.SUITE DE LA PUBLICATION DU TEXTE DE HERLÉ LUC-MICHEL
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4 – Le Chat Noir et L’Épopée
Arrivant de Châtellerault, sa ville natale, un jeune homme de 21 ans nommé Rodolphe Salis débarque dans la capitale en 1872 avec l’ambition de s’établir comme artiste-peintre. Après des débuts pauvres et difficiles marqués par la création d’une « école iriso-subversive de Chicago » (titre grandiloquent pour un atelier qui, en réalité, vivotait en produisant des images religieuses à la chaîne), il imagine de créer un endroit dans lequel l’art serait associé à la boisson, projet hautement hydropathique s’il en est ! Pour ce faire, Salis loue un ancien et minuscule bureau des Postes et Télégraphes. Selon la légende, il aurait recueilli un chat noir famélique miaulant devant la porte pendant les travaux, d’où le nom de son établissement. Une autre version évoque une référence à la nouvelle fantastique d’Edgar Allan Poe, The Black Cat ; une troisième préfère insister sur la connotation foufounesque du chat noir… chacun choisira sa version préférée.
La veille de l’ouverture, Salis se rend avec une bande d’amis au cabaret La Grande Pinte, avenue Trudaine. Il y fait par hasard la connaissance d’Émile Goudeau et l’invite à son inauguration. Les autres Hydropathes, sans lieu d’attache régulier et tricards au Quartier Latin depuis leurs notables exploits susmentionnés, ne vont pas tarder à rappliquer et adopter la taverne de Salis comme nouveau port d’attache (1). Le Cabaret du Chat Noir voit le jour en novembre 1881, au 84 rue de Rochechouard. C’est le point de départ de l’un des mythes de Montmartre.
C’était par une froide après-midi d’été. Tiret-Bognet et moi, tous deux soldats (2), suivions mélancoliquement le boulevard Rochechouard que ne fréquentaient point encore les nourrices, quand l’idée nous vint d’entrer au Chat Noir. Il y avait là, sur une table, un album que tous les nouveaux hôtes du cabaret ornaient de croquis, parsemaient de vers. J’y allai de mon petit dessin, qui m’attira une chaude allocution de Salis. Dès lors, j’étais chat-noiriste.
(Caran d’Ache, cité dans Gil Blas, 31 janvier 1896)
Évoquer en détails ce que fut le Chat Noir nécessiterait un livre entier et il en existe déjà beaucoup sur le sujet. Disons que Salis eut le flair et l’intelligence de créer un lieu unique, pittoresque, incongru et attachant, très vite identifié au quartier de la Butte Montmartre, et où va bientôt se réunir la fine fleur d’un milieu artistique jeune, bouillonnant et bohème. Peu à peu, tout un folklore chat-noiresque se mettra en place. Un suisse chamarré, couvert d’or de la tête aux pieds, accueillera les clients mais refoulera « les infâmes curés et les militaires ». Dans la salle ornée de décors pseudo-historiques style Louis XIII, outre Alphonse Allais et Caran d’Ache (qui, bien que toujours sous les drapeaux, avait ses entrées en sa qualité de dessinateur), on pourra côtoyer toute une pléiade d’artistes : les poètes Paul Verlaine, Charles Cros, Maurice Mac-Nab ; les musiciens Érik Satie, Claude Debussy ; les chansonniers Aristide Bruant, Jules Jouy ; les romanciers Émile Zola, Jean Richepin, Léon Bloy, Alphonse Daudet ; les peintres-dessinateurs Henri de Toulouse-Lautrec, Paul Signac, Antonio de La Gandara, Adolphe Willette, Émile Courtet (alias Émile Cohl, l’un des précurseurs du dessin animé), Henry Somm, Théophile-Alexandre Steinlen qui réalisera la magnifique affiche désormais iconique, et bien d’autres.
Insolent comme un reître, un toupet de commissaire, une drôlerie de gavroche, une grandiloquence bouffonne, il ne respectait rien ni personne. Ce qui faisait de Rodolphe Salis un cabaretier singulier, c’est qu’il avait, au fond, le plus grand mépris pour tous ces gens qui lui apportaient leur argent et, tout en les appelant « Vos seigneuries et Vos Altesses Électorales », il leur envoyait des brocards qu’ils encaissaient sans broncher.
(Henri Rivière, Les détours du chemin, 2004)
Salis fut également le premier à obtenir l’autorisation d’installer un piano dans son établissement, favorisant ainsi la naissance d’un genre nouveau : la chanson de cabaret.
Le propriétaire avait demandé à Rodolphe Salis quel genre de commerce il comptait tenir.
– Oh ! avait répondu le gentilhomme, ce sera un tout petit cabaret-restaurant, pour mes amis, une quinzaine, des gens bien tranquilles. Vous verrez ! vous verrez !
Le propriétaire put voir, peut-être ; mais à coup sûr, il entendit.
Tudieu ! messeigneurs ! le piano gémissait tout le jour, et le soir, et fort avant dans la nuit ; on chantait en chœur les meilleurs refrains du répertoire populaire, et parfois on s’accompagnait en tapant sur des plateaux de zinc en guise de gongs ! Tudieu ! quel calme !
Parfois, d’horribles souteneurs tentaient de venir s’asseoir parmi nous. Alors, l’expulsion commençait, ils revenaient en nombre, et cela se terminait par quelque formidable bagarre… Il y eut même mort d’homme ! (…)
L’édifice (…) était long mais étroit. On y tenait difficilement trente, et quand on y était seulement une centaine, cela devenait un de ces problèmes bizarres devant l’heureuse solution desquels la science recule, épouvantée. Le tassement perpétuel ! La sardine à l’huile !
On n’était séparé d’un horloger voisin que par une cloison facile à abattre. Pourquoi cet industriel ne cédait-il pas son droit de bail ? Ah, le pauvre homme ! Tombé entre les mains de Sapeck, d’Alphonse Allais et de Louis Décori (3), il ne tarda pas à s’avouer vaincu.
(Émile Goudeau, Dix ans de bohème, 1888)
Au Chat Noir, on se trouve dans la jeunesse bruyante, exubérante et incohérente. Dès qu’on entre, on est ahuri par les cris inarticulés des assistants. (…) Si épaisse est l’atmosphère chargée de fumée de tabac, qu’on ne se voit pas à deux pas. Par contre, on entend des voix qui chantent en chœur, des engueulements désordonnés, des airs bizarrement rythmés joués sur la cithare, des appels bruyants.
Et quand on sort sur le boulevard, par ces soirées déjà froides, on se sent la poitrine comme débarrassée d’un poids immense, et l’on se demande si l’on ne sort pas, ou d’un cabanon de fous, ou d’une orgie sardanapalesque.
Malgré ça, s’ils disparaissaient, ces cabarets, ils entraîneraient dans leur disparition une partie de ce qui reste de l’originalité de notre Paris guindé et tracé au cordeau.
(Le Réveil, 12 novembre 1883)
Bientôt, la bourgeoisie et même des têtes couronnées en goguette vont venir au Chat Noir pour s’encanailler, tel ce quadragénaire britannique replet et très smart, ex-royal baby de la reine Victoria et futur roi d’Angleterre Édouard VII, qui s’entendit un jour apostropher : « Eh bien, regardez-moi celui-là ! On dirait le prince de Galles tout pissé ! »
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Le caporal Poiré est libéré (provisoirement) de ses obligations militaires le 27 février 1883. A-t-il été tenté de rempiler ? Aucun document ni témoignage connu ne le laisse supposer, mais il a certainement dû se poser la question : quel choix faire entre la sécurité matérielle d’une carrière de sous-officier et l’incertitude exaltante d’une vie d’artiste libre ?… Nous avons vu que la vie militaire l’amusait et lui plaisait beaucoup, il y trouvait un véritable épanouissement. Pourtant, cédant aux sirènes de sa vocation, il choisit l’aventure : vivre de ses dessins. Il est vrai qu’il publie déjà dans La Vie Militaire et surtout La Caricature, et on l’imagine volontiers très impatient de faire fructifier ses premiers acquis et d’accroître sa notoriété naissante. Il va d’ailleurs, vers cette époque, faire imprimer un papier-à-lettres exposant ses compétences graphiques, manière habile et humoristique de se faire de la publicité.
