Entre 1896 et 1907, les frères Lumière ont produit près de 1 500 films dont une cinquantaine sont classés sous la dénomination « Vues comiques ». Parmi ces dernières figurent des simples scènes de genre, quasi documentaire, recréés et jouées pour la caméra : jeu de cartes, bagarre de boule de neige ou d’oreillers, duel au pistolet… D’autres, au déroulement plus élaboré, proposent de courtes fictions qui mettent en scène une farce ou un gag, depuis de sa préparation jusqu’à sa chute comique.
Les scénarios des toutes premières vues comiques se sont nourris et inspirée de différentes sources : les numéros et les pantomimes joués dans des spectacles de cafés-concerts, de music-halls, de théâtres forains ou de cirques (1), mais aussi les dessins humoristiques et les histoires en images publiés dans la presse illustrée. En cette fin de XIXe siècle, l’intermédialité est de mise entre toutes ces formes artistiques et les gags circulent de la scène au papier, jusqu’à l’écran de cinéma.
Toujours humoristique, parfois muette, d’un format court, découpant les phases d’une action de façon claire et nette, presque diagrammatique, et se déroulant en une seule scène fixe et en pied : la bande dessinée telle qu’elle se pratique cette fin de XIXe siècle fournit aux premiers cinéastes des scénarios en images prêt à filmer, à l’intsar d’un storyboard.
Exemple emblématique de cette relation étroite, le gag de l’arroseur arrosé est apparu de nombreuses fois dans les pages des revues illustrées bien avant de faire l’objet d’une adaptation cinématographique par les frères Lumière en 1895 (2). En regardant avec attention les autres « vues comiques » du catalogue Lumière, d’autres rapprochements peuvent être effectués, de façon plus ou moins évidente, entre ces premiers films (1896-1898) et des histoires parues précédemment dans la presse humoristiques à la même époque.
Afin de comparer ces différentes versions, nous reproduisons à la suite les histoires en images et les films quand nous avons pu trouver des copies vidéo disponibles en ligne. A défaut, pour les vues dont nous n’avons pas pu trouver de copie (mais que nous avons pu consulter à la BnF sur les postes du CNC), nous en reproduisons un photogramme et nous référons à son scénario tels que donnés dans le Catalogue Lumière des vues cinématographique (3).
Humour militaire
Plusieurs films Lumière proposent des scènes comiques réunissant un soldat et une bonne d’enfants, un duo classique et récurrent dans le dessin d’humour au XIXe siècle : Bonne d’enfants et cuirassier (vue n° 102), Bonne d’enfants et soldat (vue n° 103), Nounou et soldats (vue n° 675), La nourrice et les deux soldats (vue n° 874), et son remake La nourrice et le soldat amoureux (vue n° 875).
Les scénarios des deux premiers films, datant de 1897, avaient déjà était mis en images quelques années avant dans les pages de la revue illustrée allemande Fliegende Blätter, sous le titre « Der verliebte Kürassier » (FB n° 2625, 1895) et « Die Gouvernante und das vertauschte Kind » (FB n° 2344, 1890). Ces histoires sont toutes deux signées par Hans Schliessmann, dessinateur qui est déjà l’auteur dans la même publication de la première version connu du gag de l’arroseur arrosé (« Ein Bubenstreich », FB, n° 2142, 1886).
Le film Bonne d’enfants et soldat (vue n° 103) reprend avec une ressemblance frappante la farce de « Die Gouvernante und das vertauschte Kind » (La gouvernante et l’enfant échangé) : une bonne se promène avec un enfant à la main en lisant un roman. Elle ne s’aperçoit pas que l’enfant la quitte pour aller jouer et elle laisse pendre sa main comme si elle le tenait encore. Un militaire lui prend doucement la main, ploie les genoux et marche aux côtés de la bonne, qui croit toujours conduire l’enfant. Après quelques pas, elle s’aperçoit de la supercherie. L’histoire de Schliessmann est un peu plus recherchée que le film car sous le crayon de l’allemand, c’est un marin qui prend la place d’un enfant habillé en matelot.
Hans Schliessmann, « Die Gouvernante und das vertauschte Kind (Ein Matrosenult) », Fliegende Blätter, n° 2344, 1890. Source : Universitätsbibliothek Heidelberg
Film Lumière, Bonne d’enfants et soldat (vue n° 103), 1897.
