Töpfferiana publie ici un texte de Benoît Crucifix, dont une première version avait paru en anglais sur le site Graphixia. Nous remercions Peter Maresca pour avoir autorisé à reproduire les pages restaurées, tirées de sa série « Origins of the Sunday Comics ».
Né au tournant du XXe siècle, au cœur de la modernité, le comic strip s’est tout de suite approprié ces rapides changements apportés par la modernisation, son industrialisation et sa croissance urbaine, son éventail de nouvelles technologies, spectacles et attractions. Son « langage » est d’ailleurs intimement nourri de ces changements : comme le suggère Thierry Smolderen dans Naissances de la bande dessinée, la bande dessinée s’est développée dans le laboratoire de l’illustration humoristique et de sa dynamique « polygraphique », pris dans une vibrante dynamique culturelle de dialogue entre différents médias (1). Tout comme la chronophotographie ou le phonographe, les transformations technologiques et urbaines qui ont marqué le tournant du XXe siècle ont offert un terrain particulièrement fertile aux illustrateurs et cartoonists, qui s’en saisissent allègrement. Ce que le comic strip donne à voir c’est donc bien ce nouvel environnement urbain que navigue ses lecteurs (2). Cela en va de même pour les moyens de locomotion et le trafic urbain, un sujet-clé cultivé par les cartoonistes : métro, tramways, zeppelins, calèches, tout y passait. Mais ce rapport à la modernité, c’est aussi un lien à une culture de l’accélération et de la vitesse mécanisée, concomitant avec le boom de la bicyclette et de l’automobile. Il n’est donc pas étonnant que les automobiles, qui se sont développées au même moment que le comic strip, y soit richement figurées, prenant la forme d’une véritable attraction (3).
On trouve en effet plusieurs comic strips qui placent cette technologie automobile au cœur de leur mécanisme comique, comme Prof. Otto and His Auto (1902) du jeune George Herriman, Old Doc Yak (1908-1917) de Sidney Smith, les premières instances d’Abie the Agent (1914-1940) de Harry Herschfield, et bien sûr Gasoline Alley (1918-) de Frank King. Certains de ces dessinateurs, comme Smith et King, étaient eux-mêmes de notables fanatiques d’automobile. La posture médiatique adoptée par Smith fait de l’automobile une des clés du personnage : ses voitures, acquises suite aux contrats faramineux générés par le succès des Gumps, sont exhibées dans les pages du journal, arborant la même plaque d’immatriculation que celles de ses personnages, 348 (4). Mais les autos font aussi des apparitions plus occasionnelles dans des strips tels que ceux de Winsor McCay, dans Buster Brown d’Outcault, ou dans les diverses séries de Frederick Burr Opper, au point que ce dernier imaginera une voiture préhistorique. Comme l’indique déjà cette planche de F. B. Opper, il s’agit d’une fascination assez ambivalente pour l’automobile, puisque ce qui obsède avant tout les dessinateurs, c’est bien l’accident, le crash, l’explosion que provoque l’engin à roues dans sa course effrénée. Cette force de destruction, cependant, est avant tout comique, et va de pair avec la célébration d’une expérience inédite de vitesse (5).
Frederick Burr Opper, « An Antediluvian New Year’s Call. Mr. And Mrs. Antediluvian Stonehatchet Go Visiting in Their New Auto », The Chicago American, 27 décembre 1903. Source : Origins of the Sunday Comics.
Cette expérience de vélocité a été brillamment décrite par Enda Duffy dans son The Speed Handbook, qui se penche sur comment la vitesse fut réifiée et commercialisée au début du XXe siècle : « Pendant un bref moment, à peu près le premier quart du XXe siècle, la sensation électrisante de vélocité était très fortement palpable à n’importe quelle vitesse. Pour ceux à qui furent accordés en premier cette nouvelle expérience de vitesse, l’automobile semblait les animer par l’accélération. L’automobile offrait la promesse, par la technologie, d’une expérience vécue à un nouveau niveau d’intensité (6). »
Là où le train provoquait une sensation passive de vitesse, l’excitation provoquée par la conduite automobile était liée à un redéploiement des sens par la technologie : ce qu’offrait l’automobile comme loisir consumériste, c’était avant tout cette fusion avec la machine basée sur une synergie entre la vision et les muscles activant la mécanique, promettant une expérience de contrôle pouvant déraper à tout moment. Ces moments de dérapages, de faille de contrôle sont intrinsèques à l’expérience convoitée, liée au goût du risque : « la terreur de l’accident, réprimée au moment où l’on gagne de la vitesse, est un complément indispensable à l’excitation provoquée par la vitesse » (7). Le traitement comique de l’accident automobile – dominant au tournant du XXe siècle – illustre bien cet aspect : l’humour désinhibe la menace dans une exultation comique du plaisir individuel de vitesse, représentant le conducteur comme un casse-cou entraîné, parfois malgré lui, dans une conduite délirante, libre, chaotique, partant dans tous les sens.
