Fer de lance de la nouvelle génération de journaux pour la jeunesse qui fleurit au tout début du XXe siècle, l’histoire en images s’affiche désormais dès la première page. Reconnaissable avec son gaufrier de cases uniformes et son texte placé en-dessous, directement inspiré du modèle traditionnel de l’imagerie d’Épinal, elle est immédiatement identifiable par son jeune lectorat-cible, parmi la multitude des revues illustrées dont regorgent les devantures des kiosques à journaux de cette époque.
Initiée et systématisée par les éditions Fayard avec ses revues La Jeunesse illustrée et Les Belles images, lancées respectivement en 1903 et 1904, cette stratégie est rapidement reprise par la quasi-totalité des nouveaux titres de presse pour enfants qui apparaissent par la suite (1).
Quelques couvertures de la presse illustrée enfantine en 1904. De gauche à droite : La Jeunesse illustrée, Le Jeudi de la jeunesse, La Jeunesse moderne et Le Petit Journal illustré de la jeunesse. Source : Gallica.bnf.fr et Töpfferiana.
À sa création quelques années plus tard par les Publications Offenstadt, L’Épatant ne déroge pas à cette nouvelle norme, sans toutefois complètement s’y conformer tout comme nous allons le voir. Publié pour la première fois le 9 avril 1908, ce nouvel hebdomadaire souhaite se différencier de ses concurrents destinés aux enfants sages de la bourgeoisie (La Jeunesse illustrée, Les Belles Images ou La Semaine de Suzette), s’adressant volontairement à un public populaire : vendu au prix modique de 5 centimes, son contenu se montre bien moins soucieux de bienséance et de moralité que ses rivaux (2). Ses histoires en images privilégient l’humour burlesque et le comique troupier ; les textes en légendes des cases (et leurs rares bulles) fleurtent régulièrement avec une langue orale parsemée d’argot. La série-phare de cette revue, La bande des Pieds nickelés de Louis Forton, qui narrent les fameuses tribulations d’un trio de loustics peu recommandables, rois de l’embrouille et de l’escroquerie, en est la parfaite incarnation.
Première époque : Perforations et perturbations diverses
Lors de sa première année d’existence, L’Épatant s’aligne sur les autres titres pour la jeunesse, reproduisant en couverture une histoire en images. Cependant, la revue joue plusieurs fois avec cette convention, y ajoutant quelques effets spectaculaires pour en perturber la monotonie, marquant ainsi sa différence avec ses concurrents. Ainsi, sur la une du tout premier numéro (9 avril 1908) dessinée par Albert Lanmour, la tête d’un jeune soldat crève littéralement la couverture dans un effet de trompe-l‘œil. Tel un diable sortant de sa boîte, il déchire la page qui proposait le gaufrier attendu pour offrir son visage hilare en gros plan. Le revers des morceaux déchirés de la feuille permet, d’une manière habile, de présenter les différents contenus que propose le nouveau journal.
Couvertures de L’Épatant : à gauche, n° 1 du 9 avril 1908 par Albert Lanmour ; à droite, n° 9 du 4 juin 1908 par Louis Forton. Source : Gallica.bnf.fr
Rebelote pour la une du neuvième numéro (4 juin 1908) sur laquelle la bande des Pieds nickelés fait son entrée fracassante : au volant d’une voiture, qu’on devine roulant à toute vitesse, le trio transperce la couverture et son histoire en images, comme s’il défonçait une vitrine.
À plusieurs reprises, l’hebdomadaire renouvelle ce jeu iconoclaste, alternant avec des couvertures classiques. La même année, à quelques semaines d’intervalle, la une est trouée par un cheval ruant et éjectant son cavalier (27 août 1908), par une locomotive à vapeur et sa cheminée fumante (1er octobre 1908) ou encore un assassin, un couteau sanglant entre les dents, fuyant la police (24 décembre 1908). Cette dernière image annonce le premier épisode de l’histoire en images comique « Mémoires secrètes du décapité parlant » signée par Piwitt dans laquelle le héros nommé Becdazur, qui maîtrise avec autant de facilité le surin que le jeu de mot, raconte sans remords les « bons coups » qui lui valurent de finir sur l’échafaud.
