« Coque Ci Grue » et autres histoires à perdre la tête



Une fois de plus, les numérisations de fonds de bibliothèques – celle de la ville de Toulouse en l’occurrence – nous permettent de découvrir un album du XIXe siècle passé jusqu’alors entre les mailles du filet des historiens de la bande dessinée.

De Vresse, continuateur d’Aubert

Avant de s’intéresser à cet ouvrage, arrêtons-nous sur son éditeur, Arnauld de Vresse, que nous avons déjà évoqué ici et qui fut l’un des rares, à la suite de la maison Aubert & Cie, à proposer à son catalogue le genre de littérature en images qui nous intéresse ici.

Né à Sedan le 23 juillet 1814 (1), cet ancien élève de l’école Polytechnique (et donc à l’époque, un militaire) fait ses premières armes en Afrique, prit part au siège de Constantine en 1837 (2) et fut officier d’artillerie de la Garde nationale. On le retrouve à la fin des années 1840 comme directeur-gérant de la revue Le Courrier Français (3). On sait également qu’il fut « voyageur » attaché à la librairie de la maison Aubert et Cie (4). En janvier 1853, quand la maison d’édition de la place de la Bourse est coupée en deux, il en acquiert le fonds d’illustrations et d’albums, alors que Charles Philipon, son directeur historique, décide de se vouer exclusivement à la direction et à la publication de journaux illustrés (5).

En 1854, établi sous son nom, de Vresse s’installe à Paris comme libraire-éditeur et marchand d’estampes au 23 quai Saint-Michel, puis l’année suivante au 7 quai des Grands Augustins (6). Son catalogue fournit les types d’ouvrages suivants : « articles de la maison Aubert et nouveautés, albums de salon, caricatures, livres riches pour étrennes, romans pour cabinets de lecture » (7). Il déménage en 1857 au 55 de la rue de Rivoli pour s’y fixer définitivement. L’éditeur sera actif jusqu’en 1871. Lors des insurrections de 1870, de Vresse rejoint le camp du gouvernement des Versaillais contre les insurgés de la Commune. Capitaine, il prend le commandement d’une compagnie des volontaires de la Seine et s’illustre plusieurs fois au combat. Blessé pendant le second siège de Paris, il meurt le 5 juin 1871, à 56 ans (8). Son fonds commercial sera vendu aux enchères quelques mois après son décès (9).

En plus de ses propres publications, Arnauld de Vresse propose des rééditions, sous son nom, de certains titres du fonds Aubert qu’il a acquis en 1853. Parmi celles-ci figurent notamment des albums d’histoires en images : ceux de la « collection des Jabot », mais aussi les grands albums postérieurs de Cham, de Gustave Doré et de Lefils (10). De Vresse publiera aussi quelques histoires originales, comme Histoire de Mr. Tuberculus et Histoire de Mr. Grenouillet, deux œuvres à la mode töpfferienne par le jeune Timoléon Marie Lobrichon (1831-1914) sorties en 1856 (11), ou encore Les Aventures de M. Beaucoq, ex-rosier de la commune de Nanterre par Cham en 1863 (12).

 

Histoires de chasseurs

C’est entre la publication de ces albums que paraît celui qui nous intéresse aujourd’hui : Coque Ci Grue, par Jules Baric, sort en effet à la fin de l’année 1862 (13). Les 18 planches lithographiées (14) qui le composent sont toutes constituées selon le même modèle très simple : deux images, faisant la largeur de la page, placées l’une sur l’autre, et avec leurs légendes qui courent en-dessous.

Le titre de l’ouvrage fait référence au mot « coquecigrue », employé pour la première fois par François Rabelais et qui nomme un oiseau imaginaire, une chimère qui serait née de l’union d’un coq, d’une cigogne et d’une grue. Dans le langage courant, il signifie : baliverne, sornette ou sottise. Coupé en trois, il donne les noms aux trois protagonistes de cette histoire comique et burlesque, embarqués dans une rocambolesque partie de chasse au gibier à plumes.