Caran d’Ache quitte le harnais militaire, devient un civil raffiné ; il va partout, curieux de tout, il pénètre dans la vie parisienne, assidu aux courses par amour des chevaux, et des coulisses par amour des femmes. Il ne passe nulle part inaperçu. Son premier soin avait été, avec son premier argent, de se pourvoir d’un tailleur de bonne coupe, de suivre les modes, et même de les devancer. Il lançait ce long pardessus redingote, pincé à la taille, et le haut de forme à larges bords retroussés qui faisaient florès et que personne ne portait comme lui. Il disait : « Ce qui compte, dans la vie, c’est d’avoir de la branche. » Il était devenu Parisien avant de devenir célèbre.
(Georges Montorgueil, « Caran d’Ache », Les Annales politiques et littéraires, 1930.)
Sur la recommandation de Detaille qu’il a revu entretemps, il va demander conseil au peintre Jean-Léon Gérôme. Celui-ci l’oriente vers les Beaux-Arts pour travailler d’après les antiques.
Voilà Poiré juché sur un tabouret, un carton sur les genoux, en tête-à-tête avec l’Apollon du Belvédère. Il dessine, il efface, il gribouille pendant deux heures. Il ne fait rien qui vaille. Tout d’un coup le désespoir le prend. Il pivote sur son tabouret, tourne le dos au plâtre et se met à dessiner l’Apollon de mémoire. Au bout d’un quart d’heure ça y était. On trouva l’étude excellente.
(Hugues Le Roux, Le Temps, 5 avril 1888)
… mais cette expérience suffit à le dégoûter des Beaux-Arts et il n’y remettra plus les pieds.
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À cette époque, il habite dans une garçonnière du 17e arrondissement.
Réunion des plus select, avant-hier, chez le peintre Caran d’Ache qui reçoit, comme on sait, tous les mardis dans son superbe atelier du boulevard Gouvion-Saint-Cyr.
Comme toujours, on a chanté et dansé joyeusement jusqu’à une heure avancée de la nuit.
(L’Écho de Paris, 30 janvier 1885)
L’année suivante, il logera au 7 rue Brémontier, toujours dans le 17e :
Imaginez-vous un grand atelier-salon, dont les murs sont couverts de draperies anciennes, sur lesquelles se détachent de vieilles armures et çà et là, des casques, des éventails, des chapskas, des shakos russes, des potiches, des chabraques, des masques chinois, des cuirasses, et des costumes militaires de toutes nationalités. Dans un coin, auprès d’un divan de dimensions titanesques, un faisceau de mousquetons, au milieu desquels pend une sabretache, et surmonté d’un parasol japonais.
(Le Gaulois, 29 décembre 1886)
Caran d’Ache restera un grand collectionneur d’uniformes et d’objets militaires qu’il aime chiner lors de ses voyages et déplacements. Sa carrière de dessinateur commence sous de bons auspices. Très bientôt, d’autres journaux vont lui ouvrir leurs portes et sa renommée naissante fera rapidement son chemin.
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Ainsi que le prévoit le règlement militaire, Emmanuel va être rappelé sous les drapeaux pour deux périodes de vingt-huit jours (4).
Caran, redevenu « le caporal Poiré », voulut garder le plus strict incognito. Il y réussit pendant deux semaines. Mais il vit bientôt que les officiers se méfiaient de ses allures mystérieuses ; un jour, un lieutenant l’appela :
– Caporal Poiré !
– Mon lieutenant ?
– Comment vous appelez-vous ?
– Poiré, mon lieutenant.
– Mais non, mais non. Vous êtes Caran d’Ache, j’en suis certain !
Le caporal Poiré avoua son… vrai nom, et fut condamné à croquer les binettes respectives de tous ces messieurs, moyennant quoi il fut exempt de service !
(Le Gaulois, 29 décembre 1886)
Une fois démasqué, il profite des privilèges de sa notoriété avec un côté très « people », s’autorisant même des accommodements entre les règles militaires et son goût inné pour les facéties :
Comme homme, Caran d’Ache était un charmant garçon, net et propre comme ses croquis, toujours tiré à quatre épingles, cravaté et ganté selon le dernier cri de la fashion.
J’ai fait sa connaissance dans une ville de garnison. À mon arrivée, il achevait ses vingt-huit jours. Il s’appelait le caporal Poiré, mais nul n’ignorait son pseudonyme célèbre, et il bénéficiait d’une foule de privautés. Par une tolérance, dont la pensée déconcertera ceux qui connaissent l’inflexibilité routinière des règlements militaires, il était le seul à arborer, quand tout le monde portait la veste, une belle capote neuve, d’une coupe qui sentait la « fantaisie ». Son képi était de drap fin, ses chaussures élégantes, et ses mains toujours gantées de filoselle blanche éblouissante. Cette recherche exceptionnelle lui donnait l’aspect d’un tourlourou dessiné ou modelé (car il sculptait aussi d’inénarrables figurines) par lui-même, ou d’un pioupiou fraîchement peint et verni sorti à l’instant de sa boîte.
Je me souviens que la première fois que je vis le caporal Poiré, c’était de très bon matin, sur un champ de manœuvre couvert de givre. Profitant de l’absence momentanée de tout officier, il fit placer tous les « bonshommes » sur un rang et, prenant la tête de la file indienne interminable, nous fit exécuter à sa suite une série de lacets, d’arabesques et de colimaçons compliqués et enchevêtrés qui nous parut la récréation militaire la plus amusante du monde.
Un képi galonné étant apparu dans le lointain : « Rompez vos rangs ! » cria-t-il à tue-tête… Nous rompîmes en hâte des rangs hypothétiques, et au second cri de : « Rassemblement ! », nous nous groupâmes en unités réglementaires avec une telle rapidité que l’officier trouva, en arrivant, une formation strictement conforme aux principes de la théorie sacrée, avec, en serre-file, un caporal Poiré les talons joints et le profil tendu, impassible et grave…
(Miguel Zamacoïs (5), Les Annales politiques et littéraires, 19 mars 1922)
Ces périodes sont un véritable bonheur pour lui, à tel point qu’il demandera même à en effectuer une troisième. Mais le cas n’étant pas prévu par le règlement, elle lui sera refusée, à son grand dam…
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L’Antiquité est alors en vogue. Méthodiques depuis 1860, les fouilles de Pompéi révèlent d’inimaginables trésors ensevelis ; aux Dardanelles, la découverte récente des vestiges de Troie par Heinrich Schliemann donne une réalité tangible aux fabuleux récits d’Homère ; et notre Troisième République se plaît à se comparer à la démocratie athénienne. De nombreuses œuvres de Caran d’Ache porteront la marque de cet engouement antique.
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Salis, directeur du Chat Noir, publie depuis janvier 1882 un hebdomadaire éponyme qu’il définit comme « ironico-blagueur ». Ce journal, dont Émile Goudeau et Alphonse Allais seront rédacteurs-en-chef, est orné d’un dessin-titre réalisé par Henri Pille, autre habitué de la taverne (6). Pille et Caran d’Ache partagent une passion commune : la collection de shakos, coiffures militaires des hussards hongrois, à visière, et en forme de cône tronqué. Les shakos sont les ancêtres du képi.
Les dessins de Caran d’Ache figurent au sommaire du Chat Noir à partir du 3 février 1883. Sa production pour ce journal se limitera pourtant à trois histoires sans paroles et une douzaine de dessins et illustrations en dix ans, bien peu de choses au regard des liens étroits qu’il entretient avec le cabaret. Peut-être la faible rémunération – voire le bénévolat – des rédacteurs et dessinateurs en est-elle la cause ?… Salis, radin maladif, avait la réputation de saisir n’importe quel prétexte pour éviter de payer ses collaborateurs et ses fournisseurs. Au moment où Emmanuel décide de vivre de son art et a besoin de publications correctement rétribuées, ce serait une explication possible. Mais il est vrai que son travail herculéen sur L’Épopée comblera bientôt amplement cette lacune.
