Le Petit Lucien, deuxième épisode

Rip, « Un projet téméraire », Imagerie artistique de la maison Quantin, série 5, planche n° 13, 1888. Source : Töpfferiana.



Après « Un rêve agité » de Job, cette nouvelle planche de l’« Imagerie artistique » Quantin nous offre de nouveaux points de comparaisons avec les premières pages du Little Nemo de Winsor McCay.

« Un projet téméraire », treizième numéro de la série 5, fut publié en 1888 (1). Cette planche est signée par Rip, pseudonyme qui reste aujourd’hui mystérieux. Le Dico Solo indique que ce dessinateur fut actif dans les années 1886-1900, notamment dans des journaux comme L’Eclipse, La Silhouette ou La Jeunesse Amusante. Comme Job,  Rip donna des histoires en images au journal La Caricature avant d’être embauché pour l’imagerie parisienne Quantin.

Est-ce une coïncidence ? Le jeune héros de cette histoire porte le même prénom que dans celle de Job : tous deux s’appellent en effet Lucien. De plus, on peut voir dans la première case dessinée par Rip que le garçon traîne un cheval en bois, jouet qui se transforma en une monture fantasmée deux ans auparavant dans « Un rêve agité » (2).

Contrairement à ce qu’on pourrait croire à première vue, notre oeil étant aujourd’hui inévitablement marqué par l’oeuvre de McCay, l’histoire de Rip ne raconte pas un rêve en images. Si, au final, le garçon se retrouve dans son lit, c’est à cause d’un accident. En effet, le « projet téméraire » en question est celui du jeune Lucien qui demande à son père la lune qui luit cette nuit-là dans le ciel. L’adulte occupé lui lâche : « Si tu la veux, va la chercher ». Lucien prend son père au mot. Dans le jardin familial, il construit un échafaudage de bric et de broc « qui doit le mener à portée de l’astre brillant ». Pour l’aider, il met à contribution Paul, le fils du jardinier. Mais, ayant atteint une certaine hauteur, la tour s’écroule et emporte Lucien qui dévisse. On retrouve l’enfant au lit avec quelques compresses, prenant un peu de repos, « ce qui lui permettra de songer qu’il ne faut pas demander l’impossible ».



Un escalier pour la lune

Ce qui frappe immédiatement dans cette planche, c’est sa mise en page originale, accentuée par le grand format des images Quantin (38 par 28 cm). La disposition et la forme des cases rappellent un escalier. Leur hauteur s’allonge puis rétrécit au gré de l’histoire, suivant l’élévation puis l’effondrement de l’échafaudage. Est-ce l’histoire de Lucien qui imposa de telles dimensions aux cases, ou est-ce cette mise en page ostentatoire qui généra le récit ? Cette planche semble avoir dépassé cette dialectique : récit et mise en page, fond et forme se fécondent mutuellement.

La mise en page de Rip est, à notre connaissance, un cas unique pour son époque. Des plus originales et osées, elle est  un exemple du renouvellement auxquels participèrent les dessinateurs d’histoires en images de la fin du XIXe siècle qui se démarquèrent du « gaufrier », modèle rigide des images d’Epinal. Elle témoigne également de la liberté que Quantin offrait à ses artistes. Rip ne semble pourtant pas avoir persévéré dans ses constructions singulières. Dans la poignée de planches qu’il réalisa pour Quantin, deux autres se démarquent par des encadrements de vignettes décoratifs, mais ceux-ci n’apportent rien au récit (3).

 

Nemo sur les pas de Lucien

S’agit-il d’un nouveau cas d’influence d’une planche de l’imagerie Quantin sur Winsor McCay ? La même composition sera utilisée dix-sept ans plus tard dans deux pages de Little Nemo in Slumberland. Les deuxième et troisième épisodes, pour être précis.

 

 

Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland, New York Herald du 22 octobre 1905. Source : Comicstriplibrary.org

 

Dans cette planche du 22 octobre 1905, Nemo doit traverser une forêt de champignons géants avant de pouvoir rejoindre Slumberland, où l’attendent le roi et sa fille. La hauteur des champignons se révèle au fur et à mesure que le petit garçon s’enfonce dans la forêt. Puis les cases rétrécissent en même temps que chutent les morceaux. Après deux premiers strips horizontaux, la mise en page de McCay reprend la construction en escalier (avec une marche en plus) faites de cases étroites s’imbriquant progressivement les unes dans les autres. La semaine suivante, le dessinateur américain réutilise le dispositif.

Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland, New York Herald du 29 octobre 1905. Source : Comicstriplibrary.org

Il s’agit bien de la même composition, avec une marche supplémentaire par rapport à la semaine précédente. Le lecteur découvre la hauteur des échasses vertigineuses de Nemo au fur et à mesure des cases. Puis, quand l’enfant tombe jusqu’à s’approcher dangereusement des cactus, les cases rapetissent accompagnant Nemo dans sa chute et son réveil. Après le premier essai du 22 octobre, cette deuxième planche est plus réussie : en effet, la chute de Nemo prend toute son ampleur dans la composition en escalier.

Avec ces deux planches, McCay semble décomposer la mésaventure des deux protagonistes de l’image Quantin, Lucien et son compagnon de jeu Paul. En effet, Nemo se dédouble à la suite en Paul puis en Lucien : lorsqu’il fuit les morceaux de champignons tombant, il est Paul fuyant le monticule qui s’effondre; et quand il tombe de ses échasses, il est Lucien chutant de son échafaudage de fortune.

