« Histoire de Mr Verjus » par Randon

 

Dix ans après la sortie du douzième album de la « collection des Jabots » — Les Travaux d’Hercule signé en 1847 par le jeune Gustave Doré –, Charles Philipon frappe une ultime fois avec la publication d’un nouvel ouvrage à la Töpffer : Histoire de Mr Verjus par Gilbert Randon. Jusqu’alors passé inaperçu, cet album publié à la fin de l’année 1857 (1) est aujourd’hui consultable sur Gallica.


« Histoire d’un monsieur très-irritable »

Histoire de Mr Verjus est un ouvrage de 50 pages à l’italienne sur le modèle des albums de « littérature en estampes » initié par Rodolphe Töpffer qui racontent une histoire comique par une succession d’images juxtaposées en bande, avec un texte qui court en-dessous (2).

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Dans la première vignette de l’album, Randon se représente lui-même : il tend au lecteur un faire-part annonçant la naissance de son héros (voir la planche ci-dessus). A la suite, on découvre la vie de ce personnage, M. Verjus, présenté dans les publicités du Journal amusant comme « l’homme d’un caractère désagréable » ou encore « un monsieur très-irritable » (3). Il faut dire que son entrée dans l’existence commence mal : sa mère ayant abusé de cornichons pendant sa grossesse, l’enfant naît avec le teint verdâtre. Cette particularité cutanée rappelle celle du héros d’un album éponyme de la « collection des Jabots », M. Lajaunisse, dessiné par Cham en 1839, et qui souffrait comme son nom l’indique d’un teint jaune.

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Le lecteur suit alors les diverses mésaventures du héros, à différentes étapes de sa vie. A son entrée à l’école, ses camarades se moquent de lui et le surnomment Verjus — du nom donné au raisin qui ne mûrit pas et reste vert, dont on tire un suc aigre. Dès lors, il développe un certaine susceptibilité qui ne lui facilitera pas la vie, bien au contraire. Ses péripéties mouvementées se poursuivent lors de son entrée dans le monde ou lors de ses premiers amours, et le conduiront jusqu’à la prison. On retrouve l’homme vieillissant, devenant plus aigre avec le temps et les vicissitudes. Ecœuré par ses incessantes infortunes, il « prend la résolution de rompre tout commerce avec le monde » et s’enferme définitivement dans son appartement. La dernière image de l’album montre sa porte close, sur laquelle les araignées ont fait leur toile.

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Randon n’a d’autre scénario que celui de suivre la vie du malheureux Verjus et de multiplier les séquences comiques. Cette succession sans relief rappelle l’esprit des premières histoires en images de Cham plutôt que les scénarios sophistiqués de Rodolphe Töpffer. Mais Randon est loin d’être un mauvais dessinateur. Par la composition de ses pages et le rythme qu’il crée entre ses vignettes, il donne un dynamisme à certaines séquences qui contrebalance une histoire sans grand relief.

Randon, poulain de l’écurie Philipon

Gilbert Randon est né à Lyon le 9 octobre 1811 et mort à Paris le 30 mars 1884. A 16 ans, après avoir exercé divers métiers, il s’engage dans un régiment de cavalerie. Après sept ans de service, il quitte l’armée avec le grade de maréchal des logis. Par la suite, il pratique le dessin comique, la caricature et la photographie à Lyon dans les années 1840. Il s’installe par la suite à Paris où son cousin Nadar l’appelle. Ce dernier le fit collaborer comme caricaturiste au Journal pour rire. Il intègre alors l’« écurie » de l’éditeur Charles Philipon, participe à de nombreux journaux illustrés où il se fait notamment connaître au début des années 1850 pour ses caricatures de mœurs et ses charges militaires (4).