Au Chat Noir, le troc allait bon train. En échange de leurs œuvres, Salis offrait aux artistes à manger et à boire, mais plutôt chichement, à en croire les souvenirs de son frère :
Parfois la chère était maigre, ils réclamaient un supplément, et lorsque Salis fermait l’oreille à leur plainte, ils prêtaient à Saint-Joseph une mine piteuse qui dénaturait l’expression de sa sereine physionomie. Si bien que Salis, rentrant au logis, trouvait une collection de saints pleurant à chaudes larmes, avec des nez longs d’une aune. Il dut capituler, corser les menus, moyennant quoi Saint-Joseph retrouva sa placidité.
(Gabriel Salis, cité par Adolphe Brisson, Nos humoristes, 1900)
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En 1885 parait Histoire de Marlborough, premier livre illustré par Caran d’Ache et décrit par l’intéressé comme « plutôt héroïque que caricatural ». Le texte est du romancier, critique et auteur de théâtre Jules de Marthold. Sur la trentaine d’ouvrages littéraires que le dessinateur illustrera, c’est le seul album qu’il qualifiera de « sérieux ».
Encore une réminiscence napoléonienne ? La chanson Malbrough s’en va-t-en guerre était bien connue de l’empereur qui la fredonnait parfois…
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Devant le succès grandissant (et l’annexion de l’horlogerie voisine s’avérant décidément insuffisante), le cabaret devient trop exigu. Cette raison, ainsi que des problèmes récurrents avec les proxénètes du quartier, décident Salis à changer de local.
Pour ce nouveau Chat Noir, il choisit un hôtel particulier jusqu’alors occupé par des peintres, au 12 rue de Laval (7). Le déménagement se fait en grande procession, le 10 juin 1885, à minuit, à la lueur des torches. Un suisse, hallebarde sur l’épaule, et un gonfalonier portant la bannière du Chat Noir avec la devise « Montjoie-Montmartre » ouvrent solennellement le cortège. Puis vient Salis, habillé en préfet, habit brodé et épée à la ceinture. Madame Salis l’accompagne.
Derrière, des garçons costumés en académiciens portent le Parce Domine, grande toile, magnifique et terrible, qu’Adolphe Willette a spécialement peinte pour le cabaret, et que Léon Bloy décrira comme « une clameur de détresse et d’effroi lancée vers Dieu par un peuple de douloureux »… Les habitués du Chat Noir, une cohorte de poètes, chansonniers, musiciens, peintres, sculpteurs et dessinateurs parmi lesquels a pris place notre Caran d’Ache amusé, précède la fanfare des élèves du Conservatoire en braillant à tue-tête la chanson d’Aristide Bruant « JE CHEEEER-CHEU FORTUUUU-NEU, AU-AUTOUR DU CHAT NOIR…. (etc.) »
Les salles du nouveau Chat Noir sont ornées de décors réalisés sous l’égide de Caran d’Ache et du jeune dessinateur et peintre Henri Rivière (1864-1951).
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En 86, avec toute la bande du Chat Noir : Somm, Willette, de Sta, Caran d’Ache, on dînait l’été à la terrasse du traiteur qui fait le coin de l’avenue Trudaine et de la rue des Martyrs. (…) on envahissait le trottoir de l’avenue, Caran d’Ache solidement musclé levait deux chaises en fer à bras tendus, ou tirait l’épée avec sa canne. On s’était donné à chacun des noms d’animaux, Caran fut surnommé le Rat musqué.
(Léon Vanier, alias « Pierre et Paul », Les Hommes d’Aujourd’hui n°392, 1893)
Dès qu’on eut emménagé dans le nouvel hôtel, Somm eut l’idée d’installer dans l’atelier du premier étage un guignol. On représenta alors la Berline de l’émigré devant quelques intimes. Puis, Rivière eut l’idée de remplacer le guignol par des ombres chinoises : il fit un tableau, la Rue, qui fut le premier essai dans un genre qu’il devait porter à un si haut perfectionnement. À cette époque (octobre 1886), je donnais moi-même mon 1808 avec figurines en carton. Malgré l’imperfection des procédés, je fus frappé de l’effet obtenu.
(Caran d’Ache, cité dans Gil Blas, 31 janvier 1896)
Le principe, très ancien, est simple : des silhouettes sont découpées et leur ombre projetée sur une toile, au moyen d’une source lumineuse placée derrière l’écran et dirigée vers le public. Des manipulateurs en contrebas font défiler ces personnages, ce qui apparente le procédé au théâtre de Guignol. Salis, convaincu, décide d’affecter la salle des fêtes du deuxième étage pour présenter des pièces en ombres chinoises. En guise de coulisses, il fait construire à l’extérieur, une petite cabane suspendue au-dessus de la cour, supportée par des poutres en fer, et arrimée à la façade par un chaînage métallique, système quelque peu empirique qui, heureusement, ne s’écroula pas.
Quant à Caran d’Ache, il se remet à l’œuvre dans son atelier de la rue Aumont-Thiéville, non loin de son domicile : abandonnant le carton pour le zinc – matériau plus lourd et contraignant, mais qui garantit la durée de vie de ses silhouettes – il retravaille sa pièce 1808 en lui donnant une dimension beaucoup plus ambitieuse. Et, après une importante opération publicitaire, l’envoi d’invitations à de nombreux journalistes et une répétition générale, est donnée le 27 décembre 1886 la première représentation de L’Épopée, impressionnante fresque épique évoquant les campagnes de Napoléon (Italie, Égypte, Russie, ainsi que les batailles de Marengo, Iéna, Wagram, Austerlitz). Grosse affluence. La petite salle ne contenant qu’une centaine de places, on doit refuser du monde.
Récemment, les journaux faisaient grand bruit d’une séance particulièrement intéressante qui aurait eu lieu à la brasserie du Chat-Noir où un pseudo-gentilhomme du nom de Salis, qui habille ses garçons de café en académiciens, se donne le genre d’inviter les gens de lettres en une sorte de taverne décorée à la façon du moyen âge (…)
Il ne s’agissait pas d’une revue, comme on l’a dit à tort, de marionnettes comme nous en avons déjà vues. (…) C’était du nouveau que l’on nous ménageait, et du fin et du délicat.
Caran d’Ache, le grand metteur en scène de cette primeur, était depuis trois mois à la besogne, et l’on racontait qu’il n’avait pas, pour la circonstance, dessiné moins de 17 000 personnages. (…)
Son rêve était de faire défiler devant les yeux du public toute une armée, de le faire assister à une bataille (…) Ce rêve, il a pu le réaliser, et c’est ainsi que, pendant une heure charmante, nous avons vu se dérouler devant nous, derrière le rideau lumineux abandonné jusqu’à présent aux ombres chinoises, toute l’armée du premier empire, et passer comme dans une apothéose Napoléon lui-même, à cheval, à pied et en voiture. Nous avons vu les vieux grenadiers au bivouac, l’armée française la veille d’Austerlitz, nos braves montant à l’assaut d’une redoute. Puis le retour à Paris, la foule acclamant les vainqueurs, et regardant, enthousiasmée, les escadrons des grenadiers à cheval, des lanciers, des cuirassiers, qui avaient foulé l’Europe avec les pieds de leurs chevaux. On se sentait vraiment ému.
Et pourtant cette émotion, grâce au talent de l’artiste, à la puissance de l’effet, était produite par des personnages qui n’ont pas vingt-cinq centimètres de hauteur, sans autre décor qu’un fond bleuâtre ou blanc. Caran d’Ache obtient ce résultat, qui ne s’était jamais vu dans ce genre de projection, avec l’emploi du blanc et du noir, les profondeurs de la perspective ; tous ses personnages sont à leur place, et le grenadier qui se trouve placé au rang le plus éloigné est bien plus petit que celui qui est au premier plan, comme cela se voit dans la nature même.