Sidney Smith, « Old Doc Yak », The Chicago Sunday Tribune, 13 avril 1913. Source : Origins of the Sunday Comics.
Le comic strip s’inscrit tout à fait dans cette première vision comique du crash. Durant les deux premières décennies du XXe siècle, le supplément comique reprendra à son compte les histoires d’accidents mécaniques qui ponctuaient les pages des journaux : entre célébration et satire de la nouvelle technologie, ces bandes dessinées privilégient au départ le mode burlesque du screwball dans un portrait de l’automobile fait avec une énergie débordante. S’ils sont finalement toujours l’objet de rires, les personnages-conducteurs qui y figurent participent d’une célébration ambivalente de cette nouvelle technologie, exploitant au mieux sa valeur d’attraction. L’automobile était alors réservée à une portion congrue de la population et fonctionnait avant tout comme une forme d’hobby, une distraction plutôt qu’un moyen de locomotion quotidien. Membres d’une classe privilégiée, les automobilistes dans le comic strip sont encore d’étranges aventuriers des temps modernes, un brin ridicules et accoutrés de costumes typiques, comme l’illustre très bien cette case de Buster Brown (8).
Richard F. Outcault, « Buster Brown Finds Paris Life Strenuous », The Chicago Sunday Tribune, 18 septembre 1904.
Source : Origins of the Sunday Comics.
Dans ce contexte, la vision destructrice de l’automobile est complètement intégrée comme un des aspects attractifs de l’expérience offerte. Richard F. Outcault a d’ailleurs réalisé un cartoon avec Buster Brown qui souligne parfaitement cette convergence entre la vision comique de l’accident, l’énergie graphique du trait, et la valorisation de l’expérience de conduite même. Il s’agit à la base d’une séquence de dessins publiée dans le magazine féminin Burr McIntosh Monthly en 1903, et plus tard décliné en diverses publicités. Ainsi, ces dessins ont ré-utilisés comme matériel publicitaire par le constructeur Peerless Motor Car, dont l’un des modèles est reproduit au bas de l’image. Or, l’attrait que vend le dessin d’Outcault est précisément cette obnubilation des personnages par la conduite, cette puissance destructrice qui renverse un chariot tiré par un cheval, annihilé par la nouvelle technologie mécanique. Garnement prototypique, les bêtises de Buster Brown causent des scènes explosives qui offrent autant d’occasions pour exhiber l’inventivité et le dynamisme graphique de l’auteur.
Richard F. Outcault, « A Rise in Beer », Buster Brown and His Bubble, numéro 7, Peerless Motor Car Co., Cleveland, 1903. Source : James D. Julia Inc.
Richard F. Outcault, « Buster Brown en automobile », Buster Brown chez lui, Paris, Hachette et Cie, 1910. Source : Gallica.bnf.fr.
Suivant la démocratisation plutôt rapide de la voiture, le débordement chaotique de ces machines à vitesse fera cependant vite place à une intégration de l’automobile au décor des family strips qui commencent à bourgeonner vers 1920, accompagnée d’une régulation de ces débordements, de cette extravagance comique qui caractérisait les automobilistes des premiers comic strips. Pendant un bref moment au début du XXe siècle, des auteurs comme Winsor McCay, George Herriman et Frank King donneront une vision explosive de l’automobile, sur laquelle nous allons maintenant nous pencher plus en détails.
Les fractures à répétition de Winsor McCay
Dans Dreams of the Rarebit Fiend, Winsor McCay, alors sous le pseudonyme de Silas, s’est plusieurs fois penché sur l’automobile, laquelle fait irruption dans ses cases sous la forme dystopique d’une machine infernale qui ravage tout sur son passage. À grand renfort d’humour noir, McCay affiche un rapport ambivalent à l’automobile, et par extension à la modernité qu’elle incarne ; le cartooniste arrive ainsi, comme l’a suggéré Katherine Roeder, à « maintenir un équilibre entre angoisse et divertissement » (9). S’il y a une certaine dimension comique, la voiture y est avant tout, littéralement, un cauchemar. Plus globalement, Dreams of the Rarebit Fiend thématise un impact physiologique de la modernité sur les personnages : ceux-ci sont constamment victimes de visions cauchemardesques de leur environnement urbain, provoquées par une indigestion. Les strips de McCay illustrent ainsi des préoccupations typiques face à la modernité (10). Contemporain de McCay, le philosophe et sociologue Georg Simmel suggérait, dans un essai aujourd’hui canonique, que le chaos urbain des métropoles produisait une surcharge de stimuli pesant de façon nocive sur la psychologie humaine (11). Un peu plus tard mais toujours dans un même esprit, Sigmund Freud, dans son célèbre Au-delà du principe de plaisir (1920), comparait les obusites (shell shocks) occasionnées lors de la Première Guerre mondiale à ces névroses liées aux accidents mécaniques de plus en plus courant avec l’expansion technologique de la fin du XIXe siècle. Avec la vitesse de déplacement qu’elle permettait et les accidents qui en résultent, l’automobile était bien une de ces technologies emblématiques de l’impact physique et sensoriel de la modernité sur l’individu. Tout en parodiant l’imaginaire dystopique d’une presse sensationnaliste obnubilée par les death drivers, deux strips de McCay manifestent parfaitement ce sentiment mêlé de technophobie et de fascination.
