Censure et histoire en images (1/2) : Le texte sans les dessins

 

« Faire triompher les bons principes de la religion, de la famille et des traditions », tel est le but annoncé du Triboulet, journal satirique illustré, fervent défenseur de la cause royaliste sous la IIIe République (1). Fondé le 10 novembre 1878 par Saint-Patrice, pseudonyme du baron James Harden-Hickey, Le Triboulet est un véritable phénomène politique, qui tire en 1880 à 21 000 exemplaires (2). Son succès tient beaucoup du scandale : ses dessins antirépublicains s’attaquent violemment au régime et au gouvernement en place et lui attirent rapidement des ennuis. Entre 1878 et 1879, le journal récoltera 37 procès, 114 assignations, 275 000 francs d’amendes (3)

Comme ses concurrents, cet hebdomadaire propose ponctuellement dans ses pages des histoires en images, le plus souvent réalisées par Georges Lafosse (1843-1880), principal dessinateur de la publication qui signe sous le pseudonyme A. Grippa. Celui-ci met en scène les péripéties satiriques de Triboulet, bouffon du roi avec son bonnet à grelot et sa marotte, qui personnifie le journal et figure sur toutes les couvertures (4).

La censure, que subit régulièrement le journal, est le thème des deux planches suivantes publiées en juillet 1879 (à lire de haut en bas et de gauche à droite) :


A. Grippa, sans titre, Le Triboulet, n° 28, 13 juillet 1879. Source : Gallica.bnf.fr

 


A. Grippa, « Folies Guignol », Le Triboulet, n° 27, 6 juillet 1879. Source : Gallica.bnf.fr

 

Dans le numéro dont sont extraites ces « Folies Guignol » (n° 27, 6 juillet 1879), la quasi-totalité des dessins représentent des marionnettes ou d’inoffensifs jouets de bois. A chaque fois, la légende indique ironiquement : « A notre grand étonnement, la Censure n’a pas supprimé le dessin ci-dessus. »

Jusqu’à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, toute image destinée à être publiée ou diffusée devait obtenir une autorisation préalable. Les dessinateurs avaient l’obligation de présenter leurs dessins à un bureau de censure avant de pouvoir les publier. Quand des dessins ne sont pas autorisés à paraître, certains journaux se plaignent ouvertement des décisions de ce régime liberticide. Pour manifester leur mécontentement, ils insèrent à la place la description écrite des dessins interdits ou les remplacent par des vignettes vides avec l’indication « dessin supprimé par la censure ».

Le Triboulet du 26 octobre 1879 est un sommet du genre : seize dessins ont été interdits, dont la totalité des neuf images de la bande dessinée intitulée « Comment on arrive à la gloire en 1879 », ce qui offre aux lecteurs une singulière page de cases quasi-vierges mais accompagnées de leurs légendes initialement prévues.

 


« Comment on arrive à la gloire en 1879 », Le Triboulet, n° 43, 26 octobre 1879. Source : Gallica.bnf.fr

 

Sur la totalité de la page suivante, qui devait accueillir un dessin lui aussi supprimé, la rédaction explique cette nouvelle censure. Le journal royaliste accuse Charles Lepère, le ministre de l’Intérieur d’alors, de vouloir par ces interdictions « protéger et de faire respecter les communards ».

La bande dessinée « Comment on arrive à la gloire en 1879 », dont on présume qu’A. Grippa était l’auteur, retrace la carrière de Bibi-Belles-Dents, ex-voleur, qui prend une part active pendant la Commune de Paris. Pilleur, incendiaire, tueur, il est arrêté par les Versaillais et condamné en 1871 au bannissement en Nouvelle-Calédonie. De retour à Paris en 1879 après une mesure d’amnistie, il est accueilli en héros et élu au conseil municipal de Paris.

A travers cette histoire en images, Le Triboulet prend pour cible, sans le nommer, Alphonse Humbert, ex-communard, revenu d’exil et nouvellement élu, comme son double de papier (5)

Si Le Triboulet a quand même publié cette histoire sans ses images, il en explique la raison : « Les légendes que nous maintenons à la page ci-contre expliquent suffisamment ce que chaque croquis représentait.(6). » Effectivement, cette bande dessinée censurée semble plus proche du modèle des images d’Epinal, dans lesquelles généralement le dessin est plus illustratif que narratif, que de la « littérature en estampes » de Rodolphe Töpffer dans laquelle « Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien » (7).

Ainsi purgée des dessins défendus, cette singulière bande dessinée n’est pas sans rappeler celle uniquement composée de cinq vignettes vides, sans légendes, que Gustave Doré proposa dans son Histoire de la sainte Russie (1854) :

 


Gustave Doré, Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la sainte Russie,
J. Bry aîné, 1854, p. 7. Source : Gallica.bnf.fr

 

Cette excentricité relève également d’une forme de censure à laquelle Doré s’oblige (pour rire) afin de ne pas ennuyer ses lecteurs. Ainsi se justifie-t-il en bas de cette page de cases vierges : « Le siècle suivant continuant à présenter une suite de faits aussi incolores, je craindrais, ami lecteur, de vous indisposer contre mon œuvre, dès le début, en vous accablant de dessins trop ennuyeux. Toutefois mon éditeur, en homme consciencieux qu’il est, m’a vivement engagé à en laisser la place indiquée, afin de prouver qu’un historien habile peut tout adoucir sans rien passer. » (Nous reviendrons dans un prochain article sur les procédés d’autocensure ironique qui se développent dans les histoires en images au XIXe siècle).