Couvertures de L’Épatant, de gauche à droite : n° 21 du 27 août 1908 de Forton, n° 26 du 1er octobre 1908 par E. Nicolson et n° 38 du 24 décembre 1908 par Piwitt. Source : Gallica.bnf.fr
Sur la couverture du 14 janvier 1909 que signe André Vallet, c’est un cavalier en tenue et sa monture qui semblent agresser le lecteur. Le cheval, qui nous montre sa croupe, donne un coup de sabot, balançant des mottes de terre, à moins que ce ne soient ses crottins… L’équidé et son maître ne déchirent pas la page mais viennent se placer devant le gaufrier de cases, tout en interférant avec celles-ci : les soldats qui y sont dessinés sont ainsi effrayés par la ruade de l’animal (cases 1, 2 et 5) dont la queue en fouette d’autres (case 3) ; dans le même temps, le cheval mord le postérieur d’un personnage (case 4), tout en écrasant avec ses sabots le pied (case 7) et la main (case 8) de deux autres malheureux.
Couverture de L’Épatant n° 41 du 14 janvier 1909 par André Vallet. Source : Gallica.bnf.fr
D’autres moyens graphiques sont utilisés sur les premières pages, procédant toujours de la même idée : perturber, voire gêner la lecture de l’histoire qui figure en première couverture. Sur le numéro du 11 février 1909, Louis Forton dessine un clown de dos qui s’interpose entre lecteur et la couverture du journal qu’il tient dans ses mains, les bras grands ouverts dans un effet de mise en abyme. Cachant ainsi en grande partie l’histoire en images qui démarre et se poursuit sur la page suivante, le bouffon nous montre son postérieur sur lequel figure une lune… Le message est clair !
Le même principe d’un personnage s’interposant devant un gaufrier narratif est repris pour la couverture du 29 avril 1909, Forton y ajoutant un effet de perforation : un badaud, revenant du marché avec ses paniers, est alpagué par un clown dont la tête transperce une case de l’histoire en images. Cette irruption fait se confondre le papier du journal avec la toile d’un chapiteau de cirque. S’exprimant avec une bulle, la tête grimée interpelle le curieux surpris par cette apparition inattendue : « Dis donc, faut-il te prêter un rond pour acheter ce numéro ? Vas ! N’hésite pas à sortir un sou de ta poche, tu rigoleras toute la journée ! » On achète L’Épatant comme on achèterait un billet de spectacle comique, les pages intérieures promettant le même genre d’amusements qu’une piste aux étoiles.
Couvertures de L’Épatant par Louis Forton : à gauche, n° 45 du 11 février 1909 ; à droite, n° 56 du 29 avril 1909. Source : Gallica.bnf.fr
Notons également la une du 4 février 1909, sans histoire en images en fond mais dont la matérialité du papier est suggérée dans un effet de trompe l’œil : André Vallet dessine un troupier à la renverse, déséquilibré par un bouledogue qui fonce tête la première et emporte dans sa gueule le bas de son pantalon d’uniforme. Le soldat tente de se rattraper en s’agrippant à la page de la couverture, la saisissant et la plissant à pleine mains pour éviter de tomber. Dans un mouvement brusque, son pied gauche glisse et déchire le papier.
La dernière couverture qui présente un faux accroc est celle du 15 avril 1909 qui, contrairement aux précédents exemples, sert le sens de l’histoire en images, renforçant un effet narratif : la case finale de cette bande dessinée (une arnaque au spiritisme signée Vallet) se déploie sur toute la partie centrale de la une qu’elle lacère pour mieux s’étaler. Ce déchirement accompagne l’envolée surprise dans les airs de la famille spirite, venant mordre légèrement sur les autres vignettes de la page.
