pas la destination, ni le voyage, c’est de tout détruire !

Œuvre de jeunesse jouissive et radicale, Motorcycle Mike permet à King d’éprouver les limites d’un genre éditorial, d’en épuiser les possibilités. Le dessinateur est désormais disposé à dépasser les conventions et peut s’ouvrir aux expérimentations (Crazy Kilt et Gasoline Alley, comme nous le verrons dans un prochain article).

 

Fin de course

Après deux ans et demi de publication, Look Out for Motorcycle Mike ! finit sa route le 18 janvier 1914. King achève brutalement la course folle de son héros par une pirouette : Mike se demande s’il lui reste assez d’essence. Toujours sans s’arrêter, le motard craque une allumette pour éclairer son réservoir. Celle-ci tombe dedans et la moto explose. La dernière case offre une scène d’une quiétude et d’une immobilité inhabituelles, celle d’un arbre mort, en guise de monument funéraire, sur les branches duquel pendent les restes d’une roue et le masque de Mike.


Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike ! », The Chicago Tribune, 18 janvier 1914.

 


Merci à Benoît Crucifix et à la Billy Ireland Cartoon Library & Museum qui nous autorise à reproduire les strips couleurs de Motorcycle Mike reproduits dans cet article et qui proviennent de la collection de Bill Blackbeard qu’elle conserve. Crédits pour les images en couleurs : San Francisco Academy of Comic Art Collection, The Ohio State University, Billy Ireland Cartoon Library & Museum.

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  1. Motorcycle Mike fut également distribué dans le Boston Daily Globe aux alentours de 1912. []
  2. Motorcycle Mike précède d’autres œuvres de jeunesse, aujourd’hui oubliées, qui ont fait long feu, comme Jonah, a Whale for Trouble (1910), Young Teddy (1911-1912) ou Hi-Hopper (1914). Grâce au travail de résurrection de Peter Maresca, il est possible de redécouvrir ces strips dans l’ouvrage Crazy Quilt, Scraps and Panels on the Way to Gasoline Alley, Sunday Press, 2017. []
  3. Pour exemples : « Tries to Emulate the Famous Motorcycle Mike », The Cedar Rapids Evening Gazette, 28 mai 1913, et « River Forest Motocycle Mike », Oak Leaves, 10 juillet 1915. []
  4. Ce jouet fut fabriquée en France, si l’on en croit cet article : A.A. Spurgeon, « Toy makers seem to have reached limit of ingenuity », The Cedar Rapids Evening Gazette, 7 décembre 1912. []
  5. Le comics strip a connu plusieurs repreneurs et continue d’être publié dans la presse américaine. Les éditions 2024 viennent de publier une anthologie de planches dominicales de cette bande dessinée : Walt & Skeezix: Gasoline Alley, 2019. []
  6. À une exception près, au tout début de la série, dans le troisième strip du 24 septembre 1911. []
  7. À ce sujet, voir notre article « Trajectoires » : http://www.topfferiana.fr/2015/12/trajectoires/ []
  8. Marinetti, Manifeste du Futurisme, Le Figaro du 20 février 1909. []
  9. Pour reprendre les termes utilisés pour caractériser « l’art ancien » dans Le Manifeste des Peintres futuristes (1910). []
  10. Marinetti, L’imagination sans fils et les mots en liberté, Manifeste futuriste, 1913. []
  11. Cette citation et les suivantes sont tirées de l’article de Benoît Crucifix, « L’automobile dans le comic strip : un passage à toute vitesse », publié sur Töpfferiana.fr en 2015 : http://www.topfferiana.fr/2015/11/lautomobile-dans-le-comic-strip-un-passage-a-toute-vitesse/ []
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