Gustave Doré, Marcelin, Bertall, Gilbert Randon, Lefils et Béguin : les dessinateurs du Journal pour Rire devant la devanture de la boutique de la maison Aubert. Nadar, Lanterne magique …, Le Journal pour Rire n° 30 du 23 avril 1852. Source : Gallica


A propos de cette dernière spécialité, John Grand-Carteret dira de lui : « Pour connaître le véritable type du « tourlourou » sous le second Empire, c’est Randon qu’il faut chercher, Randon qui touchera aux choses les plus diverses, dont le dessin, dont les sujets, dont les idées sont peuple autant que le crayon de Marcelin est aristocratique. Esprit multiple, possédant de réelles qualités d’étude et d’observation, Randon, malgré son faire souvent pénible, s’est montré toujours très personnel (5). »

Randon pratique exceptionnellement l’histoire en images. Avant Histoire de Mr Verjus, on lui connait une histoire parue dans Le Journal pour rire n° 103 du 17 septembre 1853 : « Un voyage en omnibus, avec correspondance et autres agréments » racontant les déboires d’un bourgeois, M. Moutonnet, qui tente de voyager par ce moyen de transport jusqu’à Versailles. Mais il échouera à quitter Paris, annonçant les futures tentatives d’un autre héros d’histoires en images : le savant Cosinus, dessiné par Christophe (1893-1899), dont les expéditions ne dépasseront jamais les frontières de la capitale…

De la « collection des Jabot » au Musée Français-Anglais

Avec Histoire de Mr Verjus, l’éditeur n’en est pas à son coup d’essai. Dessinateur, homme de presse, éditeur-imprimeur, Charles Philipon fut le directeur de la maison Aubert & Cie, qu’il créa avec son gendre Gabriel Aubert en 1829. En 1839, Aubert publie des versions piratées de trois albums de Töpffer, en commençant par l’Histoire de Mr Jabot. Devant le succès de ces ouvrages, Philipon crée alors la « collection des Jabots » à laquelle s’ajoutent par la suite des histoires originales créées par d’autres artistes, dont Cham et Gustave Doré, sur le même modèle que celui créé par le Genevois. Les volumes de la « collection des Jabot » ne sont pas les seuls albums d’histoire en images du catalogue Aubert. De 1844 à 1851, Philipon édite d’autres albums dans le genre, mais ceux-ci emploient des formats, techniques et compositions différents du modèle töpfferien(6).

En 1857, à l’époque de la publication de l’Histoire de Mr Verjus, Aubert & Cie n’existe plus. En effet, quatre ans auparavant, la maison d’édition fut coupée en deux : Arnauld de Vresse, un ancien employé d’Aubert, acquiert le fonds d’illustrations et d’albums, tandis que Charles Philipon se voue plus exclusivement à la direction et à la publication de journaux illustrés, établissant ses bureaux au numéro 20 de la rue Bergère. Ce dernier associe à ses affaires son fils adoptif, Eugène Marre-Philipon (1832-1874), qui l’assistera, créera ses propres titres de presse. A partir de 1858, quand la maladie empêche Charles Philipon de s’occuper de ses publications, et après sa mort en 1862, Eugène reprend le flambeau éditorial(7).

Continuant à diriger Le Journal pour rire et Le Journal amusant, Philipon crée d’autres titres, comme Le Petit Journal pour rire  ou Les Modes parisiennes. Il poursuit également l’édition d’ouvrages, édités « au bureau » de ses titres de presse. Ainsi c’est l’une de ces nouvelles publications qui figure sur la couverture de l’album Histoire de Mr Verjus : Le Musée Français-Anglais. Ce mensuel, qui parait des deux côtés de la Manche, en français et en anglais (les légendes des illustrations sont dans les deux langues) fut créé en 1855. Le Musée Français-Anglais ne publie pas de caricatures mais de grands dessins réalistes dans le style de ceux de L’Illustration, représentant notamment « des Croquis de la guerre d’Orient, des Vues de l’Exposition, en un mot tout ce qui excite la curiosité du moment »(8), à l’exemple de ceux que donne Gustave Doré. Ayant abandonné la caricature, le dessinateur expérimente divers sujets « réalistes » — scènes de genre, épisodes historiques et pages religieuses — qu’il développera par la suite en peinture.