Couvertures de L’Épatant par André Vallet : à gauche, n° 44 du 4 février 1909 ; à droite, n° 54 du 15 avril 1909. Source : Gallica.bnf.fr
Après avoir été déclinées selon différentes variantes, ces expériences de couvertures accrocheuses semblent s’épuiser d’elles-mêmes. Si elles restent minoritaires par rapport aux unes conventionnelles publiées pendant cette première année d’existence, elles permettent à L’Épatant de rappeler qu’il n’est pas un journal aussi sage que ses concurrents, jetant un pavé dans la mare d’une presse enfantine bien trop paisible à son goût.
Deuxième période : Torgnoles et viandages
À partir de mai 1909 et jusqu’en 1939, la une de L’Épatant ne propose quasiment plus d’histoire en images mais affiche désormais une grande illustration unique (3). L’image choisie pour figurer en couverture est un avant-goût de l’une des histoires en images à retrouver en pages intérieures. Elle en reprend l’un de ses moments forts, souvent une scène paroxystique mêlant humour et action. L’artiste redessine la scène, avec plus de détails et de soin, améliore la composition pour la rendre plus dynamique et accentuer son impact visuel.
Deux couvertures et les cases dont elles sont inspirées. L’Épatant n° 227 du 8 août 1912 par E. Nicolson et n° 792 du 4 octobre 1923 par Louis Forton. Source : Gallica.bnf.fr
De plus, pour amplifier leur attractivité visuelle, ces nouvelles couvertures sont surchargées d’ornementations colorées des plus voyantes : les marges autour de la manchette du journal et de l’illustration, laissées habituellement vides, sont comblées par des aplats ou des motifs (rayures, croisillons, carreaux, pois, etc.) imprimés en couleurs criardes qui varient à chaque numéro (4).
Ce changement de stratégie éditoriale est à nouveau l’occasion pour le journal des Pieds nickelés de se différencier de ses rivaux en se détournant définitivement de la pratique éditoriale liée à la presse enfantine qui consiste à publier une histoire en images en couverture. C’est aussi un choix qui permet au journal d’élargir son public et de s’adresser à un lectorat plus âgé, adolescent (5). Mais c’est aussi pour L’Épatant l’occasion d’affirmer plus directement son identité et la singularité de son ton : en examinant les couvertures de cette seconde période, on remarque la forte récurrence de représentations de scènes de violence physique – accidents, bagarres ou agressions diverses et variées – dépeintes dans un registre burlesque.
Ci-dessous, voici une sélection de couvertures de L’Épatant datant de 1909 à 1935, principalement signées par Louis Forton mais aussi par Maurice Watt, E. Nicolson, P. Siva (Georges Pavis), Albert Lanmour, Pol Petit, André B. Hall ou Raoul Thomen (Source : Gallica.bnf.fr) :
Les dessinateurs font preuve d’une grande imagination dans la palette des tortures et du sadisme qu’ils font subir à leurs victimes, des bourgeois ou hommes ordinaires la plupart du temps. Les gifles pleuvent, tout comme les coups donnés par des poings, des pieds ou des genoux. Les accidents sont spectaculaires et douloureux, causés le plus souvent par des chutes (escalier, cheval, arbre, etc.) ou par divers objets et meubles défiant la gravité. Les animaux sont aussi dangereux que les humains, donnant des coups de sabots ou de cornes, menaçant et attaquant avec leur mâchoire ou leur dard. Les corps maltraités subissent les pires dégradations : cognés, propulsés, écrasés, assommés, brûlés, aspergés, ensevelis, explosés… Cependant, la contondance est de règle : il n’y a pas d’effusions de sang, ni de blessures par armes blanches ou à feu. Le registre de ces unes de L’Épatant est à rapprocher de celui des numéros de clowns ou des théâtres de Guignols et elles préfigurent le genre du slapstick au cinéma.
Bouche béante, yeux ronds écarquillés, cheveux dressés… les visages des victimes se tordent de douleur ou sont déformés par l’effroi ou la sidération. Quelques couvertures, principalement dessinées par Forton, se focalisent sur un visage meurtri, détaillant dans un gros plan les lésions subies : tuméfactions, bosses, cocards, dents en moins (10 avril 1913 et 29 novembre 1917), boursoufflures causées par des piqures de guêpes (7 mars 1918). Sur la une du 2 octobre 1913 s’étire une énorme bouche grande ouverte de stupéfaction. Ces trognes ressemblent à des masques de carnaval ou aux cibles d’un jeu de massacre, rappelant une fois encore l’ambiance foraine.