Car c’est bien là le thème, connu des caricaturistes du XIXe siècle, de cet album comique. Pour les journaux illustrés, cette activité sportive est ce qu’on appelle aujourd’hui un « marronnier ». Elle fait partie de ces sujets qui reviennent chaque année à date fixe – l’ouverture en étant le point d’orgue. En habitué de la presse satirique, Baric se plie à l’exercice de temps à autre, comme avec cette histoire en images intitulée « La Partie de chasse de M. Choublanc » qu’il publiera dans Journal amusant du 4 septembre 1875.

 

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Baric, « La partie de chasse de M. Choublanc » (extrait), Journal amusant, 4 septembre 1875. Source : Gallica.bnf.fr


Dans un précédent article, nous avions évoqué un album sur le modèle töpfférien qui s’était penché sur le sujet en 1846 : M. de la Canardière. Son auteur, Henry Emy, y racontait les infortunes d’un chasseur de sanglier (15).

Le thème cynégétique est une occasion parmi d’autres de faire rire le lecteur en se moquant des bourgeois et en les ridiculisant à l’occasion de situations convenues. En cela, l’album de Baric ne déroge pas à la règle : Coque, Ci et Grue sont trois amis qui partent à la chasse. Peu doués pour ce sport, ils ne rapportent de leur journée que la moitié d’un maigre moineau, l’autre s’étant envolée.

 

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Baric, Coque Ci Grue, p. 5, Arnauld de Vresse, 1862. Source : Gallica.bnf.fr

Lors du dîner où les trois chasseurs se partagent leur gibier, une dispute éclate pour savoir qui mangera le demi-volatile. La querelle se règle par un duel entre Coque et Grue, et le premier arrache littéralement la tête du second d’un coup de fusil.



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Baric, Coque Ci Grue, p. 9, Arnauld de Vresse, 1862. Source : Gallica.bnf.fr


L’histoire bascule alors dans l’absurde. « L’honneur étant satisfait », les deux amis remettent en place la tête du troisième, toujours vivant, et tous trois s’en retournent chez eux. Sur le chemin, ils font une halte dans une auberge pour se restaurer. Grue se penche pour voir le bouillon qui mijote et sa tête tombe dans la marmite. Ses compagnons s’en aperçoivent et la lui remettent sur les épaules.



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Baric, Coque Ci Grue, p. 12, Arnauld de Vresse, 1862. Source : Gallica.bnf.fr

Mais, après avoir mangé ce qu’ils ont cru être une tête de mouton, Coque et Ci s’aperçoivent que celle-ci est en fait posée sur le cou de Grue. Les deux chasseurs ont donc mangé la tête de leur ami, qui a également participé au festin !

Après quelques péripéties, le trio fait une dernière halte chez un marchand de vins, avant de retrouver leurs foyers. Avec l’ivresse, Grue fait tomber sa tête et, pendant que le malheureux la cherche, un chien l’emporte en courant.



Baric-Coque-Ci-Grue-05Baric, Coque Ci Grue, p. 17, Arnauld de Vresse, 1862. Source : Gallica.bnf.fr

Décapité, il retrouve enfin sa femme et finira par entrer à l’hospice des « Incurables », où on l’appelle « l’homme sans tête ». En guise de conclusion, on apprend que ni lui, ni ses amis n’ont eu envie de retourner à la chasse.