(L’Univers, 28 janvier 1887)
Je me rappelle encore que nous rendant, quelques amis et moi, (…) à une représentation de l’Épopée, (…) nous fûmes très étonnés de nous trouver tout à coup devant quelque chose de très grand évoqué par de petits bonhommes découpés se détachant sur un fond de toile blanche. Lorsque, dominant la foule immense d’une armée noire comme une fourmilière, à cheval, sur un tertre, (…) Napoléon – la petite marionnette qui représentait Napoléon – étendait lentement son bras et montrait à cette multitude le point qu’on devait attaquer, (…) un frisson spécial nous courut sur la peau et (…) nous eûmes, dans ce bar, devant ce théâtricule, la sensation de quelque chose de vraiment héroïque, une impression d’art supérieur donnée par un artiste ingénieux dans un cabaret de fantaisistes.
(Jules Claretie, La vie à Paris, 1896)
Derrière l’écran – une lucarne circulaire d’un mètre de diamètre – une dizaine d’amis s’active à faire défiler les plaques de zinc et Henri Rivière, le directeur de la représentation, a parfois du mal à discipliner ces braves bénévoles. Par la suite, on embauchera des machinistes professionnels.
Caran d’Ache s’était glissé dans le castelet avec les camarades faisant fonction de machinistes, sous la direction autoritaire et calme de Henri Rivière. Dans la crainte des taches et des accrocs, soigneusement, il avait quitté son impeccable redingote, son gilet et jusqu’à sa chemise de soirée. Il s’employait lui-même aux manœuvres des troupes sur le terrain, faisait défiler les étendards aux soies déchiquetées, groupait les états-majors aux rutilants panaches. (…)
Salis, vêtu de sa redingote grise, d’une voix enrouée, comme brisée par la fatigue et l’émotion, traduisait les scènes dans un commentaire qui égalait en grandiloquence Le Bulletin de la Grande Armée. Bonisseur génial, tour à tour soulevant des tempêtes de rires ou de bravos, il avait des trouvailles bouffonnes, inattendues (…) Mais quels applaudissements dans la salle, debout, électrisée, lorsque, monté sur son cheval blanc (??) et coiffé de son grand chapeau, Napoléon paraissait, embrassant de sa lorgnette l’immensité du champ de bataille, et que Salis rugissait, formidable : « L’Empereur ! »
(Georges Montorgueil, « Caran d’Ache », Les Annales politiques et littéraires, 1930)
Quand on réfléchit que, pendant ces quarante-cinq minutes, le fondateur du Chat-Noir n’arrêtait pas une seconde de rugir et de crier à plein gosier, on se demande vraiment de quel acier étaient faites ses cordes vocales…
(Les Annales politiques et littéraires, 25 juin 1925)
Le pianiste Albert Tinchant (1860-1892) assure l’accompagnement musical, assisté d’un clairon et d’un tambour. Plus tard, la section percussions se renforcera avec notamment Alphonse Allais (premier tambour, chef de batterie), Georges Auriol (deuxième tambour), Jules Jouy (premier timbalier), Maurice Mac-Nab (8) (deuxième timbalier), Caran d’Ache (bruits de coulisse, cymbales…), le docteur Pelet (imitation du canon sur la grosse caisse), et un certain baron Barbier, vieil officier d’artillerie qui avait servi sous le Second Empire, machiniste bénévole bombardé « chef artificier » : couché sur un caillebotis étroit aménagé contre le plafond à trois mètres en l’air, toussant, éternuant dans les fumées de la poudre et du tabac, il ne venait là que pour pouvoir crier « Vive l’Empereur » à pleine gorge et sortait de son cagibi, rouge, suant, soufflant, apoplectique dans le plus chic des smokings…
Caran d’Ache, les apparitions une fois éteintes, s’était vivement rajusté. Il était accouru, correct à son habitude, se montrer aux assistants qui, pour gagner la sortie, descendaient l’étroit escalier. Ils reconnaissaient en lui le triomphateur. Imperturbable, flegmatique, et très gentil, il souriait aux compliments, effleurant des mains aristocratiquement gantées. De cette soirée, il emportait l’enivrement d’une victoire décisive. Elle était également celle du second Chat Noir.
(Georges Montorgueil, « Caran d’Ache », Les Annales politiques et littéraires, 1930)
Les représentations suivantes confirmeront, voire amplifieront ce succès. La magie opère, le public est subjugué.
Aujourd’hui, Caran d’Ache est surtout un auteur dramatique en passe de changer l’opinion que nombre d’hommes de lettres et de critiques consentaient à garder sur les choses du théâtre. (…)
Tout le monde a bien compris hier soir qu’il offrait de créer un théâtre nouveau, en se passant de la subvention, du ténor, du grand escalier, du beau vers, du mot dit spirituel, du comédien autoritaire, de la thèse, et de la ficelle.
(La Justice, 29 décembre 1886)
À travers ce spectacle de cabaret, l’histoire intime et familiale de Caran d’Ache se trouve alors en totale symbiose avec la sensibilité de l’époque. En France, la légende napoléonienne, le souvenir fantasmé et magnifié du Premier Empire, cristallisent la nostalgie d’une grandeur perdue, profondément et douloureusement ressentie par tout le peuple depuis les récentes humiliations de la guerre franco-prussienne et de la perte de l’Alsace-Lorraine.
Quoi qu’il en soit, L’Épopée est un triomphe. Le critique de théâtre Maurice Talmayr écrit :
Voilà où les ombres chinoises de Caran d’Ache triomphent en ce moment sur les figurants en chair et en os. Elles donnent non seulement l’impression, mais même le saisissement singulier, mystérieux et troublant qu’on éprouve devant les foules (…) L’effet des troupes en marche est prodigieux. On a véritablement devant soi le fourmillement des baïonnettes, les oscillations, les déploiements, les remous que peut produire une armée de cinquante mille hommes ! Et le caractère légendaire des vieux soldats impériaux est rendu avec un pittoresque, une fidélité et un relief que ni Balzac, ni Raffet n’ont dépassés.
(Maurice Talmayr, Revue d’art dramatique, 1887)
Elles étaient de petite dimension, ces silhouettes, mais combien elles étaient grandes ! Il passait un souffle puissant sur ces découpures animées, qui vous allait au cœur ; on éprouvait une sensation de superbe, inoubliable, une terreur aussi devant le spectacle mouvementé de ces fantoches au combat, narguant la mitraille, le fer et le feu ; le cœur battait lorsque, finalement, passait victorieux, dans la trouée, le drapeau tricolore.
Jamais, avec de petits cartonnages, on n’avait jusqu’alors atteint à pareille émotion.
(Émile Bayard, La Caricature et les caricaturistes, 1900)
Je devine pourquoi nous fûmes émus, naguère, en voyant défiler les Ombres de L’Épopée. Il y a des heures où l’âme du grand-père se confond avec l’âme du petit-fils, où le grognard se substitue au boulevardier. Ce sont les mystères – et les grâces – de l’hérédité.
(Adolphe Brisson, Nos humoristes, 1900)
Le succès fut tel que les représentations, d’hebdomadaires et « vendrediques » qu’elles avaient été jusque-là, devinrent quotidiennes.
(Maurice Donnay, Autour du Chat noir, 1926)
En effet, le retentissement médiatique et le bouche-à-oreille fonctionnent à plein. Tout le monde vient au Chat Noir pour voir L’Épopée : Salis s’enorgueillira d’avoir accueilli le président Grévy, le roi des Belges, le roi de Bulgarie, le général Boulanger, le baron de Rothschild, le prince de Galles (tout pissé !), de nombreux académiciens, et bien d’autres personnalités.
Emmanuel reçoit les félicitations du vieux maître de Detaille, Meissonier. Lui qui, toute sa vie a travaillé pour rendre la grandeur et l’héroïsme de l’Empire à travers une peinture descriptive, minutieuse, mais académique et finalement froide, ne peut que s’incliner devant l’incontestable réussite de son jeune confrère.
L’écho se propage même jusqu’en Russie où le tsar Alexandre III se fait envoyer des dessins reproduits d’après les silhouettes. Bref, L’Épopée fait un buzz énorme, dirait-on aujourd’hui. Pour Caran d’Ache, c’est la consécration et la gloire !
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Le 6 janvier 1887, une représentation privée de L’Épopée est organisée chez Francis Magnard, directeur du Figaro que Caran d’Ache connaît bien puisqu’il publie des dessins dans le Supplément littéraire du Figaro depuis janvier 1885. Cette représentation en-dehors du Chat Noir est la première d’une longue série.