Winsor McCay, « Dream of the Rarebit Fiend », New York Evening Telegram, 26 octobre 1904. Source : The Comic Strip Library.
Un premier strip du 26 octobre 1904 illustre bien ce curieux mélange : on y voit un « bouseux » – du péjoratif anglais rube (personnage stéréotypique du cinéma des premiers temps) – qui arrive à la métropole, complètement dépassé et désorienté par l’agitation citadine. En essayant de traverser Broadway, il se fait écrasé plusieurs fois par différents véhicules qui le déchirent littéralement en petits morceaux. Ce démembrement du personnage était à l’époque un gag tout à fait répandu, en particulier dans le cinéma d’attractions. On peut par exemple penser à Stuart Blackton et son célèbre The Thieving Hand (Vitagraph, 1908) qui utilise le stop motion pour retourner à la vie des membres dissociés de leurs corps. Cette technique se retrouve également au service de gags automobiles, tels que l’exemple britannique de Explosion of a Motor Car (1900), par Cecil Hepworth, dans lequel une voiture explose inexplicablement en pleine rue, envoyant ses passagers en l’air, dont les morceaux retombent alors dans les bras d’un gendarme de passage.
Cecil M. Hepworth, Explosion of a Motor Car, Hepworth Manufacturing, 1900.
Le sens de l’attraction chez McCay (12) est tout autant présent dans sa représentation explosive de l’automobile mais, techniquement et graphiquement, relève d’un tout autre procédé, plutôt basé sur la répétition et sur une bonne dose d’extravagance baroque. On le sait, c’est là une différence fondamentale entre bande dessinée et cinéma au début du XXe siècle : si le comic strip propose une « scène audiovisuelle sur le papier », pour reprendre l’expression chère à Smolderen, celle-ci permet une surenchère fantastique alors impossible pour la capture filmique. Si les trick films et autres attractions cinématographiques se plaisent à désigner leurs propres capacités illusionnistes à travers différents effets et trucages, le comic strip, dans sa représentation du chaos urbain, amplifiait ses accidents au rang de catastrophes spectaculaires, produisant un effet de surenchère par rapport au gag filmique. Dans le strip de McCay, ce n’est donc pas un seul renversement qu’on trouve, mais bien quatre.
Cette répétition n’est toutefois pas que surenchère, et bien porteuse de sens puisqu’elle propose une déclinaison de différents véhicules : le pauvre personnage se fait ratatiné d’abord par une calèche, puis un chariot à cheval, un tramway électrique, et enfin par une voiture. Le strip présente ainsi à la fois une « évolution » des modes de transport, tout comme leurs coexistences simultanées au cœur du milieu urbain, et imite une forme de progression technologique où ce qui est le plus récent porte le coup final au personnage.
Winsor McCay, « Dream of the Rarebit Fiend », New York Evening Telegram, 7 octobre 1904. Source : The Comic Strip Library.
McCay avait déjà utilisé ce même procédé de répétition en crescendo dans un strip précédent, moins connu, publié deux semaines plus tôt, mais adoptant cette fois la perspective du conducteur. Et l’automobiliste jubile de sa traversée destructive, aux chocs qu’ils laissent dans sa trainée – précisément ceux dont le pauvre paysan en visite à la ville serait la victime plus tard. C’est en pleine conscience que le conducteur se livre d’ailleurs à cette trajectoire renversante, qui horrifie son passager. Dans chaque case, il raconte ainsi à son voisin ce qu’il va percuter, alors que l’arrière-plan montre encore la ruine désastreuse précédemment occasionné. On trouve donc là une intelligente concaténation des différentes cases, reliant ainsi la déclinaison de catastrophes que McCay nous donne à voir. Une fois encore, cette déclinaison répétitive n’est pas sans significations : l’automobile commence par renverser d’autres moyens de locomotion – le chariot à cheval puis le tramway – pour ensuite faire voler un bâtiment en morceaux de briques et enfin démembrer une foule de gens (« est-ce que tu entends les os craquer ? », dit le conducteur à son passager), annonçant ainsi déjà le strip suivant.