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Baric, Coque Ci Grue, p. 19, Arnauld de Vresse, 1862. Source : Gallica.bnf.fr


Histoires à perdre la tête

Si le thème choisi par Baric n’a rien d’exceptionnel, son traitement comique qui bascule dans l’absurde est des plus inattendus. A notre connaissance, aucune histoire ne pousse le burlesque jusqu’à hybrider un humain et un animal, et à proposer en sus un dîner entre anthropophages… Pourtant, ce n’est pas la première fois que nous rencontrons des histoires abracadabrantes dans lesquelles les corps sont coupés, amputés, démembrés, parfois rafistolés, cependant que leurs propriétaires continuent à vivre, comme si de rien n’était… Quelques années avant Coque Ci Grue, une nouvelle qui fit la célébrité de son auteur ouvrait la voie : Histoire de l’Invalide à la Tête de Bois par Eugène Mouton. Parue à l’origine dans Le Figaro en 1857, elle raconte les mésaventures du soldat Dubois, grognard de l’Empereur, dont la caboche se voit emportée par un boulet de canon russe. Le malheureux ressuscite grâce à un chirurgien fantaisiste qui le rafistole en lui greffant sur les épaules un billot sculpté en bois (16)

A la suite, plusieurs histoires en images se sont inspirées de cette nouvelle, à l’exemple de cette planche de l’Imagerie Quantin signée par Paul Steck (1866-1924) en 1894.

 

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Paul Steck, « L’invalide à la tête de bois », Série 12, n°14, 1894. Source : Cibdi

Quelques années avant Coque Ci Grue, l’album d’Edouard Chevret, La Perroquettomanie (1861), propose des décapitations tout aussi loufoques : le héros, M. Frusquillard, se fait proprement exploser la tête (puis recoller) par son dentiste, avant de la perdre littéralement quelques pages plus loin.



Edouard Chevret, La Perroquettomanie, 1861. Source : Gallica.bnf.fr

Dans ses planches de bande dessinée sans légende et parues dans Le Chat Noir et Le Rire, le dessinateur d’origine suisse Louis Doës (1859-1944) fait subir aux corps de ses protagonistes les pires affronts… La page qu’il donne à la revue du cabaret de Montmartre du 27 avril 1889 est un parfait exemple de greffage accidentel et comique, qui rappelle celui de Baric.

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Louis Doës, « Courez pas sur la glace !… », Le Chat Noir, 27 avril 1889. Source : Gallica.bnf.fr

Pour finir avec cette série de têtes coupées, voici une planche d’Henry Gerbault, probablement publiée à l’origine dans la revue La Vie Parisienne au début des années 1890, et qui remet au goût du jour la légende de saint Denis, évêque missionnaire chargé de convertir les Parisiens au christianisme, décapité au IIe siècle par les autorités romaines.

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Henry Gerbault, « Saint Denis chez le coiffeur », extrait de l’album Parisiennettes,
Publication de La Vie Parisienne, s.d. (1894). Source : Gallica.bnf.fr

Baric, le crayon railleur

Curieusement, la scène illustrant la couverture (et la page de titre) de l’album Coque Ci Grue ne correspond à aucune scène de l’histoire… On y voit un personnage à la Guillaume Tell, probablement Baric lui-même, armé d’une arbalète dont l’arc est une plume courbée au bout taillé et trempé d’encre, tirant sur les trois protagonistes et arrachant la tête Grue avec un carreau. Ainsi déguisé et armé de son outil de travail, le dessinateur souhaite-t-il « se payer la tête » des chasseurs ?

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Baric, Coque Ci Grue, extrait de la page de titre, Arnauld de Vresse, 1862. Source : Gallica.bnf.fr

L’illustrateur et caricaturiste Jules Baric (1825-1905) est un habitué du catalogue de de Vresse. Jean Laran, qui considère peu ce dessinateur (« Baric est à peine à Cham ce que Cham est à Daumier ») recense, dans son Inventaire du fonds français après 1800, 24 albums lithographiques édités chez de Vresse (17) Il fournit à l’éditeur parisien de nombreux albums comiques dans les années 1850-1860, pour adultes mais aussi pour enfants (18).

