Verbeck et le règne animal aux services des Arts

« Comment le signor Bovinski composa sa grande marche Le désert », Le Rire, 18 juin 1898.


Les lecteurs du Rire de 1898 ont-ils reconnu la signature de l’auteur de cette histoire indiquée comme provenant du Judge, publication new-yorkaise ? Rien n’est moins sûr  (1)… Pourtant celle-ci est apparue dans la revue française quelques années auparavant. Gustave Verbeck (1867-1937), puisque c’est lui, séjourna en effet quelques années à Paris avant de s’installer définitivement aux Etats-Unis. Il y étudia l’art et participa au foisonnement graphique de cette fin de siècle. Verbeck s’est ainsi essayé à la bande dessinée dans les revues parisiennes avant de créer outre-Atlantique cette œuvre emblématique du neuvième art qu’est The Upside-Downs of Lady Lovekins and Old Man Muffaroo  (2). En plus de celles publiées dans Le Rire entre 1894 et 1895, ses bandes dessinées françaises, la plupart muettes, se retrouvent dans Le Chat Noir (1893-1894), La Vie Drôle (1893-1894) et dans Le Polichinelle (vers 1894), « journal humoristique de la Famille » édité par Flammarion  (3).

 

Entre Satie et Rabier

Dans la planche ci-dessus, Bovinski, un compositeur de piano trouve en plein désert l’inspiration (puis le succès) à l’écoute d’autruches qui se régalent de baies tombant sur le clavier de l’instrument. La fantaisie de l’histoire de ce pianiste rappelle celle d’un autre, contemporain de Verbeck et qu’il a peut-être connu : Erik Satie (1866-1925). Ce dernier commença en effet sa carrière comme second pianiste au cabaret du Chat noir vers 1888-1891. Rappelons qu’en plus de participer à la revue montmartroise, Verbeck y donna en 1894 un spectacle d’ombres intitulé Le Malin Kangourou (Drame australien)  (4). Ce « concerto pour autruches goulues » aurait-il dépareillé dans le répertoire de l’auteur de Trois Morceaux en forme de poire et des Préludes flasques (pour un chien) ?

 L’animal, exotique et sauvage, est souvent le ressort des scénarios des histoires en images de Verbeck  (5) : s’il n’est pas mis hors d’état de nuire quand il se fait dangereux, l’animal chez Verbeck est un gibier bien utile : chassé, piégé, capturé ou utilisé, il est mis à mal par l’homme, avec plus ou moins de cruauté.

 

Gustave Verbeck, « Le tigre critique d’art », Le Rire, 6 juillet 1895. Source : Cibdi

Ces historiettes qui mettent en scène l’homme et ses frères inférieurs se rapprochent de celles de Benjamin Rabier dont la carrière débute à la même époque. Le dessinateur français se fera une spécialité de la farce animalière en bande dessinée pendant plusieurs décennies  (6).

Chez les deux dessinateurs, les gags se construisent souvent autour du détournement ingénieux d’objets du quotidien. Cependant dans les histoires de Verbeck, l’homme fait la démonstration de sa supériorité, piégeant l’animal ou le dupant par un caméléonisme de circonstance. Rabier, lui, prête davantage aux bêtes une certaine intelligence. En véritable animalier, il s’évertue à effacer les frontières qui existent entre la faune et l’humanité.

 

Le règne animal aux services des Arts

L’animal au secours de l’artiste est un sujet que l’on retrouve de temps à autres dans les histoires en images du tournant du XXe siècle. Ainsi ce numéro de cirque mis en images par Rabier :

Benjamin Rabier, « Le facétieux sculpteur », Le Pêle-Mêle, 30 mars 1902. Source : Gallica.bnf.fr

 

Après les autruches concertistes et le crocodile sculpteur, « Azor Paysagiste » est une histoire dessinée par Godefroy dans La Caricature du 15 novembre 1890 dans laquelle un chien rectifie à coups de langue gourmande le tableau de son maître artiste-peintre  (7).

 

Godefroy, « Azor Paysagiste », La Caricature, 15 novembre 1890. Source Gallica.bnf.fr

 

On notera que l’œuvre de ce peintre canin préfigure celle de son frère, l’âne Boronali : le Coucher de Soleil sur l’Adriatique fut en effet peint à l’aide d’un pinceau attaché à sa queue. Exposée au salon des Indépendants de 1910, ce tableau est une « farce de rapin », un canular monté par Roland Dorgelès, André Warnod et Jules Dépaquit  (8).

Pour l’humoriste fin-de-siècle, l’animal est moins un artiste incompris qu’un medium artistique providentiel et diablement efficace !

  1. A noter que cette même planche paraît quelques jours après dans Le Pêle-Mêle du 26 juin 1898.[]
  2. Cette série a paru entre le 11 octobre 1903 et le 15 janvier 1905 dans le New York Herald.[]
  3. Nous avons également trouvé trois planches publiées dans la revue Cocorico en 1898 et 1899 ; deux sont reprises du Rire et une du Judge.[]
  4. Sur une musique de Charles de Sivry.[]
  5. Des histoires en images de Verbeck parues dans la presse américaines à la fin du XIXe siècle sont visibles dans le livre édité par Peter Maresca, que je remercie au passage pour son aide, The Upside Down World of Gustave Verbeek: Complete Sunday Comics (1903-1905), Sunday Press Books, 2009.[]
  6. Camille Filliot et Antoine Sausverd, « Les bandes disséminées de Benjamin Rabier » in Benjamin Rabier. Gédéon, La Vache qui Rit et Cie. Ouvrage collectif sous la direction de Christophe Vital. Somogy / Musées de Vendée, 2009.[]
  7. Godefroy reprendra quasiment le même gag sept ans plus tard dans la même revue… « Un paysage impressionniste » publiée dans La Caricature du 3 juillet 1897 raille nommément les dernières avancées de la peinture moderne. La langue du chien est alors remplacée par le plumeau et la brosse d’un domestique zélé.[]
  8. Pour en savoir plus sur l’âne Boronali : http://fr.wikipedia.org/wiki/Joachim-Rapha%C3%ABl_Boronali[]
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