Cette manière de construire un gag par la répétition et le crescendo n’est pas tellement propre à McCay autant qu’elle serait « organique » de la forme : on la retrouve aussi bien dans les « histoires en estampes » de Töpffer que dans les classiques franco-belges. Cependant, ce procédé est peut-être particulièrement redevable à A. B. Frost qui, comme l’a suggéré Smolderen, a laissé une empreinte durable sur le comic strip, sa composition en grille, et son rapport au mouvement – tout ça par le biais de son rapport à la photographie et de son appropriation ironique des études de Muybridge (13). Ce strip du 7 octobre 1904 évoque d’ailleurs cette célèbre planche iconique du comique frostien, « Our Cat Eats Rat Poison », qui représente la trajectoire fatale d’un chat, s’étant empiffré de mort-au-rat, à travers la maisonnée pour enfin livrer son dernier souffle sous un lit. Cette planche caractérise bien cet effet à la fois d’instantané photographique et de répétition, déclinant les différents renversements que le chat occasionne dans sa course folle : un procédé que Frost retravaillera et étendra à d’autres récits dans son Stuff and Nonsense (14).
Arthur Burdett Frost, « Our Cats Eats Rat Poison », Harper’s New Monthly Magazine, n° 374, 1881. Source : Wikimedia Commons.
Le dynamisme graphique et le découpage temporel qui marquent les courses animalières de Frost se voient, vingt ans plus tard, transposés à la vitesse mécanique d’automobiles pétaradantes. Chez McCay, cette nouvelle technologie occasionne avant tout une certaine angoisse et il n’en va presque jamais de l’expérience de conduite : les rêveurs sont à chaque fois victimes de chauffeurs incontrôlables. Chez d’autres cartoonistes tels que Herriman et King, c’est le conducteur – celui-là même qui trouve son plaisir dans les catastrophes qu’il provoque – et l’expérience de vitesse qui se retrouvent au cœur même de leurs comic strips, qui utilisent ce même procédé frostien pour représenter les trajectoires dévastatrices de leurs automobilistes.
George Herriman et le corps mécanisé
Une des premières séries à personnage récurrent de George Herriman s’appelle, de façon assez parlante, Prof. Otto and His Auto (1902). Pendant dix mois, la seule occupation de Prof. Otto, dimanche après dimanche, est simplement de conduire son engin en semant – de façon plus ou moins volontaire – le plus de chaos et de désastres possibles. Mais on n’y retrouve plus la noirceur, l’anxiété des strips de McCay. Loin des démembrements que subissent les personnages de celui-ci, les crashs et catastrophes provoqués par Otto restent plutôt naïfs, sans grandes conséquences, relevant plutôt d’une comédie burlesque qui frôle l’absurde, d’un mélange de slapstick et de screwball. Avec son portrait comique du crash, Prof. Otto and His Auto exalte tout en moquant cette nouvelle expérience de vélocité.
Le strip du 20 avril 1902 illustre particulièrement bien ce plaisir de la vitesse, à travers une réécriture ironique d’un topos clé de la littérature américaine, celui de la « machine dans le jardin » pour reprendre le titre du classique de Leo Marx (15) et qui désigne cette intrusion d’une machine turbulente perturbant le marcheur solitaire en pleine contemplation d’un paysage idyllique. Chez Herriman, la machine vient aussi chambouler une campagne paisible et fertile, fusant à toute allure à travers granges, champs, et vergers au grand mécontentement des habitants, mais cette intrusion se fait depuis la perspective de cette machine et est source d’une certaine jubilation de la part de ses passagers. En effet, aux côtés de Prof. Otto, Herriman introduit deux garnements – ces prototypes mêmes du comic strip (16) – qui en redemandent toujours plus, puisqu’ils crient « plus vite » de plus en plus belle. Ce passage illustre au combien l’expérience de l’automobile au début du XXe siècle est avant tout une expérience sensorielle de vitesse et exhibe la valeur d’attraction de l’engin : si l’expérience automobile est réservée à une classe privilégiée (qu’Otto affiche par son accoutrement et, plus tard, un cigare aux lèvres qui anticipe déjà cet autre personnage d’Herriman, Baron Bean), on est ici tout aussi proche des plaisirs « populaires » des attractions foraines et des auto-tamponneuses.
George Herriman, « Prof. Otto and His Auto », New York World, 20 avril 1902. Source : Origins of the Sunday Comics.
