Homme de lettres, journaliste, pionnier de la photographie et du voyage en ballon, Gaspard Félix Tournachon, dit Nadar (1820-1910), fut également un prolifique caricaturiste. A partir de 1848, il se consacre pleinement au dessin et participe à tous les grands journaux de cette « petite presse » en pleine expansion. Sa production graphique rassemble un nombre impressionnant d’illustrations, de dessins humoristiques de mœurs et d’actualités, de salons comiques (comptes-rendus pour rire du Salon annuel des beaux-arts), sans compter les portraits de ses contemporains les plus célèbres qu’il croqua avec son crayon avant de les fixer sur plaque photographique.
Il n’est donc pas surprenant qu’il s’essaye à un genre qui commence à éclore dans les pages de la presse illustrée, l’histoire en images, déjà adoptée par ses confrères Cham ou le jeune Gustave Doré.
En 1848, de retour à Paris après s’être engagé dans la légion polonaise, Nadar se met au service de l’éditeur Pierre-Jules Hetzel qui lance en novembre de cette année la Revue comique à l’usage des gens sérieux. Cet hebdomadaire est ouvertement hostile à Louis-Napoléon Bonaparte qui brigue alors la présidence de la République (la censure aura raison de ce journal qui cessera en décembre 1849). Nadar y donne plusieurs suites de gravures, dont une histoire en images publiée en douze livraisons de mars à mai 1849 : « La Vie privée et publique de Mossieu Réac ». Celle-ci paraît en cinquante et une bandes, placées en bas de pages intérieures, et conçues selon le modèle de la « littérature en estampes » de Rodolphe Töpffer.
Cette bande dessinée tout autant comique que politique raconte la vie de M. Réac, véritable parangon de l’opportunisme, depuis sa naissance jusqu’à son mariage. Au fur et à mesure des dix chapitres, on suit le destin de cet arriviste sans scrupule, qui exerce les métiers de financier, de journaliste et d’homme politique. L’homme multiplie les retournements et revirements, passant par toutes les nuances d’opinions politiques, dans le seul but de réussir.
Nadar, « La Vie privée et publique de Mossieu Réac », Revue comique à l’usage des gens sérieux, du 3 mars au 25 mai 1849.
L’intégralité de cette série, extraite de la Revue comique disponible sur Archive.org,
est ici proposée en téléchargement, en version PDF (64 Mo) et JPG (52 Mo).
C’est à François Caradec que l’on doit la redécouverte de cette bande dessinée lors de sa réédition en 1977 chez Horay (1). L’apport de Nadar au neuvième art a longtemps été réduit à cette seule incursion, or il existe au moins une demi-douzaine d’autres histoires réalisées par Nadar entre 1849 et 1852.
Après « M. Réac », La Revue comique publie de mars à mai 1849 un autre feuilleton sur le même modèle : « Les Aventures divertissantes et non politiques de maître Lapp et de son apprenti Pipps ». Il s’agit d’une version redessinée et traduite d’une histoire de Carl Reinhardt publiée à l’origine dans la revue allemande Fliegende Blätter en 1848. Aucun des dessins n’est signé, mais il est fort probable que Nadar en soit l’auteur. A l’époque, éditeurs et dessinateurs ont peu de scrupules à recopier les bandes dessinées publiées à l’étranger. Les premiers albums de Töpffer piratés par Aubert et imités à l’étranger en témoignent. Nadar ne s’en prive pas, comme on le verra plus loin.
« Les Aventures divertissantes et non politiques de maître Lapp et de son apprenti Pipps », Revue comique à l’usage des gens sérieux, du 3 mars au 25 mai 1849. Source : Archive.org.
Dans L’Illustration du 8 septembre 1849, Nadar signe « Ma maison de campagne et mon architecte ». Ces deux pages, qui narrent les déboires de citadins s’installant à la campagne, s’inspirent probablement du feuilleton que Gustave Doré donna quelques mois avant au Journal pour Rire (« La Vie en province, Histoire d’une invitation à la campagne », du 17 février au 24 mars 1849).
