« Un Bain agité » : un emprunt d’Albert Robida à Wilhelm Busch

robida-bain-agite-pellerin-1892Albert Robida, « Un Bain agité », Imagerie Pellerin, Série aux Armes n° 85, Epinal, 1892. Source : Musée de l’image, Epinal.

Töpfferiana publie le texte de la conférence donnée par Nelly Feuerhahn, rédactrice en chef de la revue Humoresques et chercheur au CNRS, lors des Rencontres du Musée de l’Image d’Epinal du 16 novembre 2013.

«Un Bain agité », cette planche dessinée par Albert Robida et produite à Epinal par Pellerin en 1892 résume en 11 vignettes comment deux garçonnets se soumettent – d’abord à contrecœur puis bientôt avec un éclaboussant plaisir – à une contrainte hygiéniste, symbole de modernité au XIXe siècle.

L’auteur Albert Robida, né à Compiègne le 14 mai 1848 et mort à Neuilly-sur-Seine le 11 octobre 1926, est un dessinateur, lithographe, aquafortiste, caricaturiste et romancier français (1). Ses œuvres d’anticipation sont bien connues, mais il est également un caricaturiste de mœurs non moins prolifique. Dès 1866, âgé de 18 ans, il dessine au Journal amusant, puis dans diverses petits journaux. En 1880, avec l’éditeur Georges Decaux, il fonde sa propre revue, La Caricature, (la troisième du nom (2) qu’il dirige pendant plus de dix ans et dans laquelle Caran d’Ache, Louis Morin, Ferdinand Bac, Job, Maurice Radiguet font leurs débuts.

Les collaborations de Robida à la Presse satirique et humoristique sont nombreuses (3). Actif de 1866 à 1919, il participe à tous les journaux importants de son temps : Le Journal amusant, La Vie parisienne, La Caricature, L’Eclipse, Le Chat noir, Le Rire, Le Courrier français, Le Pêle-Mêle, Le Monde comique, L’Assiette au beurre, Le Rire rouge, La Baïonnette, Fantasio, etc. Il propose également des nouvelles illustrées par ses soins dans les publications pour la jeunesse comme La Jeunesse amusante, La Revue Mame, Le Petit Français illustré, La Joie des enfants, Saint-Nicolas et Mon Journal.

« Un Bain agité » est l’une des seules quatre planches d’images populaires qu’on lui connaisse : deux publiées chez Pellerin à Epinal et deux chez Quantin à Paris (4). Il ne s’agit pas de commandes directes de Pellerin à Robida, mais d’achats faits par Pellerin à Ernest Kolb, le successeur de Robida à la direction de La Caricature après le 25 juin 1892.

Il est fréquent que les planches d’imagerie populaire soient subdivisées en cases, soit par 6, 12 ou 20. Ici, l’originalité consiste à n’en utiliser que onze et à donner une plus grande importance à la septième qui est en position centrale. Le motif est légèrement agrandi en raison de la quantité d’objets représentés, mais plus sûrement avec une intention esthétique.

Les légendes qui commentent les images introduisent des notations ironiques s’adressant plus à un lecteur adulte qu’à des enfants : s’adressant à Toto « maman fait appel à sa raison d’homme » qui ne voudrait pas donner le mauvais exemple à Patapouf. Après que divers objets éclectiques aient été affectés aux jeux dans le bain, les bustes de Voltaire et de Rousseau sont introduits signalant une distinction culturelle et un milieu aisé loin de l’ambiance rurale des publications habituelles chez Pellerin (ill. ci-dessous à gauche).

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Dans l’avant dernière vignette (ill. ci-dessus à droite), les enfants jouent enfin avec plaisir : « Tout va bien maintenant… ». La baignoire est vidée des objets totalement inadaptés à la situation, mais qui en justifiaient par leur incongruité la durée et le ressort amusant.

Le point ultime du pugilat est illustré par les bustes des deux philosophes jetés au sol et ébréchés. Le conflit qui opposa les deux hommes est emblématique des débats qui animèrent en France la pensée philosophique du XVIIIe siècle à nos jours. Cette évocation propose une image en abîme éminemment culturelle et évidemment incommensurable de la dispute des deux frères (5).