La présence de ces deux garnements souligne aussi cette forme de maladresse, de distraction qu’ils partagent avec l’automobiliste. Ces deux traits étaient en effet omniprésents dans la bande dessinée nord-américaine de l’époque, comme dans le Jimmy de Swinnerton, le Naughty Pete de Forbell et bien sûr le Little Nemo de McCay. L’automobile se range ainsi à côté des nombreuses « distractions » de la modernité qui font leur irruption dans le comic strip (17). On peut d’ailleurs renvoyer à cette magnifique planche de Forbell, du 31 août 1913, où Pete met en route l’automobile de son père, l’envoyant dans une course effrénée et destructrice tout à fait typique. Si chez Forbell, il s’agit d’un rodéo mécanique involontaire, on trouve chez Herriman un conducteur absorbé dans sa conduite, causant un chaos dont il semble à peine conscient – un thème qu’on retrouvera de façon centrale chez Frank King. Herriman présente la conduite automobile comme une forme de distraction absorbante, une illusion presque nécessaire au plaisir de vitesse, et qui offre son potentiel d’inventivité graphique.
Charles Forbell, « Naughty Pete », New York Herald, 31 août 1913. Source : Origins of the Sunday Comics.
Pour figurer cette expérience de vélocité, Herriman retravaille les rapports entre (chrono)photographie et bande dessinée, fondamentaux chez A. B. Frost et intégrés comme automatisme du comic strip (18). Tout d’abord, il utilise non pas un gaufrier rigoureusement carré, mais aplatit légèrement les cases pour leur donner une forme qui évoque plutôt un panorama, une vision d’ensemble renforcée par les décors et les paysages repris dans les cases. Il est assez intéressant de noter qu’on retrouvera une composition de page similaire chez McCay, trois ans plus tard, avec l’épisode d’ouverture de Little Nemo in Slumberland, qui lui aussi évoque la chronophotographie à travers une référence assez ouverte aux célèbres captures d’un cheval en mouvement par Muybridge. Page qui évoque aussi Naughty Pete aux prises avec une voiture hors-de-contrôle telle qu’on le retrouve dans l’épisode mentionné ci-dessus.
Winsor McCay, « Little Nemo in Slumberland », New York Herald, 15 octobre 1905. Source : Origins of the Sunday Comics.
Le référent photographique chez Herriman n’insiste cependant pas sur la capture séquentielle du mouvement même, mais sur la retranscription d’une vitesse qui échappe en quelque sorte au dispositif photographique : il est assez saisissant que l’automobile est presque toujours à la limite du hors-champ, plus visible par les traces laissées sur son passage. Herriman fait aussi un usage abondant de lignes de vitesse, qui suggère une certaine forme de flou qui est également fort associé à la capture photographique des automobiles (19). On pourrait ainsi trouver certaines analogies entre cette planche d’Herriman (ou celle de Forbell) et les nombreuses photographies de course automobile que Jacques Henri Lartigue réalisera un peu plus tard, comme la fameuse « Une Delage au Grand Prix de l’Automobile Club de France de 1912 » (20).
Jacques Henri Lartigue, Une Delage au Grand Prix de l’Automobile Club de France de 1912, 26 juin 1912. Source : Donation Jacques Henri Lartigue.
Par l’arrangement tabulaire de ces différentes scènes, Herriman reconstruit la trajectoire de l’automobile comme une succession de collisions, de chocs, de renversements. Ceux-si sont intégrés au cœur même du strip et de son mécanisme comique. Le fait d’écraser et de renverser tout sur son passage forme ainsi partie prenante des caractéristiques du personnage récurrent. Cet attrait est bien mis en exergue par le dernier strip, puisque Otto, utilisant un humour commun des résolutions de fin d’année, prend la décision de ne « renverser que des bonhommes de neige » – résolution qui se trouvera bien sûr invalidée. Il s’agit d’une allusion évidente au « passé » du personnage et à son historique de fou du volant, qui réaffirme la valeur d’attraction de l’automobile et de ses chocs.
George Herriman, « Prof. Otto’s New Year Resolutions », New York World, 28 décembre 1902. Source : Origins of the Sunday Comics.
Dans une autre planche, c’est une course automobile qui entraîne une collision en chaîne, puisqu’Otto tire cette fois son plaisir en se laissant emboutir par les autres conducteurs. Cette série de crash, alignés les uns après les autres, fournit autant d’occasions pour un dynamisme dans le dessin qui réplique cette figuration du mouvement, de l’explosion, du crash à travers les usuels lignes de vitesse et nuages « athorybiques » (21), mais aussi par un débordement graphique du cadre des cases puisque Otto se voit régulièrement expédié outre celui-ci, dans un effet à la fois de surcharge de la case et de liaison de la séquence.
George Herriman, « Prof. Otto and His Auto (How He Cured the Millionaire’s Auto Club of Running People Down) », New York World, 28 décembre 1902. Source : Origins of the Sunday Comics.