Nadard [sic], « Ma maison de campagne et mon architecte », L’Illustration n° 341, 8 septembre 1849. Source : Hathitrust.org
C’est ce même titre de presse, Le Journal pour Rire, lancé par Charles Philipon en février 1848, que Nadar rejoint en 1849. Collaborateur productif, le dessinateur publie notamment dans les numéros des 2 et 8 juin 1850 « Un billet de complaisance », une histoire de reconnaissance de dettes sans grande originalité. L’année suivante, Nadar donne une reprise sans s’en cacher de l’histoire The Tooth-Ache, de George Cruikshank (D. Bogue, 1849) sous le titre « Le mal de dents, Molaire arrachée à Cruickhank (sic) ». Ces deux histoires seront reprises quelques années plus tard dans Le Petit Journal pour rire, version populaire de son aîné.
Nadar, « Le mal de dents, molaire arrachée à Cruickhank [sic] », Le Petit Journal pour rire, n° 4, 1856. Source : Bmvr.nice.fr
Les recherches de Camille Filliot ont permis de dénicher d’autres bandes dessinées de Nadar. Ainsi, en 1852, il collabore au journal L’Eclair, fondé par le comte de Villedeuil et les frères Edmond et Jules Goncourt, et donne trois feuilletons dans l’année : « M. Classique », « En ballon » et « En omnibus ». Le premier brosse le destin d’un tragédien, conservateur en arts, que l’on suit, comme M. Réac, depuis son enfance jusqu’à sa consécration artistique. Le dernier raconte les vicissitudes des transports en commun, thématique largement rebattue de la bande dessinée du XIXe siècle (2).
Nadar, « M. Classique », L’Éclair, 20 mars 1852. Source : Gallica.bnf.fr
Nadar, « En omnibus », L’Éclair, 20 novembre 1852. Source : Gallica.bnf.fr
Plus intéressante, l’histoire intitulée « En ballon » témoigne de l’intérêt précoce de Nadar pour les voyages en ballon, dont il fut l’un des pionniers quelques années plus tard.
Nadar, « En ballon », L’Éclair, 21 août, 4 et 11 septembre 1852. Source : Gallica.bnf.fr et Library of Congress
Tout comme Nadar, le héros, M. Barnichon, est un passionné d’aéronautique depuis l’enfance. En route pour faire son droit à Paris, il se cramponne à la nacelle du ballon de M. Vagissel, qui passait au-dessus de lui. Les deux compagnons découvrent alors les joies et tracas des voyages en altitude. Lorsque Barnichon observe à la lunette le sol depuis la nacelle, Nadar dessine une case représentant « ce que c’est que le monde à vol d’oiseau… » : les personnages y sont dessinés vus du ciel, dans une perspective écrasante. Cette image annonce avec quelques années d’avance la première « photographie aérostatique » que Nadar réalisera en 1858, à 80 mètres au-dessus du Petit-Bicêtre.
Barnichon et Vagissel sont éjectés du ballon et se retrouvent en haut d’un clocher d’église, épisode qui préfigure des accidents de Nadar lors de ses ascensions qu’il effectuera avec l’immense ballon Le Géant en 1863. Enfin, Nadar ajoute un nouvel accessoire à l’arsenal du dessinateur de bande dessinée : l’ancre de ballon. Le gag du harponnage accidentel d’un malchanceux (ou autre) emporté par l’ancre jetée depuis la nacelle sera sera repris par la suite dans de nombreuses variantes (notamment par Christophe ou Benjamin Rabier).
A noter que l’année de sa parution dans L’Éclair, les trois parties d’« En ballon » sont reprises sous la forme d’un petit fascicule de douze planches, vendu un franc, sous le titre Aventures de M. Barnichon l’aéronaute, et qui est, comme l’écrit Camille Filliot, « une version miniature et bon marché des albums dans l’esprit töpfferien (3) ».
La courte percée de Nadar dans la bande dessinée prend fin en 1852, époque où le dessinateur se consacre entièrement à son grand projet de Panthéon Nadar, frise dessinée représentant 250 écrivains et journalistes, autre prélude à ses portraits photographiques, qui le rendra définitivement célèbre.