M. Caran d’Ache est autorisé par le ministre de la Guerre à transporter son épopée dans les diverses casernes de la capitale afin de familiariser nos jeunes soldats avec le spectacle de nos grandeurs militaires d’autrefois.
(L’Univers, 28 janvier 1887)
Dès le lendemain de la parution de cet article, un contrat est signé entre Caran d’Ache et le baron Barbier. Il est stipulé que le dessinateur donne au baron le privilège et le monopole de représenter L’Épopée. Cette disposition ne concerne visiblement que les spectacles donnés hors Chat Noir car la pièce restera à l’affiche du cabaret pendant des années. Emmanuel s’engage à fournir au baron tous les dessins et maquettes nécessaires pour la fabrication rapide d’un deuxième jeu de silhouettes en zinc, et les deux hommes se partageront les bénéfices.
Le 19 mars 1887, le Cercle littéraire et artistique Volney reçoit Caran d’Ache comme nouveau membre. Pour l’occasion, L’Épopée est donnée, en même temps qu’une saynète inédite d’Emmanuel, Retour du bois. Puis, sur prière de la directrice de l’Orphelinat des Arts, il accepte bien volontiers d’organiser une représentation au profit de cette œuvre charitable, le 1er mai, et rameute même ses potes du Chat Noir pour compléter le programme par des chansons et des intermèdes (9).
L’Épopée sort donc rapidement du périmètre montmartrois. Annoncées comme « La Troupe Caran d’Ache » ou « Ombres françaises de Caran d’Ache », ces représentations seront généralement complétées par des saynètes plus modestes qui ne sont pas jouées au Chat Noir : Wattignies, Retour du bois, Le Vieux Caporal ou La Bataille d’Ulm.
Avec le temps, l’ingénieux innovateur qu’est Henri Rivière perfectionnera le système de projection des ombres chinoises en utilisant des plaques en verre teinté restituant des ambiances (levers, couchers de soleil, nuits brumeuses…) d’un grand raffinement de couleurs. Parallèlement, la pièce-phare de Caran d’Ache va amplement se développer : de trente tableaux lors des premières représentations, elle en comptera jusqu’à cinquante-six ans plus tard. Au moins deux autres jeux de silhouettes seront exécutés car, à partir de l’été 1892, Salis organisera des tournées de la troupe du Chat Noir en province et à l’étranger (Belgique, Suisse, Algérie, Tunisie, et même Russie), et L’Épopée sera évidemment l’un des clous du spectacle, si ce n’est le principal.
S’il ne trouve rien à redire à la commercialisation de sa pièce, Caran d’Ache refuse tout net l’idée même de marchandisation de son art. En réponse à un article de L’Autorité lui reprochant – entre autres choses – d’être un naïf s’il ne tirait pas profit de L’Épopée, il répond :
« Soit ! Je suis naïf ; mais s’il me plaît de rester artiste plutôt que de devenir épicier, qui peut y trouver à redire ? »
En effet, notre ami Caran d’Ache a raison et il serait plaisant, même en ce temps de mercantilisme effréné, que quelqu’un pût trouver le contraire.
(L’Intransigeant, 16 mars 1887)
Qu’aurait-il dit aujourd’hui, devant le mercantilisme de notre société de consommation devenue incurablement endémique, en ce début de troisième millénaire ?…
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Vers cette époque, on rapporte que Caran d’Ache faisait parfois suivre sa signature des lettres C.q.a.t.d.t., initiales des mots formant la phrase « Celui qui a tant de talent ». En fait, il ne semble pas avoir utilisé cette formule dans ses dessins, mais sur (au moins) une lettre datant de 1888. Elle traduit en tout cas un sentiment de griserie qui a pu s’emparer de lui devant son succès fulgurant.
Eh, Manu, redescends sur Terre, ne chope pas le melon !!!
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L’accompagnement musical de L’Épopée a probablement été improvisé par Albert Tinchant dès les premières représentations, voire par son alter ego Georges Fragerolle (1855-1920), ex-Hydropathe pianiste et compositeur qui écrira beaucoup de musiques pour les pièces du Chat Noir.
Vers 1889, le jeune « Ésotérik » Satie (10) tiendra aussi parfois le piano, ainsi que Charles de Sivry, musicien bohème, beau-frère de Verlaine, et qui composera une partition pour L’Épopée (11).
L’engagement politique de Sivry pendant la Commune lui avait fait écoper de trois mois de prison au camp de Satory où il sympathisa avec un autre détenu communard, le capitaine de la Garde nationale Manuel-Achille Debussy. Celui-ci cherchant un professeur de piano pour son fils, Sivry l’orienta vers sa mère, Antoinette Mauté, et c’est ainsi que cette dame, ancienne élève de Frédéric Chopin, devint professeur du jeune Claude Debussy et le prépara – avec succès – au difficile concours d’entrée du Conservatoire. Étrangement, un programme de L’Épopée mentionne le nom du futur compositeur de Prélude à l’après-midi d’un faune : Debussy y est crédité d’une Marche triomphale des Drapeaux, pièce que, pourtant, il n’écrira jamais, justifiant son renoncement à Salis par « le souci de bien faire » – prétexte fallacieux s’il en est !
Surfant sur le succès phénoménal de L’Épopée, le théâtre d’ombres du Chat Noir représentera une quarantaine de pièces de différents auteurs, dont Robida qui imaginera La Nuit des Temps, un récit fantastique de voyage à travers diverses époques de l’Histoire. Financièrement, L’Épopée s’avérera être une excellente affaire pour Salis, et pour Caran d’Ache qui touchera des droits d’auteur pendant des années. En 1894, la pièce lui rapportait encore la somme de mille francs chaque mois.
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L’activité éditoriale du dessinateur n’est pas freinée par son énorme travail sur L’Épopée, bien au contraire. Pour la seule année 1886, il signe les illustrations de pas moins de sept livres, dont La Comédie du jour sous la République athénienne d’Albert Millaud, l’un des coauteurs de la célèbre opérette Mam’zelle Nitouche.
L’argument et le ton de La Comédie du jour sont annoncés dès la préface :
Consacrer quatre ou cinq cents pages à esquisser une époque comme la nôtre, à passer en revue les tableaux de la politique, des mœurs, des habitudes et des travers contemporains, cela ne fait de mal à personne et peut amuser un instant les désœuvrés qui passent.
Même si nous rencontrons dans cet ouvrage quantité de personnages bien oubliés de nos jours, le chapitre consacré à la célèbre tragédienne Sarah Bernhardt est un irrésistible pied de nez/foutage de gueule qui mérite d’être cité. Extrait :
Sarah Bernhardt est visible tous les jours à partir de midi. L’entrée est gratuite. Le soir, on peut encore la voir au théâtre, mais en payant un prix qui varie suivant la place que l’on occupe. Il est absolument interdit de donner des pourboires et de toucher aux objets exposés.
L’excursion ne demande pas plus de trois jours, à la condition de bien se pénétrer du plan ci-joint :
Les critiques semblent avoir apprécié l’ouvrage, autant pour les textes que pour les dessins.
Les illustrations, étonnantes de verve et de fantaisie, suivent le texte avec un entrain et une intelligence qui font de M. Caran d’Ache un collaborateur bien précieux.
(Le Livre – Revue du monde littéraire, 1886)
Ce livre marque le début de la longue et fructueuse collaboration entre Caran d’Ache et les éditions Plon. Le dessinateur retrouvera Albert Millaud la même année pour illustrer un autre de ses ouvrages, Psychologies parisiennes (12).
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Côté politique, les années 1880 voient la naissance et l’ascension du boulangisme vis-à-vis duquel Caran d’Ache, pourtant admirateur inconditionnel de tout ce qui est militaire, se montre étonnamment réservé, peut-être troublé par le fait que ce mouvement financé par les royalistes bénéficie en même temps du soutien d’une partie de la gauche et de l’extrême-gauche…
Ancien ministre de la Guerre, le général Boulanger jouit alors d’une immense popularité dans l’opinion publique, au point de finir par représenter une menace pour le gouvernement. Le 2 décembre 1887, le président Grévy démissionne. Boulanger, soutenu par les nationalistes, les bonapartistes et les monarchistes, tente un retour au pouvoir, mais Sadi Carnot, le nouveau président, l’écarte. Boulanger songe alors à commettre un coup d’état mais, sous la menace d’une inculpation pour complot, il s’enfuit en Belgique où il se suicidera, en 1891, sur la tombe de sa maîtresse.