Dans chacun de ces exemples, le crash fonctionne comme un gag burlesque, se présente comme inhérent à l’attraction de l’automobile, aux sensations de la conduite. Le potentiel véritablement destructeur de la technologie se voit désarmé par le rire dans ce qui est finalement une célébration assez double de l’automobile. La « résistance » de Prof. Otto à ces accidents doit cependant aussi être comprise dans le contexte d’une plasticité du personnage absolument typique des premiers comic strips, comme l’a admirablement décrite Jared Gardner en prenant le cas exemplaire de Happy Hooligan : dimanche après dimanche, puis jour après jour, ceux-ci reviennent perpétuellement pour subir les mêmes évènements et survivent ainsi aux « chocs » de la modernité, développent une résilience par la répétition (22). Prof. Otto partage pleinement cette plasticité particulière du personnage récurrent et ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard s’il s’agit un automobiliste : tout comme la conduite demande une certaine convergence du corps et de la machine, Otto fuse avec son engin pour mieux affronter des chocs et des accidents dont il ressort intact semaine après semaine. Le personnage semble en effet littéralement soudé à son engin. Dans la dernière case de la planche du 20 avril, les jambes du personnage semblent traverser la carrosserie de l’engin de façon invraisemblable : il ne s’agit en aucun cas d’un problème de représentation mais – de la part d’un artiste qui avec Krazy Kat se plaira à mettre sens dessus-dessous toutes formes de catégorie (homme-femme, amour-haine, blanc-noir, etc.) – plutôt la suggestion d’un corps mécanisé.
Frank King : le tour du monde de Motorcycle Mike
Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike! », The Chicago Sunday Tribune, 21 avril 1912. Source : Origins of the Sunday Comics.
Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike! », The Chicago Sunday Tribune, 26 janvier 1913. Source : Origins of the Sunday Comics.
Frank King poursuivra ces mêmes préoccupations thématiques et formelles dans un de ses premiers strips à personnage récurrent, Look Out for Motorcycle Mike! (1911-1914). Là aussi, on retrouve cette esthétique de la répétition qu’A. B. Frost avait déjà imaginée à la fin du XIXe siècle : la grille de bande dessinée dessert ainsi la déclinaison itérative des effets destructeurs d’une course effrénée. Frank King exploite en particulier la distraction du conducteur, en introduisant une divergence comique entre la perception du motocycliste et les causes et effets de sa course à toute allure. Mais la série de King fait également usage du motif alors très en vogue du tour du monde : celui-ci offrait un dispositif particulièrement utile pour lier les différents épisodes ensemble, pour créer une première forme de continuité narrative au comic strip, tout en gardant ce plaisir fondamental de répétition puisque le gag réside dans le fait qu’il arrive exactement la même chose au personnage aux quatre coins du monde (23). Cette combinaison de continuité et de boucle répétitive se retrouve très bien dans Look Out for Motorcycle Mike!, qui, par exemple, n’hésitera pas à apostropher les lecteurs en les invitant à consulter le prochain épisode.
Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike! », The Chicago Sunday Tribune, date inconnue. Source : Stripper’s Guide.
Le gag au cœur du strip de Frank King est entièrement basé sur la conduite débridée du personnage : Motorcycle Mike fait le tour du monde à toute allure, détruisant tout sur son passage, souvent sans même s’en rendre compte. Cette distraction du personnage est la plupart du temps mise en évidence par les phylactères, qui suggèrent que Mike est simplement aveugle aux effets destructeurs de sa trajectoire. Dans un strip du 6 avril 1913, par exemple, il déferle à travers la Corée et commente sur la fragilité de l’architecture tout en la faisant éclater en morceaux, se disant que « c’est un miracle qu’ils n’ont pas construit tout ça en plein sur ma route ». La construction des cases est d’autant plus savante que le lecteur peut toujours voir à l’arrière-plan les catastrophes causées par le motocycliste, tandis que ce dernier continue sur sa course aveugle.
Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike! », The Chicago Sunday Tribune, 30 mars 1913. Source : The Balloonist.
Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike! », The Chicago Sunday Tribune, 6 avril 1913. Source : The Balloonist.
Frank King, « Look Out for Motorcycle Mike! », The Chicago Sunday Tribune, 20 avril 1913. Source : The Balloonist.
Il y a là indubitablement une certaine critique de cet aveuglement, du potentiel destructeur d’une machine lancée à pleine vitesse et qui semble incontrôlable. Mais, un peu comme chez Herriman et surtout quand on sait que King lui-même était féru d’automobile, ces effets dévastateurs prennent une qualité d’attraction dans un discours de célébration de l’automobile, reprenant un discours exemplaire de cette vision comique du crash omniprésente lors des premiers temps de l’automobile. Comme l’écrit Duffy, « cette insouciance comique est posée comme une nécessité et, à sa propre manière, située au cœur du plaisir même de la conduite » (24).