Pour le deuxième cas (Bonne d’enfants et cuirassier, vue n° 102), le scénario décrit par le catalogue Lumière résume parfaitement la séquence en trois images de Schliessmann intitulée « Der verliebte Kürassier » (Le cuirassier amoureux), à la seule différence que l’enfant porte un casque miniature pour la caméra : « Un cuirassier fait la cour à une bonne d’enfants ; il a déposé son casque à côté de lui. Le bébé, en s’amusant, place ce casque sur sa tête et laisse à sa place sa petite casquette. Voyant survenir un officier, le cuirassier se recoiffe vivement, et, dans sa précipitation, il met sur sa tête la petite casquette de l’enfant. C’est dans cette posture ridicule qu’il salue l’officier. »
Hans Schliessmann, « Der verliebte Kürassier », Fliegende Blätter, n° 2625, 1895.
Source : Universitätsbibliothek Heidelberg
Bonne d’enfants et cuirassier, photogramme du film Lumière (vue n° 102), 1897.
Farces de garnements
Dans le numéro précédent du Fliegende Blätter qui publie « Der verliebte Kürassier » (reproduit ci-dessus), se trouve une histoire sans paroles de Theodor Graetz, « Ein Bubenstreich » (FB, n° 2624, 1895) qui n’a pas non plus échappé aux frères Lumière. Ce gag, qui fut également publié dans les revues françaises la même année (4), a très probablement inspiré la vue n° 879 de 1897 intitulée Une farce (le pot de peinture) : deux farceurs trempent dans de peinture le bout du pompon de la ceinture d’un homme assoupi sur une chaise. Puis, ils lui chatouillent le visage. L’homme pense être importuné par des insectes qu’il chasse avec son pompon et se barbouille involontairement le visage de peinture. »
Theodor Graetz, « Ein Bubenstreich », Fliegende Blätter, n° 2624, 1895.
Source : Universitätsbibliothek Heidelberg
Film Lumière, photogramme d’Une farce (le pot de peinture), vue n° 879, 1897.
Source : Catalogue-lumiere.com
Dans ce film, comme dans les deux exemples suivants, on remarquera que les jeunes farceurs sont remplacés devant la caméra par des adultes, probablement plus disponibles que des enfants.
Il ne fait pas de doute que Le planton endormi (vue n° 667) est une adaptation à l’écran de la fameuse histoire sans paroles de Caran d’Ache, « Un Miracle », parue pour la première fois dans La Vie Militaire en 1884 et qui fut de nombreuse fois reprises (5). Le scénario est identique : un soldat s’endort pendant qu’il tient la bride du cheval d’un officier. Des farceurs remplacent discrètement la monture par un petit cheval de bois. Le soldant se réveille sans comprendre ce qu’il lui est arrivé, ni pouvoir l’expliquer à son supérieur (6).
Caran d’Ache, « Miracle », Album Caran d’Ache, Librairie Plon, 1889, p. 38-39.
Source : Archive.org
Film Lumière n° 667, photogramme du Planton endormi, 1897.
Source : Catalogue-lumiere.com
Le film Lumière intitulé Le marchand de marrons (vue n° 947) propose une nouvelle farce de garnements : « Pendant qu’un fiacre est arrêté devant un marchand de marrons, un gamin attache, à l’aide d’une corde, la voiture à l’étalage du marchand qui est renversé lorsque la voiture repart. » Ce scénario a déjà fait l’objet d’une histoire sans légendes dessinée par Uzès dans Le Chat noir du 12 décembre 1885 (7), avec une fin plus heureuse pour les deux garnements qui peuvent profiter de leur crime… On notera que Uzès donna la même année, toujours dans Le Chat noir, une autre farce préfigurant le gag de l’arroseur arrosé.
Uzès, « Chaud’ les marrons », Le Chat noir, n°205, 12 décembre 1885.
Source : Gallica.bnf.fr
Film Lumière, Le marchand de marrons, vue n° 947.
Peinture à l’envers et charcuterie mécanique
Une autre page du Chat noir évoque un scénario de film Lumière, mais peut tout aussi bien s’être inspirer d’une attraction foraine : dans Peinture à l’envers (vue n° 571), « un artiste fait un dessin en plaçant le papier à l’envers ; en retournant le papier, il présente un portrait de dame ». Ce principe de portrait à renversement rappelle la planche du jeune Gustave Verbeck parue dans le numéro du 11 novembre 1893 de la revue montmartroise, et qui préfigure le principe de son futur comic strip américain The Upside-Downs (1903-1905) :
Gustave Verbeck, « Le portrait », Le Chat noir, n°616 du 11 novembre 1893.
Source : Histoires sans paroles du Chat Noir, CNBDI, 1998.
Peinture à l’envers, photogramme du film Lumière, vue n° 571, 1896-1897.
Source : Catalogue-lumiere.com
D’aucuns considèrent La Charcuterie mécanique (vue n° 107) de 1896 comme le premier film de science-fiction. Le catalogue Lumière le présente ainsi : « Un cochon est introduit dans un appareil mécanique et il suffit de tourner une manivelle pour faire sortir de l’autre côté : jambons, saucisses, boudins, etc. » Le gag de la « machine à saucisses », dont l’invention est parfois attribuée à Joseph Grimaldi, clown anglais du début du XIXe siècle, fut joué pendant des dizaines d’années dans les cirques et les spectacles (8).