Couvertures de L’Épatant, de gauche à droite : n° 262 du 10 avril 1913 par Pol Petit, n° 287 du 2 octobre 1913 par Lanmour et n° 489 du 29 novembre 1917 par Forton. Source : Gallica.bnf.fr
Le pendant de cette galerie se trouve sur la une de L’Épatant du 1er février 1912. La revue fête son 200e numéro avec une image plutôt originale signée Lanmour : un homme représenté de face pointe un revolver directement vers le lecteur. Cette scène est l’amorce d’une histoire de Jo Valle en pages intérieures intitulé « Le hoquet d’Hector Boyaux ». Elle évoque un duel qui s’y déroule, mais est bien plus expressive et spectaculaire que les cases qui y font référence. La violence s’exprime ici par la menace frontale, directe et implacable de l’arme dirigée contre le lecteur qui devient à son tour une cible (6).
Albert Lanmour, L’Épatant, n° 200 du 1er février 1912. Source : Gallica.bnf.fr
« De quoi faire sursauter d’horreur un esthète »
Dès son apparition, L’Épatant est condamné par les éducateurs et les ligues de moralité pour son immoralité et sa vulgarité. Dans la revue Romans-revue qu’il dirige, l’abbé Louis Bethléem trie le bon grain de l’ivraie parmi les lectures destinées à la jeunesse. Le fameux chef de file des défenseurs de la moralité et des pourfendeurs du vice s’en prend violemment à certaines publications dépravantes destinées aux enfants qui « multiplient, surtout en première page, les enluminures aux tons violents, elles visent au “tape à l’œil” (7) ». En ligne de mire, la revue des Pieds nickelés est classée parmi les « journaux mauvais », c’est-à-dire « gravement dangereux, scandaleux, malfaisants pour les enfants et adolescents et même la plupart des lecteurs » (8) ». Parmi les griefs qui lui sont reprochés : « des trognes multicolores, des nez pavoisés à l’alcool, des profils ahurissants, des yeux en boules de loto, des formes invraisemblables et une orgie de tons éperdument rouges, jaunes ou verts… de quoi faire sursauter d’horreur un esthète (9). »
La violence burlesque des histoires en images et des couvertures L’Épatant n’est pas nouvelle, et il est possible de la rapprocher de certaines scènes tirées de comics américains, notamment de Buster Brown, la série de Richard F. Outcault traduite et publiée en France depuis 1907 en album par les éditions Hachette. Chez les deux, se retrouvent les mêmes « scènes particulièrement explosives et survoltées » dans lesquelles sont figés « ces moments paroxystiques où les visages se contractent jusqu’à la grimace et les corps se contorsionnent de façon peu naturelle », pour reprendre les termes que nous avons utilisés dans notre article intitulé «La beauté convulsive de Buster Brown ».
Scène tirées des albums de Buster Brown publiés par Hachette. Source : Gallica.bnf.fr
Étonnamment, les premiers comics américains qui sont publiés en France échappent à la colère des moralisateurs. Quelques-uns des albums de Buster Brown sont même recommandés pour les jeunes lecteurs par l’abbé Bethléem qui les range dans la catégorie « albums exclusivement amusants » pour les enfants de 5 à 8 ans (10). Malgré les diableries du jeune américain de bonne famille, il faut croire que la morale finale de ses histoires sauve son cas… Il en sera tout différemment avec l’arrivée dans les kiosques à partir de 1934 du Journal de Mickey et de ses épigones. Cette nouvelle génération d’illustrés propose de nombreuses productions américaines qui seront cette fois honnies par les mêmes défenseurs de la jeunesse (11).
