La beauté convulsive de Buster Brown

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Apparu dans la littérature enfantine dans la première moitié du XIXe siècle, le thème de l’enfant terrible se transpose peu après dans les premières histoires en images destinées aux jeunes lecteurs : l’imagerie populaire en fait l’un de ses sujets de prédilection et la presse pour enfants publie dès 1857 la série  « Défauts des enfants » dessinée par Bertall.

Mais c’est surtout à partir des années 1890 dans le comic strip américain que le thème va trouver un véritable souffle, s’inspirant des garnements de Max und Moritz, le récit illustré de Wilhelm Busch (1865), pour engendrer de célèbres avatars : The Katzenjammer Kids, Perry Winkle, The Kin-der-Kids, etc.

Buster Brown rejoint la cohorte de ces gamins turbulents en 1902, date de sa première publication régulière dans le New York Herald. Dessiné par de Richard F. Outcault, Buster est un jeune garçon toujours bien habillé, coiffé de longues boucles blondes rappelant Le Petit Lord Fauntleroy et accompagné de son fidèle bouledogue nommé Tige (Tiger en français). Ses farces à répétitions viennent régulièrement troubler le calme et les bonnes manières de la bourgeoisie new-yorkaise dont il fait partie, provoquant la frayeur puis la colère des adultes — parents, domestiques et autres.

Pour le plus grand plaisir des lecteurs, les conséquences des bêtises de Buster Brown offrent des scènes particulièrement explosives et survoltées. Tables renversées, meubles brisés, habits salis et déchirés, le tourbillonnant Buster provoque les pires catastrophes qui n’ont pour limites que son imagination fertile.

outcault-buster-brown01Richard F. Outcault, page extraite de Buster Brown et ses résolutions, Hachette et Cie, 1903. Source : Gallica.bnf.fr



Outcault se plaît à figer ces moments paroxystiques où les visages se contractent jusqu’à la grimace et les corps se contorsionnent de façon peu naturelle. Cette expressivité outrée se retrouve dans le cinéma des débuts, avec lequel la bande dessinée du tournant du XXe siècle est intimement liée. Buster Brown se nourrit des films burlesques de son époque, tout en offrant des scènes défiant les lois de la Physique, que seule la bande dessinée peut alors rendre réelles sur le papier. C’est comme si le dessinateur appliquait une violente décharge électrique à ses personnages pour mieux en saisir les convulsions, le moment où tout se crispe en un instant comique. A chaque strip, on attend, comme dans la série Little Sammy Sneeze que Winsor McCay dessine à la même époque, ce moment où l’action va s’emballer, où tout va dégénérer.

Comme toujours dans ce type d’histoire, la morale est sauve à la fin et l’enfant terrible n’échappe jamais à sa punition. Le strip se termine à chaque fois par une case représentant Buster, repenti, ayant fini d’écrire sa bonne résolution du jour sur une grande feuille. Dans cette dernière vignette, c’est l’écrit qui prend le dessus sur l’image, comme pour venir contrebalancer l’orgie visuelle qui vient de précéder.

 

outcault-buster-brown02Richard F. Outcault, page extraite des dernières aventures de Buster Brown, Hachette et Cie, 1910. Source : Gallica.bnf.fr

La feuille manuscrite s’étale sur une grande surface de la vignette, laissant peu de place au dessin. Ce carton final vient-il rassurer les parents inquiets de cette débauche de catastrophes graphiques qui pourraient subvertir leur progéniture ? La lecture de ces lignes d’écriture viendrait alors calmer les esprits échauffés…

Le strip connut un succès considérable qui dépassa largement les frontières des États-Unis. En France, Buster Brown est publié dans le supplément dominical de comic strips que propose la version européenne du New York Herald à partir de 1904, puis se retrouve dans les librairies : une dizaine d’albums rassemblant les aventures du garçon et son chien fut publiée par Hachette entre 1907 et 1928  (1). Gallica, qui continue de numériser les trésors du fonds de la bibliothèque de l’Heure joyeuse, a récemment mis en ligne trois de ces recueils [mise à jour du 7 mai 2018 : ce sont aujourd’hui 7 albums qui sont consultables via Gallica] :

 

Cette bande dessinée américaine est l’une des premières à être traduite en France  (2). Il est très probable que ce soit aussi l’une des premières à proposer aux lecteurs français une histoire dont les dialogues ne se font qu’avec des bulles. Buster Brown fit des émules et engendra quelques cousins français, à l’exemple de Fifi Céleri et son chien Quiqui, qui parut dans L’Illustré national (et ses nombreuses déclinaisons régionales) entre novembre 1904 et février 1905. Fifi Céleri est l’œuvre d’O’Galop, pseudonyme de Marius Rossillon (1867-1946), qui, comme on le voit ci-dessous, reprend tout les ingrédients du strip, n’oubliant pas les résolutions sur le tableau noir en case finale. O’Galop combine des bulles et des légendes sous ses vignettes, il semble qu’à l’époque encore, même si le dispositif est connu, ni lui, ni la presse ne soit prêt à faire le grand saut du tout phylactère.

O’Galop, « La première culotte de Fifi Céleri », Mémorial d’Amiens, 20 novembre 1905. Source : Gallica.



Par ailleurs, on se souviendra qu’O’Galop et Richard F. Outcault ont tout deux donné dans les années 1890 une version du gag viral mettant en scène un « serpent à pattes ».

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Mise à jour du 9 décembre 2014 : Le supplément hebdomadaire du quotidien parisien Le Petit Journal, Le Petit Journal illustré de la jeunesse voit le jour le 16 octobre 1904. En une de son premier numéro, la revue pour enfants proposa une imitation de Buster Brown intitulé « Les exploits de Turc, Jacasse et Cie ». Ce pastiche est signé par le dessinateur Blonval qui rebaptise Buster en Petit-Pierre et son dogue Tige en Turc, et adjoint au duo originel une pie nommée Jacasse. La série, qui combine bulles et textes en légendes, apparaîtra au moins jusqu’en décembre 1905.



blonval-turc-jacasse01blonval-turc-jacasse02Blonval, « Les exploits de Turc, Jacasse et Cie », Le Petit Journal illustré de la jeunesse, n° 63, 24 décembre 1905. Source : Töpfferiana.



Mise à jour du 28 mai 2015 :
Cet article a été traduit en italien par Matteo Maculotti sur son site Bambinietopi.it : La bellezza convulsiva di Buster Brown.

Mise à jour du 29 avril 2016 : Trois nouveaux albums édités par la Librairie Hachette sont désormais disponibles sur Gallica : Buster Brown, son chien Tiger et leurs aventures, Buster Brown recommence  et Buster Brown est incorrigible.

 

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Mise à jour du 17 avril 2019 : Nous apportons des informations complémentaires sur la publication, la réception et la traduction en France de la série de Richard F. Outcault dans notre article « Buster Brown in France ».

Mise à jour du 6 avril 2024 : Un autre sosie français de Buster Brown apparaît dans la revue Mon Dimanche du 10 décembre 1905. L’histoire en images est signée Raoul Thomen qui s’inspire de l’épisode « Buster Brown – He helps his Mama with her Tea Party » paru dans The New York Herald du 14 février 1904.

Thomen, « Une riche idée », Mon Dimanche, 10 décembre 1905. Source : Gallica.fr

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  1. Ces dates ont été corrigées suite à la mise à jour du 8 mars 2019, voir en fin d’article.[]
  2. Little Sammy sneeze de Winsor McCay fut également traduit et proposé en album par Hachette en 1906 sous le titre Petit Sammy éternue.[]
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