Mais, sur le plan de la mise en page, les compositions de McCay sont moins abouties que celle de la planche de Rip. Dans les deux planches de Nemo, la première série de cases en escalier, celles qui s’agrandissent par le bas, relève de l’effet de surprise ménagé par le dessinateur. Ces cases ne s’allongent que pour dévoiler par étapes la réalité vertigineuse des éléments (champignons et échasses). Il n’y a pas, comme dans l’image Quantin, le rapport de symbiose entre le récit et la construction des cases. Pour reprendre Benoît Peeters, « L’anecdote s’est pliée aux dimensions de la planche » (4).

Toutefois, sur le plan esthétique, les planches de Little Nemo sont bien supérieures à la planche de Rip par leur sens du cadrage, la richesse de leur décor, l’utilisation de la couleur, la dynamique des ellipses. Dans la mesure où McCay se serait bien inspiré de cette image Quantin, il a su en retirer l’originalité tout en l’enrichissant de son talent propre.

 

Des influences possibles

Enfin, arrêtons-nous sur la lune, élément crucial de certains épisodes de Little Nemo. Dans la planche de Rip, l’astre lunaire reste toujours retranché au plus haut et à droite de chaque case. Surplombant la scène, il semble observer sans jamais s’inquiéter du projet des deux enfants.  Faut-il prendre en compte l’effet de cette lune sur les cases de cette planche qui s’allongent et se rétractent comme la mer lors d’une grande marée…?

Le 26 juillet 1908, la page de Little Nemo subit une influence lunaire similaire à celle de cette image Quantin : dans cette planche du New York Herald, l’astre, omniprésent dans le fond des vignettes en extérieur, parait jouer avec le lit-cheval dont les jambes, comme la hauteur des cases, s’allongent tout au long de l’histoire.

Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland, New York Herald du 26 juillet 1908. Source : Comicstriplibrary.org.

Au regard des correspondances révélées entre ces premières pages de Little Nemo et les planches de l’imagerie Quantin de Job et Rip, les indices s’accumulent… Winsor McCay s’est-il inspiré de ces images pour lancer sa série ? C’est fort possible.

Cette influence n’entache pas ou peu le génie du dessinateur américain. Contrairement aux histoires en images françaises qui restèrent sans lendemain, McCay expérimenta semaine après semaine les possibilités du médium et donna tout au long de sa carrière des planches magistrales qui marquent encore aujourd’hui l’histoire de la bande dessinée.

 

Mise-à-jour du 17-03-2009 : Cet article en italien par Massimo Cardellini est consultable sur Letteratura&Grafica.

 

  1. Le dépot légal de cette feuille est inscrit dans La Bibliographie de la France, n° 29 du 21 juillet 1888 sous le n° 1419. Malheureusement, comme pour l’histoire en images de Job « Un rêve agité » publiée précédemment, la qualité de la planche reproduite ici n’est pas la meilleure qui soit. Il s’agit en effet d’une réimpression bien plus tardive, très probablement postérieure à 1900-1910. []
  2. On remarquera aussi que le lit-bateau est toujours du même style que ce soit chez Job, Rip ou McCay… []
  3. Il s’agit des planches n° 12 de la série 4, « La boule de neige », (1887) et n° 16 de la série 9, « Un chapeau neuf » (1890). []
  4. Benoît Peeters, « Un inventeur du dimanche », Little Nemo au pays de McCay. CNBDI – Editions Milan, 1990, p. 29. []
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7 Comments

  1. says: effer

    Etes vous certain que “Le petit Lucien” a été édité aux USA avant que W MacCay ne dessine ses planches?
    C’est étonnant, mais je trouve le dessin de MacCay plus dynamique, quand à la lune elle est toujours masquée par le lit qui grandit et ne reste pas à la même place que dans le dessin de Töpffer, ce qui encore une fois marque la différence, le lit est plus important, la lune devient un arrière plan que l’on oubli vite, alors qu’elle semble être le but de l’ascension de Lucien ( sa victoire se concluant par l’auréole de la lune derrière sa tête), même raide, la planche de Töpffer utilise la lune de façon géniale, mais différente de celle qu’en fait MacCay.
    Il y a peut être inspiration, mais MacCay en fait une explosion génialissime!

  2. says: Töpfferiana

    Je n’ai pas écrit que cette planche de Rip (et non de Töpffer, mort en 1846) avait été éditée aux Etats-Unis. Mais il est certain que sa publication date de 1888, soit 17 ans avant la publication de la première page de Little Nemo. Il n’y a actuellement aucun élément prouvant que ces planches Quantin furent traduites ou exportées pour le marché américain.

  3. J’avais préparé il y a plusieurs années un article montrant la diffusion des planches de l’imagerie Quantin lors des expositions internationales, ainsi que les liens entre la maison Quantin et l’exposition internationale de 1893 à Chicago. A l’époque, ces recherches m’avaient convaincu que McCay s’était inspiré de l’imagerie Quantin.

  4. says: Ladurie

    En ce qui concerne la planche des champignons, je me demandais s’il y avait un lien avec les films de Méliès, notamment le voyage dans la Lune où les champignons ont la même allure. Plus loin le palais des hommes de la lune ressemble au palais du Slumberland etc. Y aurait-il une documentation à ce sujet ?

    1. says: Topfferiana

      Il existe des parallèles entre leurs deux univers. Dans ce même film, le canon géant et la lune rappellent également des éléments de planches de Little Nemo. Les films de Méliès étaient distribués aux USA dès 1903, je crois, et à partir de janvier 1906, l’édition parisienne propose les grandes planches colorées de Little Nemo. Est-ce qu’il y a inspiration ou convergence d’imaginaire entre ces deux artistes ? Je ne pense pas qu’il existe de travail sur ces rapprochements.

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