Crimes et faits divers à la une
Une autre comparaison est possible entre les couvertures de la seconde période de L’Épatant et celles d’une autre presse illustrée et populaire se développant à la même époque. Au début du XXe siècle, un fort sentiment d’insécurité s’installe en France, la délinquance devient un enjeu politique et électoral qui divise le Bloc des Gauches et l’opposition conservatrice. Ce climat sécuritaire et le dynamisme de la presse de masse encouragent les éditeurs à créer des revues populaires entièrement consacrées aux crimes et aux faits divers sanglants (12). Ce thème, déjà présent ponctuellement en une de supplément illustré de grands quotidiens comme Le Petit Journal, devient exclusivement celui de deux nouveaux hebdomadaires, Les Faits-divers illustrés (éditions Rouff) lancé en 1905, suivi quelques années après par L’Œil de la police (éditions Tallandier) en 1908.
Sur leur couverture, ces deux titres proposent systématiquement une grande image tirée d’un drame récent (crime, suicide, catastrophe naturelle, accident automobile ou de chemins de fer, incendie, etc.), avec quelques phrases en accroche, démarrant un récit qui continue dans les pages intérieures. Le dessinateur choisit de représenter l’événement dans son moment paroxystique, exacerbant sa dramatisation et son expressivité.
Ci-dessous, voici une sélection de couvertures sanglantes tirées des Faits-divers illustrés, de L’Œil de la police et du supplément illustré du Petit Journal, parues entre 1906 et 1909 (Source : Gallica.bnf.fr) :
La violence des unes de ces journaux, dont on ne s’étonnera pas qu’ils sont également conspués par l’abbé Bethléem (13), est représentée d’une manière bien plus outrancière, sanglante et macabre que celle de la revue des Pieds nickelés. Cependant, les couvertures de L’Épatant réalisées à partir de 1909 ont pu trouver leur inspiration dans cette nouvelle esthétique spectaculaire, en l’adaptant à son ton et à son contenu : il s’agit de la même volonté de montrer la souffrance d’autrui, causée par une agression ou un accident, mais le but et les moyens graphiques sont fondamentalement différents.
À gauche : Les Faits-Divers illustrés n° 159 du 5 novembre 1908 ; à droite : L’Épatant n° 9 du 4 juin 1908. Source : Gallica.bnf.fr
Ainsi, les unes des journaux de faits divers, portées par une représentation réaliste, suscitent l’effroi ; au contraire, celles du journal des Pieds nickelés sont sans voyeurisme ni arrière-pensées sécuritaires, elles cherchent à divertir et faire rire par leur bouffonnerie et leurs exagérations caricaturales. Les formes sont simples, les décors épurés et les couleurs vives et posées en aplat.
À gauche : Les Faits-Divers Illustrés, n° 70 du 21 février 1907 ; à droite : L’Épatant, n° 44 du 4 février 1909. Source : Gallica.bnf.fr
Aux taches de sang qui éclaboussent abondamment les couvertures des Faits-divers illustrés ou de L’Œil de la police répondent sur celles du journal humoristique les symboliques étoiles et autres emanatas, ces conventions graphiques traduisant un mouvement, un choc, ou encore un état physique ou psychologique.
Quelques emanatas tirés de couvertures de L’Épatant, 1910-1919. Source : Gallica.bnf.fr
Sur les unes de la presse de fait divers, les victimes sont saisies pour la plupart dans leur dernier instant avant la mort. Leurs corps sont meurtris par des armes à feu, tailladés par des armes blanches ou encore mutilés par des véhicules ou des animaux fous. À l’inverse, sur celles de L’Épatant, point de sang. Les rares revolvers sont seulement menaçants et les coups portés par des objets ne sont jamais fatals. Malgré les souffrances infligées, les corps conservent une certaine élasticité, selon le principe du burlesque qui permet au héros récurrent de revenir à chaque nouvel épisode comme si rien ne lui était arrivé.
À gauche : L’Œil de la police n° 115 de 1911 ; à droite : L’Épatant n° 114 du 9 juin 1910. Source : Gallica.bnf.fr
Numéro après numéro, les unes de la presse de L’Œil de la police et de ses confrères accumulent les visions d’horreur, participant à l’ambiance d’insécurité croissante de ce début de XXe siècle. L’Épatant, au contraire, désamorce chaque semaine cette pression angoissante en offrant à ses lecteurs une décharge explosive et réjouissante, qui divertit à l’inverse d’exploiter le fait divers.