dore-animaux-feroces1856Exemple de pages dessinées par Gustave Doré dans Le Musée français-Anglais : « Animaux féroces domptés par Madame Labarère, Cirque Napoléon », Le Musée français-Anglais, n° 16, avril 1856. Source : Gallica


Un modèle démodé

La revue étant étrangère à la caricature, il est étonnant de voir Le Musée français-anglais éditer la publication d’Histoire de Mr Verjus. D’ailleurs, aucune publicité pour l’album de Randon n’apparaît dans ses pages. Le Journal amusant n’en fait pas beaucoup plus, au contraire des autres albums de caricatures de Randon publiés à la même époque. Une publicité générale dans son numéro du 19 décembre 1857 fait mention de Mr Verjus pour la première fois, noyé parmi les nombreuses autres publications de Philipon (9).

Ce dernier préfère d’ailleurs mettre en avant les autres albums de Randon qui sont, eux, publiés au bureau du Journal amusant, et qui caricaturent le soldat sous toutes ses formes (10).

L’éditeur assume-t-il la publication de cet ouvrage ? En 1857, les albums d’histoires en images à la Töpffer semblent passés de mode. Il ne vient pas à l’esprit de Philipon de présenter Mr Verjus comme treizième volume de la « collection des Jabots »… L’album de Randon allonge la liste de ceux qui furent publiés sur le même modèle après la vogue de la « collection des Jabots ». Ces albums qui restent pour la plupart sans lendemain (11) s’apparentent davantage à des hommages ou des pastiches qu’à de vrais engagements dans la voie de la littérature en images.


D’une inspiration à l’autre

Dix-sept ans après Mr Verjus, Randon reviendra à la narration en images. Dans Le Journal amusant du 30 mai 1874, il donne une planche intitulée « La dent creuse » qui n’a plus rien a voir avec la composition des albums töpfferiens. Mais ce retour n’est pas inspiré : Randon plagie là une histoire en images de Wilhelm Busch, « Der Hohle Zahn » publiée en 1862 dans la revue allemande Fliegende Blätter (12) ! Trois mois après, il récidive avec « Une chasse à l’ours » (5 septembre 1874) qui s’inspire également de l’Allemand (« Die wunderbare Bärenjagd » des Münchener Bilderbogen n°291 et 292, 1861) (13).


Liste des histoires en images de Randon dans Le Journal amusant entre 1874 et 1875 :

– 30 mai 1874 : « La dent creuse »

– 18 juillet 1874 : « Une aventure au Gabon »

– 25 juillet 1875 : « Une aventure au Gabon (suite) »

– 1er août 1875 : « Une aventure au Gabon (suite et fin) »

– 5 septembre 1874 : « Une chasse à l’ours »

– 27 février 1875 : « Histoire véridique de Dauphiné La-Clef-des-Coeurs et de Robespierre l’incorruptible »

– 20 mars 1875 : « Une journée de plaisir »

– 27 mars 1875 : « Une journée de plaisir (suite) »

– 3 avril 1875 : « Une journée de plaisir (suite et fin) »

– 14 août 1875 : « Une fantaisie de Lord Wattairfouth »

– 11 septembre 1875 : « Le chien du fumiste ou La muselière à aiguille »

– 25 septembre 1875 : « Les mésaventures de l’oncle Mangabey »

– 6 novembre 1875 : « L’histoire du petit Veautripard »

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Mise à jour du 13 mars 2017 : Corrections des données biographiques de Randon.

 