En guise de conclusion
Il est peut-être frappant que les strips d’Herriman et de Frank King qui donnent à l’automobile une place de choix soient des strips qui n’ont duré que quelques années au plus dans les pages des journaux, des fragments de séries maintenant oubliées, des œuvres de jeunesse qui semblent « seulement » préfigurer leurs chefs-d’œuvre. Mais c’est aussi l’automobile elle-même qui va perdre son caractère d’attraction, avec sa démocratisation et sa banalisation. En même temps que l’automobile devient un moyen de locomotion de plus en plus commun pour la classe moyenne, le comic strip lui aussi se transforme et donne justement une plus grande place aux quotidiens de cette classe moyenne, avec l’incroyable succès de family strips tels que Gasoline Alley ou The Gumps, sous l’impulsion de l’éditeur du Chicago Tribune Joseph Medill Patterson (25). Smith et King, tous deux de fervents automobilistes, illustreront leur passion mécanique en lui donnant une belle place dans des strips dont l’humour est basé sur des pratiques quotidiennes liées à l’automobile – pratiques partagées par une partie grandissante de la population (26). La représentation explosive, attractionnelle, burlesque de l’automobile donnera donc assez vite place à d’autres formes de gag, surtout liées au contrôle étatique de la vitesse ou au bricolage mécanique (tinkering), pour devenir de plus en plus un objet secondaire, périphérique au récit épisodique.
Frank King, « Gasoline Alley », The Chicago Sunday Tribune, 25 et 26 juillet 1921.
Source : Frank King, Walt and Skeezix: Book One, 1921-1922, Jeet Heer, Chris Oliveros, Chris Ware (dir.), Montréal: Drawn and Quarterly, 2005.
Sidney Smith, « The Gumps », The Chicago Sunday Tribune, 1931. Source : Crumbling Paper.
De façon assez emblématique, le premier épisode des Gumps, dans lequel la famille s’installe dans la maison de Old Doc Yak – une transition entre deux strips opérées de façon extrêmement intelligente par Smith –, peut être lu comme un adieu à la vision comique du crash dans le comic strip : on y voit Andy Gump reprendre l’automobile numérotée 348, partant à tout allure, hors-de-contrôle, pour aller s’encastrer sur un perron, tout comme le fit Old Doc Yak lors de sa première expérience au volant du véhicule. Un dernier élan burlesque avant de faire place au réalisme mélodramatique.
Sidney Smith, « The Gumps », The Chicago Sunday Tribune, 11 février 1917. Source : Platinum Age Comics.
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Mise à jour du 9 mars 2016 : Ajout d’informations sur la séquence de Buster Brown parue dans Burr McIntosh Monthly.
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- Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée de William Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, collection « Réflexions faites », 2009.[↩]
- A ce sujet, lire Jared Gardner, Projections: Comics and the History of Twenty-First-Century Storytelling, Palo Alto, Stanford University Press, collection « Post 45 », 2012, p. 1-28.[↩]
- On pense ici au terme tel qu’il est utilisé par rapport au cinéma des premiers temps ; voir par exemple André Gaudreault, Cinéma et attraction : Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, 2008.[↩]
- On pourra lire la préface d’une belle réédition patrimoniale des Gumps : Jared Gardner, « Sidney Smith’s Open Road », in Sidney Smith, The Gumps: The Saga of Mary Gold, San Diego : IDW, collection « The Library of American Comics », 2013, p. 7-25.[↩]
- On trouve cette même fascination en Europe, notamment dans les dessins de presse et les images d’Épinal de O’Galop, qui a travaillé pour Michelin. Voir à ce sujet l’excellent article d’Alain Boillat, « La figuration du mouvement dans les dessins de presse et albums illustrés signés « O’Galop » : des images en séries (culturelles) », 1895, numéro 59, 2009, p. 22-25, disponible en ligne : http://1895.revues.org/3915.[↩]
- Je souligne. Ma traduction de l’anglais : « For a brief moment, roughly the first quarter of the twentieth century, the thrill of velocity at any speed was vividly palpable. To those first granted the new experience of speed, the automobile appeared to enliven people by speeding them up. The automobile was the promise, through technology, of an experience lived at a new level of intensity » ; Enda Duffy, The Speed Handbook: Velocity, Pleasure, Modernism, Durham, Duke University Press, 2009, p. 5.[↩]