La guillotine divise
La question de la suppression de la peine de mort, qui enflamme les débats publics à partir de 1907, offre un exemple frappant de la différence de traitement que propose ces différents journaux. Engagement électoral du gouvernement de Clémenceau, le projet de mettre fin à la peine capitale indigne une grande partie de la presse qui fait campagne contre. L’exemplarité du châtiment et la peur que la guillotine doit inspirer deviennent des thèmes graphiques majeurs dans les suppléments illustrés des journaux à grand tirage et les journaux de faits divers (14). Ceux-ci multiplient les couvertures illustrées par des scènes d’exécution de condamnés pour crimes atroces (15) ou montrent des criminels effrayés à la simple vue de l’échafaud (16).
C’est une tout autre ambiance que présente la couverture de L’Épatant du 24 juin 1909. À cette date, le projet de loi prévoyant l’abolition de la peine capitale a été rejeté par l’Assemblée nationale six mois auparavant et les exécutions publiques ont repris. Annonçant le dernier épisode des « Mémoires secrets du décapité parlant », la une dessinée par Piwitt représente son héros, le criminel Becdazur, qui réussit à s’échapper le jour de son exécution. Hilare et gratifiant d’un pied de nez à la foule mécontente qui tente de le rattraper, il s’enfuit la guillotine autour du cou.
À gauche : « La prison n’effraye pas les apaches. La guillotine les épouvante », Le Petit Journal, n° 922 du 19 juillet 1908 ; à droite : Piwitt, « La dernière blague de l’ami Becdazur », L’Épatant n° 64 du 24 juin 1909. Source : Gallica.bnf.fr
Lors de sa première apparition dans le numéro du 24 décembre 1908, Becdazur avait déjà eu les honneurs de la couverture, fuyant déjà la police avec autant d’insolence, il perçait la page le couteau entre les dents (voir plus haut). Pour son dernier tout de piste, le condamné à mort, dont le châtiment était annoncé depuis le début, échappe à nouveau à la Justice et au policier Duflair qui le poursuit inlassablement. La séquence finale de l’histoire en images dont s’inspire cette couverture est des plus comiques : sur l’échafaud, Becdazur fait tournoyer la guillotine autour de son cou, faisant un « moulinet terrible » qui éloigne ses poursuivants et lui permet de fuir. Avec cette intrusion dans l’actualité, L’Épatant prend de façon flagrante le contre-pied des journaux de faits divers. Ici, pas d’image édifiante ni de dénonciation de la criminalité. Au contraire, l’immoralité de cette scène, désamorcée par son grotesque, valorise le voyou dont on met en scène avec humour les filouteries et autres forfaits, dans le pur esprit de ce journal (17).
Raoul Thomen, entre L’Épatant et L’Œil de la police
Pour conclure, quelques mots sur Raoul Thomen, dessinateur polyvalent. Lors de sa première année d’existence, L’Œil de la police proposait la plupart du temps une couverture sous forme d’histoire en images racontant des faits divers, probablement pour se différencier de son modèle et rival Les Faits divers illustrés. Beaucoup plus libre et changeant à chaque numéro, la mise en page de cette une ne ressemblait pas au modèle rigide en usage dans la presse pour la jeunesse. Les cases varient en forme et en taille, et s’enchevêtrent parfois les unes avec les autres, laissant une place plus importante à la scène centrale censée être la plus spectaculaire.
Couverture de L’Œil de la police, 1908-1909. Source : Gallica.bnf.fr
La première de ces unes (n° 5, 22 février 1908) est signée par Raoul Thomen (1876-1950) qui est l’un des piliers des publications humoristiques de la maison Offenstadt, notamment de L’Épatant. Sa collaboration à L’Œil de la police, concomitante à celle de la revue des Pieds nickelés, commence avec le premier numéro en 1908, mais s’arrête avant la fin de l’année. Le dessinateur adapte son style graphique selon les deux publications, mais est moins à l’aise dans la veine réaliste.