Quelques années avant les interdictions du Triboulet, Le Grelot, un autre journal satirique illustré, choisit de maintenir, à l’emplacement où ils devaient figurer, une description de dessins anti-prussiens interdits par la censure. Cependant, il ne s’agit pas de la simple description textuelle des caricatures non autorisées : la composition initiale est suggérée par l’indication écrite des principaux éléments de la scène qui sont placés dans des formes géométriques rudimentaires.

 


Bertall, « L’honneur et l’argent », Le Grelot, n° 48, 10 mars 1872. Source : Heidelberg University Library

 


Alfred Le Petit, « A choisir ! », Le Grelot, n° 63, 23 juin 1872. Source : Heidelberg University Library

 

Ces compositions typographiques de substitution apparaissent ponctuellement dans la presse sous le second Empire et le début de la IIIe république. Selon Bertrand Tillier, le dessinateur exprime par ce procédé sa résistance à la restriction de liberté et témoigne de l’irréductibilité de la caricature : « De cette manière ludique, les dessinateurs entendent aussi montrer l’arbitraire de ces interdictions de publication en faisant de leurs dessins censurés des images anecdotiques et presque inoffensives. Dans ces compositions typographiques, l’effet de redondance introduit par la mise en conjonction de la description de l’image et de son sous-titre vise à souligner l’ineptie et l’injustice de la censure, pour susciter l’indignation du lecteur (8). »

En regardant ces compositions imaginées par Le Grelot pour contourner la censure, comment ne pas penser aux œuvres que René Magritte réalisa entre 1927 et 1929 lors de son séjour à Paris, où il fréquenta les surréalistes. Sur ses toiles, l’artiste belge explore alors les possibilités poétiques qu’offrent l’association d’un mot avec l’objet qu’il est censé désigner, éliminant parfois tout élément visuel (9).

 


René Magritte,
Le Miroir vivant, 1928. Huile sur toile, 54 × 73 cm.

 


René Magritte, L’Espoir Rapide,
1927. Huile sur toile, 49,5 x 64 cm.

 


René Magritte, Le Masque vide
, 1928. Huile sur toile, 73 x 92 cm.

 

Entre les schématisations du Grelot et les peintures surréalistes de Magritte, les visées ne sont évidemment pas les mêmes, chacun jouant sur un terrain différent. Mais nous remarquerons qu’une fois de plus les explorations graphiques du dessin humoristique au XIXe siècle l’ont amené précocement à jouer avec les codes de la représentation, se détacher de la mimesis et à expérimenter ses potentialités les plus extrêmes (10). La nouveauté, ici, c’est que le radicalisme esthétique n’est pas qu’un simple jeu, mais la conséquence d’une contrainte extérieure imposée par la censure.

  1. Lettre de Saint-PatriceLe Triboulet, n° 0, 10 novembre 1878. Sur Le Triboulet, voir : Philippe Jones, « La presse satirique illustrée entre 1860 et 1890 », Etudes de presse, Vol. VIII. n° 14, 1956, p. 107-108. []
  2. Philippe Jones, op.cit. []
  3. Dico Solo, Editions AEDIS, 2004, p. 850. []
  4. Triboulet fut le bouffon du roi Louis XII. Il apparait dans le Tiers livre de Rabelais et sera repris par Victor Hugo dans sa pièce, Le Roi s’amuse. []
  5. Alphonse Humbert est un journaliste et révolutionnaire de tendance blanquiste qui fut un ardent défenseur de la Commune pendant le siège de Paris. Il fut condamné en 1871 à une peine de travaux forcés à perpétuité, dont il subit une partie au bagne de Nouvelle-Calédonie. Il revient à Paris en 1879 et est élu au conseil municipal de Paris la même année. Il fut ensuite député de la Seine de 1893 à 1902. Voir sa biographie sur le site de l’Assemblée nationale. []
  6. « Au peuple français », Le Triboulet, n° 43, 26 octobre 1879, p. 9. []
  7. Rodolphe Töpffer, Notice sur l’Histoire de M. Jabot, Bibliothèque universelle de Genève, n° 18, juin 1837. []
  8. Bertrand Tillier, A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000, Les Editions de l’Amateur, 2005, p. 167. Le livre reproduit une couverture de la revue Le Sifflet du 1er août 1875 dans le même esprit que les dessins du Grelot, sans les formes géométriques. []
  9. Cette série est notamment composée des tableaux suivants : L’usage de la Parole (1927), L’Espoir rapide (1927), Le Masque vide (1928), Le Corps bleu (1928), Le Miroir vivant (1928-1929), L’Arbre de la Science (1929) ou encore Le Miroir magique (1929). Magritte fera la synthèse de ses expérimentations dans un texte illustré paru dans La Révolution surréaliste en décembre 1929 sous le titre « Les Mots et les images ». []
  10. Voir notamment nos articles « Saoul et séquentiel » et « Trop de précipitation ». []
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