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En cette année 1887, Emmanuel illustre un monologue d’Alphonse Allais, La nuit blanche d’un hussard rouge, dont le texte est souvent déclamé au Chat Noir par Coquelin cadet (de la Comédie-Française). Est également publié le recueil Peintres et Chevalets dans lequel Caran d’Ache et son ami Manuel Luque ont caricaturé cinquante-cinq de leurs confrères et deux consœurs, en plein travail devant leurs toiles.
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Après Paris Illustré (1883) et La Revue Illustrée (1885) pour lesquels travaille déjà Emmanuel, un nouveau journal intitulé La Paix et la Guerre est alors dans les tuyaux sous la houlette de l’éditeur Ludovic Baschet. Les choses doivent être bien avancées car Caran d’Ache s’engage par contrat à effectuer la moitié des dessins dans cet hebdomadaire, travail pour lequel il touchera un quart des bénéfices. Pourtant, pour des raisons totalement inconnues, le projet n’aboutira pas. Mais Emmanuel pourra se consoler de cet échec avec son entrée au prestigieux hebdomadaire L’Illustration, collaboration qui débute en octobre 1887 et se prolongera de façon très irrégulière jusqu’à fin 1900.
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Vers début novembre, Emmanuel donne une soirée pour le moins énigmatique : tout ce qu’on en sait, c’est qu’elle est « exclusivement composée d’artistes des deux sexes », qu’il est question d’ombres chinoises « dont les sujets auraient pu paraître un peu légers à des âmes timorées » (13), et on apprend également que Caran d’Ache a pris soin de faire précéder le spectacle par l’apparition d’un petit loup… Bigre ! Qu’est-ce à dire ?… Questionné par l’assistance sur la présence pour le moins incongrue de ce canis lupus, il répond : « Ceci, mesdames, est pour m’assurer, avant de procéder à d’autres exercices, que chacune de vous a vu le loup. »
On pourra imaginer, voire fantasmer, tout ce qu’on voudra, on n’en saura pas plus.
Rideau !
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Effectuant une tournée de trois mois en Europe occidentale, Piotr Ilitch Tchaïkovsky arrive à Paris le 23 février 1888. Ce n’est pas la première fois que le maître russe séjourne dans la capitale française. Il y a tissé de solides relations parmi lesquelles Nicolaï de Bénardaky, conseiller d’État de Russie, et sa sculpturale épouse Maria Pavlovna, riche mécène qui ne déteste pas pousser la chansonnette. Celle-ci met à la disposition du compositeur le salon de son hôtel particulier de la rue de Chaillot où, le 28 février, a lieu une soirée musicale, répétition générale du premier concert en public donné au Châtelet cinq jours plus tard.
Tchaïkovsky avait connu Emmanuel enfant, ainsi que toute la famille Poiré, lorsqu’en 1871, alors jeune professeur au conservatoire de Moscou (14), il fréquentait le gymnase de Jacques Victorovitch Poiré. Que ce soit à l’un des deux concerts au Châtelet ou lors d’une soirée chez les Bénardaky, il est certain que Piotr Ilitch et Emmanuel se sont revus à Paris, sans doute avec une certaine émotion, mesurant le chemin parcouru par chacun depuis 17 ans.
Le samedi 17 mars, Mme de Bénardaky accompagne Tchaïkovsky chez Caran d’Ache qui habite alors rue de Bassano, près des Champs-Élysées. Tous se rendent ensuite au théâtre de la Bodinière, 18 rue Saint Lazare, pour assister, parmi la crème du gratin de la société, à la première représentation des « Ombres françaises de Caran d’Ache » (15). La veille, Emmanuel avait écrit à Gaston Calmette, alors rédacteur au Figaro :
Mon bon Patron,
Je regrette énormément de ne pas avoir eu le plaisir de vous voir hier, car je me trouvais dans un état d’énervement impossible à décrire, car la répétition a été faite avec beaucoup trop de précipitation par un personnel pas assez expérimenté.
Demain la salle sera composée d’une façon remarquable par le marquis de Massa, j’aurai les plus grands noms de France et tout marchera parfaitement. (…)
Merci pour vos bons sentiments pour votre bien, bien dévoué subordonné.
C d’Ache
54 r. Bassano.
Pour l’occasion, le théâtre de la Bodinière a été spécialement décoré par Emmanuel :
On y pénètre entre deux superbes soldats, costumés l’un en grenadier du premier Empire, l’autre en chevalier de garde de l’empereur Nicolas (16), tous deux d’une exactitude absolument historique.
Au mur, des trophées de drapeaux, vieillis, fanés, déchiquetés par les balles. Il paraît qu’on leur donne cette glorieuse apparence en les exposant à la pluie et en les frottant avec conviction sur la pierre de l’évier.
(Le Figaro, 16 mars 1888)
Au programme : Wattignies, Retour du Bois, La Steppe et, bien entendu, la pièce-maîtresse, L’Épopée, ce qui prend un sens amusant quand on pense que Tchaïkovsky avait composé quelques années plus tôt l’Ouverture 1812, œuvre de commande patriotique célébrant la victoire russe sur l’armée napoléonienne en déroute, et dans laquelle le camp des méchants envahisseurs français est musicalement symbolisé par La Marseillaise ! Au terme de la représentation, Emmanuel reçoit les chaleureuses félicitations de Piotr Ilitch qui, le surlendemain, quitte Paris, poursuivant sa tournée en direction de Londres.
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Pendant ce temps, en préparation pour l’Exposition universelle de 1889, la construction de la tour Eiffel progresse, suscitant des réactions incrédules, goguenardes, voire franchement hostiles des Parisiens, tel Guy de Maupassant qui, après l’avoir farouchement combattue, montera souvent manger au restaurant du premier étage, prétextant avec une admirable mauvaise foi que c’est le seul endroit d’où il peut contempler Paris sans voir cet affreux édifice.
En tant qu’humoriste, Emmanuel semble bien ne pas être séduit par la modernité du nouveau monument, ni convaincu par sa pertinence car, lorsqu’il le dessinera ou y fera allusion dans ses pages, ce sera le plus souvent pour s’amuser à le détourner en le réduisant à des fonctions pratiques et basiquement utilitaires.
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Friedrich Wilhelm Viktor Albrecht von Hohenzollern devient en juin 1888 empereur d’Allemagne et roi de Prusse sous le nom de Wilhelm II (en français : Guillaume II). Les visées expansionnistes et belliqueuses du nouveau Kaiser, notamment envers la Russie, lui vaudront l’hostilité définitive de Caran d’Ache qui le caricaturera souvent avec une tête d’aigle à moustaches, et coiffé du tristement célèbre casque à pointe.
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Pour l’instant, la gloire de L’Épopée a ouvert les portes de l’aristocratie au dessinateur. Parfaitement bilingue, il lui arrive à l’occasion de s’improviser interprète lors de soirées ou réceptions organisées en l’honneur de certains hôtes de la noblesse russe en visite à Paris.
Le grand-duc Wladimir et la grande-duchesse Marie sont allés hier chez notre ami Caran d’Ache, et ont assisté dans son atelier à une représentation de L’Épopée, spécialement organisée en l’honneur des Altesses Impériales.
Représentation des plus applaudies et des mieux réussies.
(Le Figaro, 10 novembre 1888)
Ses allures de dandy, son goût pour les mondanités, pour une élégance vestimentaire raffinée et parfois excentrique, son humour distancié, son accent rrrusse trrrès marrrqué (jugé follement exotique), tout cela fait de lui « l’artiste à la mode qu’il est du dernier chic de fréquenter dans les milieux parisiens ». Visiblement flatté par les conséquences de sa soudaine renommée, le dessinateur se prête au jeu de ce snobisme tout en gardant une réserve qui lui est naturelle.