Deux couvertures signées par Raoul Thomen à quelques semaines d’intervalles : L’Œil de la police n° 5, [22 février] 1908 et L’Épatant n° 2, 16 avril 1908. Source : Gallica.bnf.fr
En alternance avec son collègue Henry Steimer, ils donnent également en dernière page du journal un panorama de l’actualité du crime en France et à l’étranger sous forme de vignettes agencées dans des compositions originales et dynamiques, mais qui n’ont rien de séquentielles.
Quatrièmes de couverture de L’Œil de la police, 1908-1911. Source : Gallica.bnf.fr
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- Dès 1904, une histoire en images orne la couverture des nouveaux journaux qui sont créés dans le sillage de La Jeunesse illustrée : La Joie des enfants de Félix Juven, Le Jeudi de la jeunesse de Jules Tallandier, L’Illustré pour la jeunesse et la famille des frères Offenstadt, Les Images pour rire de Jules Rouff, La Jeunesse moderne de Henri Geffroy et Le Petit Journal illustré de la jeunesse, supplément hebdomadaire du quotidien Le Petit Journal. Idem l’année suivante pour La Semaine de Suzette créée par les éditions Gautier-Languereau en 1905. À noter qu’au cours de l’année 1904, c’est au tour de L’Illustré national et de ses nombreuses déclinaisons régionales, qui existe depuis 1898 et qui est probablement le journal illustré humoristique le plus diffusé en France, de suivre le mouvement. Les revues anciennes pour enfants comme Mon Journal, Saint-Nicolas ou L’Écolier illustré, qui sont nées à la fin du XIXe siècle et dont l’histoire en images n’est et ne restera qu’une composante mineure de leur contenu éditorial, restent fidèles au choix d’une image unique pour illustrer leur couverture.[↩]
- Les publications Offenstadt ont lancé en 1904 un journal pour enfants copiant La Jeunesse illustrée jusque dans son titre, L’Illustré de la jeunesse et de la famille, qui est vendu 5 centimes, comme L’Épatant.[↩]
- Seule exception : de septembre 1937 à octobre 1938, à l’occasion d’une nouvelle série du journal, la bande dessinée réapparaît en couverture, avec deux séries qui se superposent : Les Pieds nickelés dessiné par Aristide Perré et Popol le joyeux pompier de Bill Holman.[↩]
- Ces surcharges colorées disparaissent après le numéro du 23 avril 1925, les marges redeviennent alors vides.[↩]
- On remarquera qu’en 1909 les journaux humoristiques ou satiriques avec une image unique en première page sont en grand partie destinés aux adultes ou tout du moins à la famille, comme Le Pêle-Mêle, Le Journal amusant, Le Rire, La Chronique amusante, Le Sourire, etc.[↩]
- Quelques mois après ce 200e numéro de L’Épatant, la revue illustrée newyorkaise Puck publiera une couverture similaire : cette fois, c’est un Père Noël dessiné par Will Crawford qui pointe un pistolet avec pour légende : « Hands up ! As Santa Claus Looks to some of Us » (n° 1867, 11 décembre 1912). En 1903, le même dispositif frontal était utilisé pour la fameuse séquence du cowboy tirant sur le spectateur dans le film The Great Train Robbery réalisé par Edwin S. Porter. Cette scène faisait également référence à l’un des dessins d’une page publiée dans The Graphic du 8 août 1891 intitulée « A Train Robbery in Colorado », comme l’a signalé Thierry Smolderen dans son article « Les débuts de la bande dessinée dans l’Illustrated London News » consultable sur neuvième art 2.0 : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article357.[↩]
- H. David, « L’Épatant », Romans-revue, Guide général de lecture, n° 10, 15 octobre 1912, p. 765.[↩]
- Louis Béthléem, « Les journaux pour enfants et adolescents. Les journaux mauvais », Romans-revue, n° 12, 15 décembre 1912, p. 914.[↩]
- Idem, p. 769.[↩]