- Ma traduction de l’anglais : « The terror of the crash, suppressed while one gathers speed, is the necessary complement to speed’s thrill » ; Duffy, The Speed Handbook, op. cit. p. 203.[↩]
- Le comic strip est, là aussi, tout à fait en ligne avec la culture de la vitesse au tournant du siècle telle que la documente Enda Duffy. Celui-ci décrit cette expérience de vitesse de l’automobile en termes profondément politiques, pour faire (très) vite : à la fin du XIXe siècle, alors que les confins de la terre ont tous été découverts et colonisés, cette politique de colonisation se réoriente vers l’intérieur, touche au sensoriel, et souscrit ce mouvement de vitesse comme nouvelle expérience de consommation qui transcende la fixité de la commodité. C’est donc dans ce contexte que les premiers automobilistes font figures de nouveaux aventuriers.[↩]
- Katherine Roeder, Wide Awake in Slumberland: Fantasy, Mass Culture, and Modernism in the Art of Winsor McCay, Jackson, University Press of Mississippi, 2014, p. 181.[↩]
- À ce sujet, voir Scott Bukatman, The Poetics of Slumberland: Animated Spirits and the Animating Spirit, Berkeley, University of California Press, 2012.[↩]
- Georg Simmel, « Die Großstädte und das Geistesleben », Jahrbuch der Gehestiftung, n° 9, 1903. Traduit en français sous le titre « Les grandes villes et la vie de l’esprit ».[↩]
- Smolderen a bien mis en lumière ce rapport fondamental de Winsor McCay aux attractions de tout type, fête foraine, dime museums, Coney Island, cirques, et bien sûr la World’s Columbian Exhibition de Chicago en 1893. Voir Thierry Smolderen, « Mr McCay in Slumberland : dessins, attractions, rêve », Little Nemo 1905-2005, un siècle de rêves, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, collection « Réflexions faites », 2005, p. 9-17.[↩]
- Cf. Thierry Smolderen, « A. B. Frost : les premiers comics et la dimension photographique », Coconino World, mars 2004.[↩]
- New York, C. Scribner’s Sons, 1884. Disponible sur The Internet Archive.[↩]
- Leo Marx, The Machine in the Garden: Technology and the Pastoral Ideal in America, Oxford, Oxford University Press, 1964.[↩]
- Il s’agit aussi de comprendre ces garnements à la croisée de la bande dessinée et du cinéma, voir Pierre Chemartin et Nicolas Dulac, « La figure du garnement aux premiers temps du comic strip et de la cinématographie », in Alain Boillat (ed.), Les Cases à l’écran : Bande dessinée et cinéma en dialogue, Genève, Georg, 2010, p. 125-148.[↩]
- Sur le thème de la distraction dans le comic strip, voir Gardner, Projections, p. 15-18.[↩]
- On se réfère ici encore aux propos de Thierry Smolderen.[↩]
- Sur la figuration graphique du mouvement en bande dessinée, on pourra aussi renvoyer au numéro 9 de La Crypte Tonique (été 2013) intitulé « L’Œil sur rails ». On y retrouve une histoire des lignes de vitesse dans le manga par Ryan Holmberg, ainsi qu’une analyse détaillée de la photographie de Lartigue évoquée ici.[↩]
- Dans la page de Forbell citée précédemment, la déformation des roues en ovale afin de suggérer le mouvement de vitesse évoque assez remarquablement la photographie de Lartigue.[↩]
- C’est-à-dire la représentation graphique d’onomatopées, voir à ce sujet l’excellent article d’Alexandre Widendaële, « Le phénomène d’athorybie dans le cinéma muet et la bande dessinée », Interférences littéraires n° 11, octobre 2013, p. 153-173. Disponible en ligne.[↩]
- Voir Gardner, Projections, p. 11-15.[↩]
- À propos du principe de continuité narrative dans le comic strip, voir Jared Gardner, « A History of the Narrative Comic Strip », in Daniel Stein et Jan-Noël Thon (eds.), From Comic Strips to Graphic Novels: Contributions to the Theory and History of the Graphic Narrative, Berlin, De Gruyter, 2013, p. 241-253.[↩]
- Ma traduction : « This comic delusion is posited as a necessity and, in its way, the heart of the pleasure of the experience of driving itself » ; Duffy, The Speed Handbook, p. 218.[↩]
- Robert C. Harvey, The Art of the Funnies: An Aesthetic History, Jackson, University Press of Mississippi, 1994 ; en particulier le chapitre 6, « The Captain and the Comics : How a Noncartoonist Shaped the Medium », p. 92-115.[↩]
- Sur Gasoline Alley et la culture de consommation, dans laquelle s’inscrit sa représentation de l’automobile, lire Ian Gordon, Comic Strips and Consumer Culture, 1890-1945, Washington & London, Smithsonian Institution Press, 1998, p. 106-118.[↩]