Les cavaliers qui fréquentent le Bois (de Boulogne) le matin, ont certainement remarqué un personnage assez bizarre, (…) se promenant à pied (…)
Cet être inoffensif qui ne demande rien à personne, a failli rendre malade le peintre Caran d’Ache, qui croyait être le seul exhibant des costumes étranges. Ce qui a surtout chagriné Caran d’Ache, c’est que le promeneur du Bois de Boulogne a découvert une coupe de pantalon extraordinaire et une forme de chapeau tellement étrange, qu’il lui sera impossible, malgré son imagination fantaisiste, de faire mieux.
(Gil Blas, 14 mars 1892)
Il illustre Fantasia, un livre du journaliste Henri Rochefort. Puis, décidément plus inspiré par le détournement de la Grèce antique que par l’étude de ses statues en plâtre, il dessine Les Courses dans l’Antiquité, petit bijou de variations anachroniques sur le monde hippico-politique de son temps.
Cette antiquité est extraordinairement moderne. Sous le voile toujours transparent de l’allégorie, sous une forme quasi-grecque et ironiquement mythologique, le merveilleux dessinateur détaille tous les épisodes des courses à Paris, au temps d’une République athénienne, qui est notre troisième République. Les jockeys, les sportsmen et les sportswomen, les propriétaires d’écuries, les cochers et les palefreniers, les parieurs, la foule des curieux, depuis les hommes politiques en vue jusqu’aux simples gavroches, défilent sous nos yeux, bizarrement déguisés à la mode d’Athènes. Ces figures actuelles, qui semblent sculptées sur les bas-reliefs du siècle de Périclès, ont une allure des plus bouffonnes. Il y a un piquant et continuel contraste entre la physionomie antique de ces admirables dessins et leur expression toute moderne. C’est un joyeux tour de force qui rappelle dans son genre « Orphée aux enfers » et « La Belle Hélène ».
(Le Livre – Revue du monde littéraire, 1888)
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Outre les théâtres, bals, cabarets et autres cafés-concerts, Emmanuel se rend souvent au Nouveau Cirque, situé 251 rue Saint-Honoré. Il y applaudit des numéros équestres, mais aussi nautiques grâce à la particularité de cette salle qui, en quelques minutes seulement, peut se transformer en piscine.
Un jour, il fait la connaissance d’un jeune homme de 23 ans qui travaille là comme contrôleur pour arrondir ses fins de mois. Ce garçon termine son service militaire et veut devenir dessinateur. Très doué, il a obtenu à 15 ans le Prix du dessin de la Ville de Paris. Toujours partant pour aider les talents prometteurs, Caran d’Ache va prendre sous son aile le jeune Benjamin Rabier et le faire entrer dès l’année suivante dans Gil Blas Illustré et La Chronique Amusante.
Devenu célèbre, notamment grâce à ses animaux qui rigolent, Rabier (1864-1939) fera un superbe parcours de dessinateur, publiant avec succès jusqu’en Grande-Bretagne, aux États-Unis, et certains de ses albums sont toujours réédités cent ans après. Ses créations les plus connues sont le canard Gédéon et surtout la fameuse illustration de La Vache qui rit, quasiment entrée dans l’inconscient collectif. Citons également deux personnages qui inspireront Hergé une trentaine d’années plus tard, le premier pour le nom, le second pour le physique : Tintin Lutin (17) et Onésime.
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Les premiers emprunts russes sont émis à Paris le 10 décembre 1888. Les années suivantes vont voir la russophilie ambiante croître et embellir, et Caran d’Ache devenir l’incarnation de ce puissant et fraternel sentiment entre la République française et l’Empire des tsars. On mesure à quel point les choses ont changé aujourd’hui !
Il symbolise ethniquement, physiologiquement, psychologiquement, l’alliance franco-russe. Il chante à miracle les mélopées lentes et tristes des bateliers de la Volga et les marches des Cosaques.
(Léon Daudet, Souvenirs littéraires, politiques, artistiques et médicaux, 1914)
Quelques mois plus tard, Paris est en effervescence pour célébrer avec faste les cent ans de la Révolution française. Le 31 mars, l’Exposition universelle ouvre ses portes et la tour Eiffel est inaugurée le 6 mai.
Thomas Edison a traversé l’Atlantique pour visiter l’Exposition et, fin août, Le Figaro donne en son honneur une grande réception à laquelle se bouscule le Tout-Paris (dont Caran d’Ache). Au cours de la soirée – attention délicate et pleine d’à-propos – un phonographe se fait l’interprète des sentiments de reconnaissance de la France et du Figaro envers le célèbre inventeur (18). Et le 6 octobre, au pied de la Butte Montmartre, est inauguré un cabaret qui se fera connaître dans le monde entier : le Moulin Rouge.
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Fort de sa notoriété, Caran d’Ache crée à cette époque un papier à lettres portant son nom : illustré par ses dessins et commercialisé dans les papeteries, il obtint, paraît-il, un grand succès. Quant aux éditions Plon ; elles publient cette année-là trois ouvrages d’Emmanuel. Tout d’abord l’Album Caran d’Ache, recueil de planches parues dans La Vie Militaire et La Caricature, et premier opus d’une série qui en comptera trois ; puis Nos soldats du siècle, suite d’illustrations superbes et parfois faussement naïves évoquant les uniformes et faits militaires de 1789 à 1889…
… enfin, À la Découverte de la Russie, illustré de concert par Caran d’Ache et Albert Guillaume, et dont le texte est signé… Bénardaky, le conseiller d’État de Russie dont nous avons parlé lors du séjour parisien de Tchaïkovsky quelques mois plus tôt.
À la Découverte de la Russie raconte le périple loufoque de trois savants, le docteur Krakenfeld, président de l’Académie des Sciences inconnues à Patafiol (Islande), le philosophe Doubina Bastonadski, doyen de la Faculté des langues mortes, vivantes et autres à l’Université de Vrania (Bulgarie) et le géologue Tapafini, de l’Université d’Herculanum, spécialiste des expériences à 2000 mètres de profondeur dans le cratère du Vésuve où il réside (sauf aux époques de grandes éruptions). Ces trois éminents scientifiques, après 36 ans de préparatifs, vont se lancer dans l’exploration de cette Terra incognita qu’est la Russie profonde, vierge et sauvage. Leurs tribulations fantaisistes vont les conduire de la frontière russo-allemande à Moscou, Saint-Pétersbourg, Koursk, etc… jusqu’à Odessa où ils prendront un bateau à destination de Marseille (19).
Côté dessins, si le choix de Caran d’Ache coule de source, celui d’Albert Guillaume (1873-1942), alors âgé de 16 ans, semble plus curieux. Peut-être Emmanuel, débordé de travail, n’a-t-il pas pu se charger de la totalité des illustrations de l’album ; ou bien a-t-il voulu mettre le pied à l’étrier à ce jeune confrère ?… L’attribution de beaucoup de dessins à Caran d’Ache est évidente au premier coup d’œil tant il maîtrise son graphisme, alors qu’en comparaison Guillaume paraît encore bien timide et parfois maladroit, ce qui est normal vu son âge. Mais d’autres illustrations questionnent davantage, comme si elles avaient été commencées par le maître et terminées par son jeune collègue, dans une démarche assumée d’apprentissage.
Quoi qu’il en soit, cette collaboration semble s’être bien passée car les deux hommes resteront très proches jusqu’à la mort de Caran d’Ache.
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Le 27 juillet 1889, un article du New-York Herald rapporte une anecdote (mineure mais cocasse) mettant en scène Caran d’Ache, Mr Boinod, juge de Paix à Passy, et surtout un personnage haut en couleurs nommé Bob Walter, dont la personnalité et le parcours, plutôt atypiques pour l’époque, valent leur pesant de cacahouètes, et donc un petit détour – voire même un arrêt-buffet !
Pour commencer, Bob Walter n’est pas un homme. Née à Toulouse en 1855, Baptistine Adrienne Dorothée Dupré (de son vrai nom) nourrit la noble ambition de faire une grande carrière de chanteuse, mais la cruelle évidence d’un talent vocal relatif l’amène pragmatiquement à se produire comme actrice et danseuse. Dès 1893, elle pratique la danse serpentine, créée l’année précédente par l’Américaine Loïe Fuller, et en obtient ma foi un certain succès, pour ne pas dire un succès certain (20).