Baric pratique occasionnellement la narration en images. Comme vu plus haut, il a donné quelques histoires dans la presse illustrée mais sa contribution au genre reste limitée (19). Comme Cham qui l’a pratiquée de nombreuses fois, Baric s’est essayé à la parodie de textes littéraires sous la forme illustrée. Toujours chez de Vresse, il est ainsi l’auteur d’une Parodie des Misérables de Victor Hugo, qui paraît quelques mois avant Coque Ci Grue, en juillet 1862 (20). Cette œuvre est publiée en deux parties, dans le format des petits « albums comiques à un francs » de Cham.

 

Baric-parodie-MisérablesBaric, Parodie des Misérables de Victor Hugo (page de titre et première page), de Vresse, s.d. Source : Töpfferiana.

Rééditée de nombreuses fois, cette œuvre satirique fut un succès de librairie. Baric réitéra en 1874 avec une Parodie de 93 de Victor Hugo publiée par l’Association des lettres et des arts, mais il ne connut pas le succès de sa version des Misérables, seule la première partie de cette histoire ayant paru.

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  1. Selon l’état civil de Sedan conservé aux Archives départementales des Ardennes, son acte de naissance indique qu’il est né sous le prénom Arnould. []
  2. « Nécrologie » dans Bibliographie de la France, Chronique du journal général de l’imprimerie et de la librairie, du 17 juin 1871. []
  3. Informations apprises par la tenue d’un procès en diffamation intenté en 1847 par le ministre des finances de l’époque à l’encontre d’Arnauld de Vresse en sa qualité de gérant du journal. []
  4. Nécrologie d’Eugène Marre-Philipon, Bibliographie de la France, du 31 janvier 1874. []
  5. Philipon continuera à publier des albums, comme nous l’avons vu dans un précédent article. []
  6. Cf. Annuaire général du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration (Firmin-Didot frères, Paris). []
  7. Idem. []
  8. Il sera nommé officier de la Légion d’honneur le 24 juin 1871. []
  9. Une vente aux enchères, annoncée par voie de presse, est organisée le 19 octobre 1871. []
  10. A ce sujet, voir le chapitre « Les autres “Albums comiques” de la maison Aubert » dans notre page « Bibliothèque ». []
  11. Dans Bibliographie de France, Histoire de Mr. Tuberculus est annoncée, signée du pseudonyme Bornichon, dans le n° du 12 juillet 1856, et Histoire de M. Grenouillet, dans celui du 8 novembre 1856. []
  12. Bibliographie de France du 3 janvier 1863. []
  13. Annonce dans Bibliographie de France n° 2358 du 6 décembre 1862. []
  14. 18 planches numérotées 2 à 19, plus une page de titre, lithographiées par Roche à Paris. []
  15. Henri Emy, Mr. de la Canardière ou Les infortunes d’un chasseur par un veneur ami du héros, Au bureau du Journal des chasseurs, 1846. Voir à ce sujet : http://www.topfferiana.fr/2013/10/le-mirliton-merveilleux-par-jules-rostaing-et-telory/ []
  16. La nouvelle est consultable dans un recueil édité par Baschet en 1887 sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k118495v []
  17. Notice « Baric », Inventaire du fonds français après 1800, Tome premier, BnF, 1930. []
  18. Pour les jeunes lecteurs, de Vresse propose de nombreux titres signés par Baric, comme Polichinelle et son ami Pierrot (1861), L’Education de la poupée (1861), Les Fourberies d’Arlequin (1862), Croquemitaine (1865), etc. []
  19. Nous n’avons pu voir les albums édités chez de Vresse Monsieur Plumichon (1858) et Les soirées de M. Cocambo (1860), dont les titres peuvent laisser supposer qu’il s’agit d’histoires en images. []
  20. Bibliographie de la France n° 1355 du 12 juillet 1862. []
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2 Comments

  1. says: Nelly FEUERHAHN

    Bravo cher Antoine, c’est une splendide plongée dans ces publications méconnues !
    Les liens avec Doês du Chat noir et les autres dessinateurs contemporains ou plus tardifs dans le XIXe siècle sont bien vus.
    Bien cordialement et merci pour toutes ces infos partagées.
    Nelly

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