  1. La Bibliographie de la France annonce sa publication dans sa livraison du 24 octobre 1857, et la première publicité que nous avons retrouvée pour cet album se trouve dans Le Journal amusant du 19 décembre 1857. []
  2. Petite différence formelle : Chez Randon, les images sont encadrées individuellement et ne sont pas collées, contrairement au Genevois. Elles sont entourées sur chaque page par un grand cadre rectangulaire, à l’extérieur duquel chacune des vignettes est numérotée (en haut à gauche), et agrémentée d’un texte écrit en caractères d’imprimerie placé au-dessous. []
  3. Par exemple, dans les publicités du Journal amusant du 5 novembre 1859 et du 17 décembre 1864. []
  4. Nos sources biographiques concernant Randon proviennent de l’ouvrage de John Grand-Carteret, Les mœurs et la caricature en France, Librairie Illustrée, 1888, p. 666-667) et de la notice nécrologique parue dans l’Annuaire de la presse française de 1885 (p. 778). []
  5. John Grand-Carteret, Les mœurs et la caricature en France, Librairie Illustrée, 1888, p. 365-367. Sur Randon, voir aussi Arsène Alexandre, L’Art du rire et de la caricature, Librairies-imprimeries réunies, 1892 p. 238. []
  6. A ce sujet voir notre page La bibliothèque Töpfferiana. []
  7. Nécrologie d’Eugène Marre-Philipon, Bibliographie de la France, Chronique du journal générale de l’imprimerie et de la librairie, n° 5, 31 janvier 1874. Arnauld de Vresse (1815-1870) sera actif sous son propre nom comme libraire et éditeur parisien entre 1854 et 1870. Il publiera notamment quelques albums à la mode töpfferienne et rééditera certains de la « collection des Jabots ». []
  8. Bulletin de la librairie, des arts, de l’industrie & du commerce, 15 juin 1855. Publié jusqu’en 1860, Le Musée Français-Anglais était offert gratuitement à tous les abonnés du Journal pour rire. []
  9. Rebaptisé M. Verjus, Histoire d’un monsieur très-irritable dans les publicités vers 1864, l’album figure dans les annonce de la revue jusqu’en 1875. []
  10. Les albums Ah quel plaisir d’être soldat ! (1856) ou encore La vie de troupier (1858), qui n’ont rien de récits séquentiels, conservent le format à l’italienne, comme une réminiscence du modèle töpfferien. []
  11. A l’exemple des albums Le déluge à Bruxelles de Richard de Querelles (1843), Mr. de la Canardière (1846) de Henry Emy, Voyage d’un âne dans la planète Mars de Gabriel Liquier (1867), Les Mésaventures de M. Bêton de Léonce Petit (1868), Les Prétendus de Mademoiselle Pulcherie de Louis Does (1880), etc. []
  12. « Der Hohle Zahn » fut publiée pour la première fois, sans légendes, dans le n° 861 de la revue Fliegende Blätter en 1862. La même année, elle fut reprise sous le même titre sous la forme d’une planche d’imagerie Münchener Bilderbogen (n° 330). Cette planche existent également en couleurs, avec des légendes sous chaque vignette ou muettes. []
  13. Albert Humbert avait déjà donné une copie de cette histoire dans L’Eclipse, n°27 du 26 juillet 1868 (voir notre article). Dans Le Journal amusant, Randon n’est pas le premier à s’inspirer de l’Allemand. Avant lui, Auguste Macker avait repris « Der Frosch und die beiden Enten » sous le titre « Mœurs de canards » (Journal amusant du 22 mars 1873), avec une belle composition en roseaux pour séparer les vignettes. []
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4 Comments

  1. says: Pierre

    Excellent! Ça m’a fait penser à l’album comique d’Édouard Chevret, La perroquettomanie, paru en 1860. (Je crois qu’il est disponible sur Gallica.) Mais chez Randon, on sent le modèle töpfferien : une page, une bande. Chez Chevret, par contre, on sent plutôt l’empreinte de Doré.

  2. Bonjour,
    Merci pour ce texte intéressant. Mais il n’est pas signé. Il est de toi Antoine ?
    Un coquille à corriger : “Charles Philipon fut le directeur de la maison Aubert & Cie, qu’il créa avec son gendre Gabriel Aubert en 1929”. Probablement pas en 1929.
    Renaud

  3. says: Topfferiana

    Bonjour Renaud,
    Les textes du site sont tous de ma plume, sauf mention contraire (comme indiqué tout en haut dans la colonne de droite, mais cela n’est peut-être pas très visible…).
    Merci pour ta relecture attentive, la coquille est corrigée.
    Antoine

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