- Jean de Lardélec (pseudonyme de Louis Bethléem), « Des livres pour nos enfants », Romans-revue, guide de lectures, n° 10, 15 octobre 1921. Figurent également dans la catégorie l’édition française du Petit Sammy éternue de Winsor McCay (1906), mais aussi des albums de Benjamin Rabier, et de manière inattendue, le troisième recueil de planches de Caran d’Ache édité par Plon qui date de 1892…[↩]
- Voir Jean-Yves Mollier, « Aux origines de la loi du 16 juillet 1949, la croisade de l’abbé Bethléem contre les illustrés étrangers », in « On tue à chaque page ! » La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, éditions du Temps / CNBDI, 1999, p. 17-33. Sur l’avis de l’abbé Bethléem à propos du Journal de Mickey, voir notamment « Questions et réponses », Revue des lectures, n° 3, 15 mars 1935 et Jean de Lardélec, « Le Journal de Mickey », Revue des lectures, n° 5, 15 mai 1936.[↩]
- Michel Dixmier, « Les revues de faits divers criminels à la Belle époque », Michel Dixmier et Dominique Willemin, L’Œil de la police, Crimes et châtiments à la Belle époque, éditions Alternatives, 2007, p.7-11.[↩]
- Tout comme L’Épatant, L’Œil de la police est classé parmi les « journaux mauvais » par l’abbé Bethléem. Voir « Les journaux pour enfants et adolescents. Les journaux mauvais », op. cit.[↩]
- Frédéric Chauvaud, « La peine capitale en images à la Belle Époque », Les Cahiers de la Justice, vol. 1, n° 1, 2019, pp. 21-34. Consultable en ligne : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2019-1-page-21.htm.[↩]
- L’Œil de la police, n° 3, n° 5, n° 7 et n° 49 de 1909, n° 71 , n° 92 et n° 101 de 1910, et n° 214 de 1913 ; Les Faits-Divers illustrés, 21 janvier 1909.[↩]
- L’Œil de la police, n° 49 de 1908, Le Petit Journal, supplément illustré des 19 juillet et 27 décembre 1908.[↩]
- Une vingtaine d’années plus tard, une autre couverture de L’Épatant représentera une scène d’exécution : sur la une du 5 novembre 1931, les Pieds nickelés, déguisés en bourreau et en procureurs, accompagnent un condamné à la guillotine. Ce sont eux qui étaient destinés à la mort mais grâce à l’une de leurs embrouilles légendaires, ils ont réussi à retourner la situation pour échapper à leur sort dans un renversement des rôles insupportable pour les tenants de l’ordre et de la morale.[↩]
Bravo et merci pour cet article très complet et fort bien illustré : les comparaisons de couvertures sur un thème similaire sont particulièrement éloquentes. L’outrance, la cruauté et la violence décrites et analysées n’ont elles pas des racines dans cette tradition populaire -je pense aux contes collectés par les frères Grimm- très ancienne* dont l’œuvre graphique d’un Wilhelm Busch (avec ses garnements subissant mille tourments) se fait l’écho ? Cette tradition outrancière se prolonge, me semble-t-il, via les “ Katzenjammer Kids ”, jusqu’au “Jeune Albert ” d’Yves Chaland, bande dessinée qui rétablit la noirceur qui s’était volatilisée chez le Hergé de “ Quick et Flupke ” (alors que Tintin, lui, saigne lorsque des balles l’atteignent). Le filtre moralisateur est un obstacle à cette jubilation chez le lecteur de pouvoir accompagner les personnages dans cette violence (cf. “ Popeye ”, de Segar) dont il sait qu’elle n’affectera pas le héros, qui ne meurt jamais : ceci explique peut-être -entre autres raisons- le moindre succès des deux garnements créés par Hergé.
{*cf. les écrits sur la théorie de l’inconscient collectif et archaïque de Carl Jung, et la qualité initiatique de ces épreuves -blessure horrifiques, mort symbolique- dont les protagonistes se relèvent inévitablement.} PS : il est possible que cette histoire de coups que constitue votre article vous ait amené à cette coquille : “ il s’enfuit la guillotine autour du coup. ”