Maestro : Quelques cheveux de plus…

Caran d’Ache, Planche numérotée 167 du Maestro. Encre sur calque. Collection particulière.

Maestro, le roman dessiné inachevé de Caran d’Ache ressurgit à nouveau. Dans un précédent article, nous ne  désespérions pas de voir  refaire surface de nouvelles planches dispersées depuis la vente aux enchères de l’atelier de l’artiste en 1909. Voilà qu’il y a quelques mois la planche ci-dessus a été vendue sur eBay (1).

Cette page numérotée 167 se situe au début du chapitre IV (2) : le jeune musicien prodige est pris sous la protection d’un roi passionné de musique. Accompagné par son domestique bienveillant, l’enfant s’installe au château. Mais rapidement le palais royal se révèle être une prison dorée. Le maestro doit se joindre à d’interminables duos musicaux avec un souverain qui se révèle être piètre interprète.

Notre planche se divise en deux scènes simultanées. Dans la partie inférieure, se trouve le sujet principal : l’enfant est au piano et accompagne le roi, assis sur son trône, jouant du violon. Dans la partie supérieure, la scène apparaît dans l’encadrement en trompe-l’œil imitant une page percée : le domestique du garçon, ayant fini sa journée de tâches ménagères s’étire et baille en attendant le retour de son jeune protégé dans la chambre qui est mise à leur disposition.

Dans le feu de l’action, le souverain ne s’aperçoit pas que ses cheveux et l’attache de son lorgnon se sont enroulés autour de son archet (une corde du violon s’est également cassée…). Les dissonances qu’il produit alors ne semblent pas non plus le déranger, contrairement au jeune pianiste. Tout le corps de ce dernier semble se tordre pour suivre la partition royale effrénée : si buste et jambes sont faces au piano, la tête, elle, se tourne brusquement vers le violoniste (les mouvements des cheveux en témoigne), alors que les bras se croisent et que les doigts se tendent et se plient douloureusement pour frapper avec nerf les touches du clavier !

Cette page, mise à l’encre dans son état final, nous offre la dernière image d’une séquence dont on retrouve les différentes étapes parmi les esquisses du Maestro conservées par le Louvre :

Caran d’Ache, pages des Mémoires du Maëstro. Croquis provenant du fonds du Département des Arts graphiques du musée du Louvre, (c) RMN.

 

On remarquera que, dans ces dessins préparatoires, les scènes supérieures avec le domestique n’étaient pas prévues. A la place, des éléments de décor architecturaux remplissaient le fond. Pour indiquer que ce duo traine en longueur, les bâillements du serviteur était remplacés par une horloge symbolique, placée en haut à droite de la scène finale (esquisse IV). Avec les nouvelles séquences en haut de page, Caran d’Ache introduit un montage en parallèle novateur et dynamique.

 

Le maestro chevelu démasqué ?

Nous profitons de cette page inédite pour évoquer un nouvel élément de la genèse du roman dessiné inachevé. En effet, elle reprend un motif récurrent du Maestro déjà soulevé ici, à savoir celui des cheveux. Si en l’espèce c’est la chevelure du souverain qui est le centre du gag, Caran d’Ache donne dans son histoire inachevée une certaine importance à celle du musicien prodige. Nous avions déjà vu qu’une planche de Caran d’Ache, intitulée « Musical competition » (« Une mèche de vos cheveux, Maëstro !… »), publiée dans The Punch et antérieure au Maestro, aurait pu servir de point de départ ou d’inspiration au « roman dessiné ». Elle éclaircissait également quelques passages de scénarios retrouvés par Thierry Groensteen avec les esquisses du Louvre.

A propos de cette planche anglaise, le livre The history of “Punch” (3) nous éclaire sur le véritable sujet de cette histoire en images. En effet, elle s’inspire de la frénésie féminine d’alors que déclenchait le célèbre pianiste Ignacy Paderewski (1860-1941). Le musicien avait connu ses premières gloires à Paris lors d’un mémorable concert en 1888, époque où Caran d’Ache embrassait également ses premiers succès. Paderewski se distinguait également par une ample et flamboyante chevelure aux reflets roux et cuivrés. Est-ce que ce pianiste inspirera au dessinateur son maestro dessiné ?

Paderewski est né dans l’ancienne province polonaise de Podolie, aujourd’hui située au sud-ouest de l’Ukraine. Un élément de plus pour le rapprocher du musicien de papier ? En effet, Cette région pourrait bien avoir inspiré Caran d’Ache pour les premières pages de son roman dessiné dans lesquels l’enfance du jeune prodige prend place en effet dans un village traditionnel slave.

Ces nouveaux éléments sur Maestro ne sont que quelques cheveux de plus sur une perruque à laquelle, malheureusement, il manquera toujours de nombreuses mèches pour être complète.

Mise-à-jour du 9 janvier 2011 : Cet article, traduit en italien par Massimo Cardellini, est consultable sur son site : Letteratura&grafica.


Mise à jour du 5 mars 2015 : Un pianiste virtuose qui joue pour amuser un roi… Ce n’est pas seulement dans Maestro de Caran d’Ache mais aussi dans une planche de la série Dream of the Rarebit Fiend de Winsor McCay. Dans cette épisode publiée dans le New York Evening Telegram du 24 mars 1906 (4), un businessman rêve qu’il devient le roi des Etats-Unis et de nombreuses personnalités du moment deviennent ses serviteurs. Ainsi, Paderewski le distrait et le fait danser en jouant du piano (cases 6 et 7)…

 mccay-dream-rarebit-fiend-168Winsor McCay, « Dream of the Rarebit Fiend », New York Evening Telegram du 24 mars 1906. Source : Ulrich Merkl/Archive.org

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  1. Je remercie ici l’actuel propriétaire de ce dessin de m’en avoir fourni une reproduction. []
  2. Elle s’insère fort probablement après la planche 165b, reproduite page 87 dans la version du Maestro éditée par le CNBDI en 1999. Remarquez la stylisation de la numérotation paginaire formée à partir de notes de musique. []
  3. Marion Harry Spielmann, The history of “Punch” , Cassell and Company, New York, 1895. []
  4. Planche n° 168 du catalogue raisonné d’Ulrich Merkl, The Complete Dream of the Rarebit Fiend (1904-1913) by Winsor McCay ‘Silas’, 2007. []
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