A l’origine, « Un Bain agité » est un motif repris du journal satirique La Caricature où il avait été publié le 19 septembre 1885 (6).

 robida-bain-agite-caricature-1885Albert Robida, « Un Bain agité », La Caricature, n°299, 19 septembre 1885. Source : Sandrine Doré.

En 1885, dans La Caricature, l’histoire est en noir et blanc, elle a été colorée au pochoir à Epinal. Le format de la planche d’imagerie est légèrement plus grand que celui de la page de la revue (41,5 x 31,5 cm contre 37,5 x 26,5 cm) et la disposition des vignettes est plus aérée que dans cette dernière.

Robida, père de famille nombreuse, n’a pratiquement pas donné d’histoires avec des petits (7). En 1885 il a déjà quatre enfants : Léo né en 1879, Camille en 1880, Emilie en 1881, Frédéric en 1884, viendront ensuite Henry en 1888, Marguerite en 1890, Jacques en 1896. A cette date, ses deux premiers garçons de 6 et 5 ans ont de toute évidence bien des points communs avec Maurice et Paul de ce bain agité et même leur sœur dont l’existence est évoquée par la poupée.

Aux sources allemandes du motif

Dissimulé dans l’eau du bain d’Albert Robida, ce motif du bain agité en évoque un autre – peu connu – dû à Wilhelm Busch, l’humoriste le plus emblématique de l’Allemagne depuis le milieu du XIXe siècle. Il est né en 1832 près de Hanovre où il est mort en 1908. Busch publie d’abord des farces en images (Bilderpossen), puis collabore au journal Fliegende Blätter (les feuilles volantes) en 1859 avec des histoires courtes en images, accompagnés de brèves légendes (en vers ou en prose) ou sans le moindre texte. Des histoires qu’il donne ensuite également au Münchener Bilderbogen (Feuilles illustrées de Munich). La célébrité de Busch démarra avec l’histoire de deux garnements Max et Moritz (1865). Au fil de sept farces en images, deux galopins propagent la terreur dans leur environnement jusqu’au retournement final qui les réduit à l’état de biscuits mangés par des oies. Les deux enfants du bain de samedi soir ressemblent physiquement à ces deux chenapans, mais en beaucoup plus sages.

En 1868, « Le bain du samedi soir » a paru fragmenté en trois livraisons de la revue de Stuttgart Über Land und Meer. Il s’agit d’un hebdomadaire allemand publié de 1858 à 1923. Son objectif est d’offrir une documentation sur le monde par le texte et par l’image. Il ne s’agit pas d’une revue satirique ou humoristique, mais elle propose des illustrations variées. En 14 vignettes réparties sur les trois livraisons de la revue (6, 4, 4) nous retrouvons le scénario du bain agité.


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Wilhelm Busch, « Das Bad am Samstagabend » (Le bain du samedi soir), Über Land und Meer,
pages parues respectivement les 4, 11 et 18 octobre 1868. Source : Münchener Digitalisierungszentrum.

Les planches des deux dernières livraisons sont insérées entre des textes sans rapport et non humoristiques. Busch a très peu publié dans cette revue dont le titre rappelle celui de Sur terre et sur mer (8) dont il est la traduction (1875-1877), et qui deviendra ensuite Journal des aventures sur terre et sur mer (1877-1915). Or en 1876 Robida travaille pour cette revue créée par Georges Decaux, éditeur avec lequel il fonda également La Caricature en 1880. Par ailleurs, Robida est à Vienne durant le premier semestre de 1873 et participe à la revue autrichienne Der Floh. Cette revue a bien des points communs avec les revues auxquelles contribue Robida et qui donnent une place prédominante à l’élément féminin. De toute évidence, Robida connaissait les dessins et les histoires de Wilhelm Busch, dont Grand-Carteret célèbre l’originalité dans son ouvrage sur la caricature en Allemagne en 1885 (9). La même année, 20 ans après sa publication par Busch, le célèbre album Max et Moritz tire à plus de 100 000 exemplaires. Au point qu’après 1871 Wilhelm Busch arrête ses publications dans la presse et ne donne plus que des albums.

Une autre reprise de Busch par Robida se trouve avec une planche éditée chez Quantin en 1897 sous le titre de « Le moulin de Kerbiniou », qui emprunte beaucoup à « Der Bauer und der Windmüller » (Münchener Bilderbogen n° 300 et 301, 1860, version colorée en 1861). Cependant Robida en modifie le récit. Il fait du paysan un naïf porté sur la boisson et une victime de son manque de jugeote. Le meunier n’est pas en cause.


robida-quantin-s14-01Albert Robida, « Le moulin de Kerbiniou », Imagerie artistique Quantin, Paris, 1897. Source : Töpfferiana.


