Benjamin Rabier, « Le Phono-Piège », Les cent bons tours. Tallandier, 1907. Source : Töpfferiana
La planche ci-dessus signée Benjamin Rabier (1864-1939) tient lieu de dernière étape de notre petit tour de curiosités audio-visuelles dans les histoires en images au tournant du XIXe siècle. Une fois de plus, l’utilisation de la bulle est ici liée à une invention moderne reproduisant mécaniquement la parole (1).
Cette page se trouve dans l’album Les cent bons tours, édité par Tallandier en 1907, qui rassemble des histoires de Rabier publiées dans Le Journal amusant entre 1899 et 1907 (2). Notre dessinateur y décrit le fonctionnement du « Phono-Piège », un ingénieux et moderne système pour se débarrasser des rongeurs indésirables. Le guet-apens est composé d’une souricière reliée à un phonographe. En se renfermant, un message enregistré se déclenche et appelle le chien de garde : « Arrive Médor ! Je suis pris… Le déjeuner est servi. »
Rabier reste fidèle à l’art qui a fait sa célébrité : le dessin animalier. L’autre sujet de cette page, tout aussi typique de la production du dessinateur, est plus approprié pour les histoires en images : il s’agit de gags qui mettent en scène des mécanismes, des pièges ou des dispositifs en tout genre. Construits avec des objets hétéroclites, leur fonctionnement est détaillé étape par étape, case après case. Leur effet final est censé simplifier la vie de leur inventeur en un minimum d’effort. En cela, le français préfigure les fameuses machines de Rube Goldberg (3).
S’il dessina tout au long de sa carrière des histoires en images, Rabier n’utilisa que rarement la bulle. Ainsi, sur la soixantaine d’histoires qui compose l’album Les cent bons tours, seule « Le Phono-Piège » emploie le phylactère.Cette inexpérience n’est pas sans conséquence car, dans cette planche, la bulle se déploie assez maladroitement. La première fois, le « sac à paroles » (4) sort du cornet du phonographe et déborde du cadre. Même le point d’exclamation perce la bulle. La seconde fois, le chien faisant son entrée, la zone dans laquelle le phylactère peut se répandre est encore plus petite. Notre dessinateur réintègre la bulle, réduite à un bandeau, à l’intérieur du cadre dessiné. Il la déroule comme il peut en donnant l’illusion qu’elle passe dans la pièce d’à-côté. Au final, la symbolique graphique est plutôt bonne : le phylactère semble s’allonger, comme une fumée, à l’image de la propagation jusqu’au chien de la voix de son maître. Mais le texte de cette dernière bulle en pâtit, il est compressé et perd de sa lisibilité.
Dans cette planche, Benjamin Rabier peine à gérer cet élément inhabituel qu’est la bulle. Le « Phono-Piège » est-il seulement un traquenard pour rongeur gourmand ? Il semble que le dessinateur se soit également pris les pieds dans son propre dispositif.
Mise-à-jour du 21-04-2009 : Cet article traduit en italien par Massimo Cardellini est consultable sur son site : Letteratura&Grafica.
- Cf. les précédents articles publiés ici-même sur « La Leçon dans le phonographe » par Raymond de la Nézière et « Les perfidies du téléphone » par Albert Guillaume.[↩]
- De 1899 à 1914, Benjamin Rabier dessina une planche par semaine dans cette revue dirigée par Paul Philipon. Cf. Jeanine Manoury-Rabier, Benjamin Rabier illustré : Catalogue de son œuvre, éditions Tallandier, 2003.[↩]
- Rube Goldberg (1883-1970) développa ses machines dans son comic panel, The Inventions of Professor Lucifer Gorgonzola Butts, publié à partir de 1914 dans les titres de la presse américaine de William Randolph Hearst.[↩]
- La bulle est ici dessinée dans une forme « primitive », sans son flagelle.[↩]
Cette planche a été publiée la première fois dans Le Journal Amusant n° 397 du 2 février 1907 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5500501b.image.f8.pagination.langFR
Bonjour,
Cette notion de bulle ou de ballon est à considérer avec précaution. Le chapitre “Du label à la bulle” de Thierry Smolderen dans son ouvrage “Naissances de la bande dessinée” (sorti en 2009, peu après cet article) éclaire le sujet et devrait servir de référence, jusqu’à changer notre vocabulaire.
Il convient de distinguer bulles et labels. Ces derniers sont des sortes de phylactères ou banderoles parlantes qui permettent de compléter l’image de façon descriptive ou comme élément sonore inclus, ce qui est le cas ici (comme en 1896 dans la fameuse page d’Outcault, le Yellow Kid et son phonographe).
Cela signifie que contrairement à ce qui a longtemps été dit, ce n’est pas Outcault qui a introduit la bulle dans la bande dessinée, il n’a fait que redonner une nouvelle vigueur aux labels. C’est sur ce socle que Fred Opper vers 1902 développe l’emploi de la bulle, exprimant la parole et les dialogues de personnages, avec une prise en compte très rapide des autres dessinateurs, notamment Outcault et Mc Cay.
En France, avec cette page isolée de 1907, Benjamin Rabier apparaît en retard. En 1908, la présence de bulles dans l’album Sam et Sap de Rose Candide / Emile Tap aurait pu être le début d’un renouveau. Ce fut hélas presque sans suite, le lourd texte sous l’image devint la norme et les audaces d’un Louis Forton pour introduire des bulles furent de courte durée. Il faudra attendre Saint-Ogan…
Bonjour Alain,
Ravi de pouvoir vous lire.
Merci pour ces précisions. Cet article, qui date un peu, a été écrit avant la publication de l’ouvrage de référence de Thierry Smolderen. Et comme vous le préciser, ce dernier a effectivement beaucoup apporter sur le sujet de la bulle et de son usage.
Bien à vous,
Antoine