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Liste non exhaustive des histoires en images de Nadar :
Revue comique à l’usage des gens sérieux
– 17° livr., 3 mars 1849 : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
– 18° livr., 10 mars 1849 : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
– 19° livr., 17 mars 1849 : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
– 21° livr., 31 mars 1849 : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
– 22° livr., 7 avril 1849 : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
– 24° livr., 21 avril 1849 : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
– 25° livr., 28 avril 1849 : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
– 26° livr., 1849 (non daté) : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
– 27° livr., 1849 (non daté) : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
– 28° livr., 1849 (non daté) : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
– 29° livr., 1849 (non daté) : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
– 30° livr., 1849 (non daté) : La Vie publique et privée de Mossieu Réac
L’Illustration
– n° 341, 8 septembre 1849 : Ma maison de campagne et mon architecte, par Nadard [sic]
Journal pour Rire
– n° 122, 2 juin 1850 : Le billet de complaisance, tiré par Nadar, et présenté par lui à l’acceptation du public
– n° 123, 8 juin 1850 : Le billet de complaisance (suite et fin)
– n° 159, 14 février 1851 : Le mal de dents, Molaire arraché à Cruickshank [sic]
L’Éclair
– n° 11, 20 mars 1852 : M. Classique
– n° 29, 24 juillet 1852 : M. Classique
– n° 33, 21 août 1852 : En ballon
– n° 35, 4 septembre 1852 : En ballon
– n° 36, 11 septembre 1852 : En ballon
– n° 46 : 20 novembre 1852 : En omnibus
– n° 48, 4 décembre 1852 : En omnibus
Le Petit Journal pour Rire
– n° 4, 1856 : Le mal de dents, Molaire arraché à Cruickshank [sic]
– n° 10 1856 : Le billet de complaisance, tiré par Nadar, et présenté par lui à l’acceptation du public
– n° 559, 1866 : Un billet de complaisance
– n° 560, 1866 : Un billet de complaisance. (Suite)
– n° 561, 1866 : Un billet de complaisance (Suite et fin)
Album
Aventures de M. Barnichon l’aéronaute, Librairie Nouvelle, Paris, 1852.
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- Plusieurs auteurs se sont intéressés à cette bande dessinée. En plus du chapitre que lui consacre David Kunzle dans le second volume de The History of the Comic Strip (University of California Press, 1990), citons notamment les articles suivants : Roger Bellet, « Une B.D. politico-morale de Nadar Les Aventures de “Mossieu Réac” (1848-1849) », Humoresques, n° 5, 1994 ; Melanie Conroy, « Comment se vendre : L’escroquerie et le marketing dans La vie publique et privée de Mossieu Réac (1848-1849) de Nadar », Médias 19 [En ligne] mis à jour le 17/05/2013 ; Jacques Dürrenmatt, « Nadar : naissance de la bande dessinée politique », Le Magasin du XIXe siècle, n° 6 “Et la BD fut !”, 2016.[↩]
- A ce sujet voir : Camille Filliot, « L’invitation au voyage dans les premières bandes dessinées d’expression française : une excursion dans le corpus graphique du XIXème siècle », Neuvième art 2.0, mis en ligne en août 2012.[↩]
- Camille Filliot, La bande dessinée au siècle de Rodolphe Töpffer, Töpfferiana.fr : http://www.topfferiana.fr/2016/09/la-bande-dessinee-au-siecle-de-rodolphe-topffer-2/[↩]
Super éclairage sur des documents le plus souvent in(ou mé)connus ! Les liens avec les documents numérisés sont particulièrement appréciables : mille mercis à Antoine Sausverd pour ce travail précieux aux amateurs d’histoires en images.
Merci pour ce message, Nelly !
Dans la Revue comique, Nadar s’en prend d’abord à Louis-Napoléon Bonaparte dans les numéros 2 à 4 (en format vertical), puis au patron de presse qui le soutient dans le numéro 6 avant de caricaturer la catégorie sociale qui forme son électorat avec Môssieu Réac pour finir par des plagiats sans lien avec l’actualité sous la pression de la censure. Philippe Willems a analysé les débuts de Nadar : http://www.19thc-artworldwide.org/autumn12/willems-nadar-and-the-serial-image et notamment ce passage de la verticalité à l’horizontalité.
En 1979, l’éditeur Hubschmid a publié deux volumes consacrés à Nadar, l’un à ses photos l’autre à ses dessins. Cet éditeur avait consacré deux volumes à Grandville.