Chez Busch, il en va tout autrement, le meunier a bien vu le paysan accrocher l’âne à une aile de son moulin et c’est par pure malveillance qu’il le met en marche causant la mort de l’animal. Une seconde planche termine cette histoire ; le paysan rapportant la dépouille de son âne mort à la maison se fait rosser par sa femme. Faisant fi de cette algarade, il cherche une grande scie avec laquelle, au passage, il blesse le nez de la paysanne, et s’en va derechef détruire le moulin pour se venger. Chez Busch, « die Rache ist süss ! », la vengeance est douce ! Busch ne croit pas en la bonté de l’homme, ni aux vertus de l’éducation.


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Busch-der-Bauer-MB-301Wilhelm Busch, « Der Bauer und der Windmüller », Münchener Bilderbogen n° 300 et 301, c. 1861. Source : Konkykru.com.


Cet univers rural est fort éloigné de celui très mondain de Robida, habité de femmes élégantes, excitantes et joyeuses. Dans le cas du bain, la contrefaçon est plus simple, Robida, père de famille de jeunes enfants peut facilement transposer un cadre où ne se trouve aucune trace de malignité. Rire du malheur d’autrui, cette Schadenfreude si souvent présente chez Wilhelm Busch n’appartient pas au registre de Robida.

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Remerciements de l’auteur : L’aide d’Anne Cablé a été déterminante pour l’accès aux documents de l’imagerie populaire de Pellerin et Quantin, également pour la connaissance de leurs particularités éditoriales. Sandrine Doré m’a apporté des indications précieuses sur l’œuvre de Robida et je lui dois en particulier la reproduction de la planche issue de La Caricature de 1885 qui ne figure pas dans les collections de la BnF. Alban Poirier a traité cette planche de telle sorte que son appréciation soit possible dans une excellente qualité. Que tous trois soient chaleureusement remerciés.

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  1. Philippe Brun, Albert Robida (1848-1926). Sa vie, son œuvre suivi d’une bibliographie complète de ses écrits et dessins,dit Promodis, 1984.[]
  2. La Caricature fondée par Charles Philipon (1830-1835), La Caricature provisoire dirigée par Ch. Philipon (1er novembre 1838-30 juin 1839 puis dirigée par Armand Dutacq jusqu’en 1843. Enfin, le titre est repris par l’éditeur Georges Devaux et Albert Robida du 3 janvier 1880 jusqu’en 1892, puis cesse en décembre 1904.[]
  3. Voir Sandrine Doré, « Robida, dessinateur de presse et caricaturiste », Le Téléphonoscope, Bulletin des Amis d’Albert Robida, n°12, septembre 2005, p.60-65. Article consultable sur : http://www.robida.info/chroniqueur.html[]
  4. Pour Pellerin, il s’agit des planches de la Série aux Armes n° 85, « Un Bain agité n°85 » (1892), et n° 182, « Le Modèle » (1896). Les deux planches données à l’imagerie parisienne Quantin sont les feuilles n° 1, « Le Moulin de Kerbiniou », et n° 14, « Le Carrosse du Père Malo », de la série 14 publiée en 1897.[]
  5. On se souvient du Gavroche de Victor Hugo dans Les Misérables (1862) lors de l’émeute de juin 1832, qui chante « Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire, le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau » avant de s’effondrer mourant sur une barricade.[]
  6. La planche a été reprise plus tard dans la revue éditée par Fayard, La Jeunesse amusante, n°72, 1899.[]
  7. Même la série de 4 planches publiée dans La Caricature où il est question d’un Toto, cet enfant n’a pour rôle très bref en première planche que d’illustrer les débuts d’une « carrière » d’adulte. La Caricature, n° 308, 309 et 310, des 21, 28 novembre et 5 décembre 1885.[]
  8. La BnF ne dispose pas de cette revue.[]
  9. John Grand-Carteret, Les mœurs et la caricature en Allemagne, en Autriche – en Suisse, Paris, Louis Westhausser éditeur, 1885, p. 356-357.[]
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