Avant la projection du film Lumière, la machine apparait également dans la presse illustrée et l’imagerie enfantine. Le dessinateur Döes en dessine une première version dans une histoire sans paroles parue dans Le Chat noir en 1888, qui sera reprise, agrémente de légendes, par l’imagerie Pellerin d’Epinal en 1894 (9). Le dessinateur allemand Adolf Hengeler reprend le même gag dans la revue Fliegende Blätter en 1890 sous le titre « Schauerliches Ereigniß bei Vorzeigung einer neuerfundenen Wurstmaschine » (FB, n° 2369). Cette planche allemande illustrera un article de La Revue encyclopédique datant du 19 septembre 1896, soit quelques mois avant la réalisation du film, dont la date est située situe entre janvier et avril 1896 (10).
Döes, « Le nouveau saucissonnier allemand », Le Chat noir, n° 323, 17 mars 1888.
Source : Gallica.bnf.fr
Film Lumière, La Charcuterie mécanique (vue n° 107), 1896.
Le film a connu plusieurs remakes (11) et ce gag ne cessera de hanter la bande dessinée du XXe siècle : de la machine imaginée par Hergé dans Tintin en Amérique (1932) qui transforme des bœufs en saucisses et en boites de corned beef…
Hergé, cases extraites de Tintin en Amérique (1932).
…à celle de Rick Griffin dans une histoire parue en 1968 dans Zap Comix, le fanzine underground de Robert Crumb.
Rick Griffin, extrait de « Bombs away », Zap Comix, n° 2, 1968.
Quelques classiques
Le gag du Charpentier maladroit (vue n° 680, 1897) est un grand classique de l’art visuel comique : un homme portant une longue planche de bois sur l’épaule se tourne pour indiquer une direction et assomme des passants. Il trouve plusieurs versions dans les journaux au début des années 1890, notamment par Théophile Alexandre Steinlen, toujours dans Le Chat noir, mais aussi par l’Allemand Meggendorfer ou encore Aurol (12).
Théophile Alexandre Steinlen, « Vous suivez toujours tout droit… », Le Chat noir, n° 425, 8 mars 1890.
Source : Gallica.bnf.fr
Film Lumière, photogramme du Charpentier maladroit, vue n° 680, 1897.
Source : Catalogue-lumiere.com
Le scénario du film Voyageur et voleurs (vue n° 121) de 1897 ressemble fortement à cette planche du bien-nommé Vide-Riche, parue dans la revue Le Pêle-Mêle de 1895 : « Afin de donner facilement du feu à un fumeur, un voyageur, tenant une valise dans chaque main, dépose à terre une de ses valises, qu’un voleur saisit. Pour mieux courir, le voyageur dépose sa deuxième valise que vient saisir un deuxième voleur de connivence avec le premier. Le voyageur s’aperçoit trop tard qu’il a été dupé. »
Vide-Riche, « Coup double », Le Pêle-Mêle, 16 novembre 1895.
Source : Gallica.bnf.fr
Film Lumière, Voyageur et voleurs, vue n° 121, 1897.
Source : Catalogue-lumiere.com
Dans le film Chez le cordonnier (vue n° 753, 1897), « un cordonnier tente de chausser un client qui, dans son effort, le bouscule ». Cette scène, tout aussi classique que la précédente, se retrouve dans l’une des histoires sans paroles que Christophe a dessiné pour Le Petit Français illustré en 1889 :
Christophe, « Tirants mal cousus », Le Petit Français illustré, 1er juin 1889.
Source : Cibdi.org
Film Lumière, photogramme du Chez le cordonnier, vue n° 753, 1897.
Source : Catalogue-lumiere.com
La bataille de colleurs d’affiches filmée dans la vue n° 677 des frères Lumière datée de 1897 peut également se rapprocher de la séquence dessinée par Alfred Schlaich dans Le Rire l’année précédente.
A. Schlaich, « En temps d’élections », Le Rire, 2 mai 1896.
Source : Gallica.bnf.fr
Film Lumière, Colleurs d’affiche, vue n° 677, 1897.
Enfin, nous terminerons sur une vue comique qui a pu trouver son inspiration dans un dessin de Benjamin Rabier. Il s’agit du film n° 876 intitulé L’enfant au ballon de 1897 : un enfant laisse échapper son ballon qui monte dans le ciel, les passants lèvent la tête pour le regarder s’envoler, provoquant une suite d’incidents que l’on retrouve réunis dans Le Rire du 11 juillet 1896.
Benjamin Rabier, « Le ballon échappé », Le Rire, n° 88, 11 juillet 1896.
Source : Gallica.bnf.fr
Film Lumière, L’enfant au ballon, vue n° 876, 1897.
D’autres rapprochements sont probablement possibles et nous compléterons cet article si nous en trouvons de nouveaux.
Certaines histoires en images offrent donc des ressemblances frappantes avec des films Lumière, d’autres semblent recycler des gags éculés ou à la mode, pouvant tout aussi bien provenir de spectacles vivants. Il est difficile de dénouer les fils de la généalogie du cinéma des premiers temps. Si ces premières vues comiques cinématographiques ont connu le succès, ce n’est pas par l’originalité de leurs scénarios, mais grâce à la magie de cette nouvelle technologie capable de leur donner une nouvelle vie des plus spectaculaires.
Mise à jour du 14 mai 2019 : Un rapprochement entre un film Lumière et une autre histoire en images de Benjamin Rabier peut également être fait. En effet, la « mauvaise blague » parue dans Le Rire du 30 octobre 1897 rappelle furieusement la vue n° 889 projeté pour la première fois en 1898 :
Benjamin Rabier, « Une mauvaise blague », Le Rire, 30 octobre 1897. Source : Gallica.bnf.fr
Film Lumière, Le rémouleur et l’assiette au noir, Vue N° 889, [1897] – 3 juillet 1898.
- La pantomime au XIXe siècle peut recouvrir des genres théâtraux différents. Elle ne se confond pas nécessairement avec le mime, mais constitue une véritable pièce de théâtre pouvant être muet ou dialoguée. Voir : Patrick Désile, « Une « atmosphère de nursery du diable ». Pantomime de cirque et premier cinéma comique », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, n° 61, 2010 : http://journals.openedition.org/1895/3832.[↩]
- Voir également notre parallèle entre le film de Georges Méliès, Une nuit terrible, et l’un des mauvais tours de Max et Moritz de Wilhelm Busch : http://www.topfferiana.fr/2008/10/la-puce-le-chien-et-la-camera/.[↩]
- Ces données sont disponibles sur le site catalogue-lumiere.com et proviennent de l’ouvrage La production cinématographique des Frères Lumière, dirigé par Michelle Aubert et Jean-Claude Seguin (éd. Bibliothèque du Film, 1996).[↩]
- Il est reproduit dans les revues Le Pêle-Mêle et Le Rire dans leurs numéros du 30 novembre 1895.[↩]
- Cette histoire fut également publiée dans La Caricature du 11 juillet 1885, dans l’Album Caran d’Ache publié par Plon en 1889, dans la série de planches volantes « Histoires sans légendes » de l’éditeur Léon Vanier à la même époque, et sous le n° 108 de la série « aux armes d’Épinal » de l’Imagerie Pellerin en 1892.[↩]
- La vue n° 666, Le Cocher endormi (1896-1897) est une variante de ce film, la victime de la farce étant non plus un militaire mais un cocher endormi sur son véhicule. Ce film est visible sur Youtube à 22’56 : https://youtu.be/mu8d-UDVvbw.[↩]
- Une version de ce gag se trouve également dans la planche de l’Imagerie Pellerin n° 392, « Le chevalier Paul » de 1893. Une variante de la farce, avec un chien à la place du fiacre, se trouve dans un épisode sur l’enfance du sapeur Camember de Christophe : « Camember dévoyé », Les facéties du sapeur Camember, Armand Colin, 1896, p. 7.[↩]
- Tom Gunning, « Crazy Machines in the Garden of Forking Paths: Mischief Gags and the Origins of American Film Comedy », dans Kristine Brunovska Karnick et Henry Jenkins ed., Classical Hollywood Comedy, Routledge, 1995.[↩]
- « Le nouveau saucissonnier allemand », Imagerie Pellerin, série aux Armes d’Epinal, n° 139, 1894.[↩]
- Patrick Désile, « Une « atmosphère de nursery du diable », op. cit.[↩]
- A l’exemple des films Making Sausages de George Albert Smith (1897), Chapellerie et charcuterie mécanique d’Alice Guy (1900), Fun in a Butcher Shop (1901), The Dog Factory de Porter (1904), etc. A ce sujet, voir https://www.tapatalk.com/groups/monsterkidclassichorrorforum/making-sausages-1897-t53476.html.[↩]
- Lothar Meggendorfer, « Das verhängnisvolle Klingeln », Lothar Meggendorfers humoristische Blätter, vol. 5, 1891, p. 87. Aurol, « Rue de la Pompe », Musée des enfants, n° 10, 15 mai 1898. On retrouvera également ce gag dans les années 1930 chez Hergé, dans l’une des épisodes de Quick et Flupke (voir « Renseignements » repris dans l’album Jeux interdits, 1985, p. 22.).[↩]
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