Féministe avant l’heure, elle est également collectionneuse. D’hommes, ce qui n’a rien d’extraordinaire, mais aussi d’art contemporain, ce qui est moins banal. La notoriété publique lui prête une liaison de plusieurs années avec Caran d’Ache (au moins entre 1885 et 1889), liaison qui aurait repris à la fin du siècle… En certaines circonstances, Emmanuel appelle d’ailleurs Bob Walter « ma femme » sans qu’ils soient mariés pour autant, ceci levant toute équivoque sur la nature de leur relation.
Mais revenons à l’article du New-York Herald qui nous donne un éclairage sur la forte personnalité de la dame :
M. CARAN D’ACHE DÉFENDU PAR UNE FEMME D’AFFAIRES.
CARAN D’ACHE ET SA PORTE D’ÉCURIE.
Mme Walter, une femme élégante et volubile, a été assignée par un menuisier en paiement de 70 fr. pour une porte d’écurie. Mme Walter a expliqué qu’elle n’avait pas commandé la porte – qu’elle avait été commandée par Mr Caran d’Ache, qui était présent à son côté.
« Vous avez sans doute entendu parler de M. Caran d’Ache, Monsieur le juge » a dit la dame, « l’artiste talentueux dont l’Épopée a fait fureur à Paris il y a deux ans. »
Le juge acquiesça avec un sourire qui semblait indiquer qu’il avait été au Chat Noir. Sur quoi, M. Caran d’Ache en parut flatté et tordit les pointes de son élégante petite moustache.
« Donc » continua Mme Walter « alors que M. Caran d’Ache préparait ses figures en zinc, il avait besoin d’un grand atelier et alors que mes chevaux et voitures étaient à la campagne je lui ai prêté mon écurie pour travailler dedans. Lorsque j’ai ramené mes chevaux et récupéré mon écurie, une porte était brisée et M. Caran d’Ache a dit qu’il la ferait réparer par le menuisier qui avait installé la scène lorsqu’il avait donné une représentation de bienfaisance de l’Épopée à son club. »
« Où était cette écurie ? » demanda le juge.
« Dans ma maison, 59 rue de la Tour. »
« La même maison que M. Caran d’Ache. Vous occupez le même appartement ? »
« Non, Monsieur ! Nous sommes voisins, rien de plus. Mais comme M. Caran d’Ache est un artiste qui n’entend rien aux affaires, j’ai un accord avec lui pour s’occuper de la partie professionnelle de ses affaires. J’ai été assignée mais ne dois pas cette somme. Mr Caran d’Ache a commandé la porte et est prêt à la payer, mais je ne lui permettrai pas de payer les frais de l’instance de cet idiot de menuisier. »
Le juge diminua alors la facture des deux cinquièmes, à 55 fr. et demanda à Mme Walter si elle paierait.
« Oui, mais… »
« Pas de mais » dit le juge. « Paierez-vous 55 fr. et les frais ? »
« Non, mais… »
Le juge Boinod rendit son jugement pour 55 fr. et les frais en faveur du menuisier, parce que selon lui si la porte de l’écurie avait été commandée par M. Caran d’Ache, elle devait être close pour éviter le vol des chevaux de Mme Walter.
La dame quitta la Cour indignée et regagna sa calèche devant la porte accompagnée de M. Caran d’Ache.
(Traduit du New-York Herald, 27 juillet 1889)
Plusieurs constatations ressortent de tout ça :
– Bob Walter s’occupe des affaires professionnelles de Caran d’Ache jugé trop « artiste » pour en être capable lui-même. Elle est son agent, ce qui n’est pas incompatible avec une relation plus intime. Le caractère très affirmé de Bob Walter contraste visiblement avec celui, réservé, de Caran d’Ache, mais ils sont complémentaires et Emmanuel à tout avantage à utiliser les talents de négociatrice de Bob, talents dont il doit s’estimer lui-même plutôt dépourvu.
– En 1889, Caran d’Ache et Bob Walter habitent à la même adresse, 59 rue de la Tour, et ne sont évidemment pas seulement « voisins, rien de plus », ainsi que Bob l’affirme au juge.
– Ils se connaissaient déjà très bien en 1887, à l’époque où Caran d’Ache fabriquait ses plaques en zinc, mais leur relation est probablement antérieure.
La séparation entre Caran d’Ache et Bob Walter se produit vers fin 1890 mais ne sera pas préjudiciable à leur amitié. En juin 1894, sur le point de quitter son hôtel particulier de la rue Dumont-d’Urville pour un logement plus modeste, Bob Walter se sépare de certaines œuvres de sa collection lors d’une vente aux enchères à l’hôtel Drouot. Parmi celles-ci, une cinquantaine de dessins et sept grandes toiles de Caran d’Ache (Le champ de bataille, L’armée de Sambre-et-Meuse, La retraite sous la pluie…)
Le 9 septembre suivant, pour la réouverture du théâtre de la Scala, elle se produit dans Joséphine… elle est malade !!! une pantomime-bouffe en un acte où, dans un déshabillé froufroutant, elle prend un bain sur scène, prestation qui fit sensation à l’époque. Caran d’Ache saute sur l’occasion pour lui dédier une planche, Projet de pantomime pour la Scala, qui sera publiée dans Le Journal, le 1er octobre :
L’année suivante, Emmanuel illustrera le programme d’une soirée au cours de laquelle Bob Walter chantera des chansons de bergères. L’histoire ne dit pas si sa voix évoquait le bêlement des moutons…
Sa carrière artistique se termine en 1900, après quoi Bob Walter se range des voitures en se reconvertissant… dans les voitures ! Elle sera la première femme à ouvrir un garage automobile, l’une des premières pilotes, et remportera plusieurs courses.
Bob finira cette vie professionnelle déjantée sur les chapeaux de roues en se spécialisant dans « l’enlèvement des fiancées ». Exemple-type : un amoureux transi se heurte-t-il à l’hostilité aussi résolue qu’inébranlable de ses futurs beaux-parents ? Cette douloureuse adversité le plonge-t-elle dans les affres du désespoir, de sorte qu’il en conçoive de funestes extrémités de suicide ?… Heureusement, Bob Walter est là pour lui louer l’un de ses puissants bolides, grâce auquel notre Roméo pourra sans coup férir kidnapper sa dulcinée (21) et s’enfuir avec elle à une vitesse astronomique pouvant dépasser les cinquante kilomètres à l’heure, mettant les tourtereaux à l’abri de toute velléité de poursuite !
Après sa mort à l’âge de 51 ans, le 7 février 1907 (d’une pneumonie infectieuse), le reste de sa collection dont d’autres dessins et aquarelles de Caran d’Ache (Un accueil glacial, Le cavalier trompette, Fly en promenade…) sera également vendu aux enchères.
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Devant la prison de la Roquette, la guillotine a été dressée. En ce potron-minet du 1er juillet 1890, la bascule à Charlot attend un nommé Jean Vodable, prête, telle la troisième des Parques, à couper le fil de sa vie : après avoir étranglé la fille de sa compagne et violé le cadavre, Vodable a caché le corps de l’adolescente sous le lit de la mère où celle-ci le trouvera le lendemain en faisant le ménage.
Nullement dissuadée par un violent orage qui éclata vers trois heures du matin, la foule, peu à peu, s’agglutine, avide des meilleures places afin de ne pas perdre une miette du spectacle. Soudain arrive un petit groupe de bourgeois, se frayant un passage parmi la populace pour franchir la lourde porte de la prison. Par autorisation exceptionnelle, cette demi-douzaine de personnes a obtenu la « faveur » de se rendre dans la cellule du condamné et d’assister au sinistre cérémonial précédant l’exécution. Parmi ces pistonnés se trouvent le député Jacques Reinach, les peintres Henri Gervex, Georges Hugo (petit-fils de Victor)… et Caran d’Ache, dont on se demande quelle raison morbide a bien pu l’inciter à se rendre là.
Certains journaux critiqueront, non sans raison, cette curiosité voyeuriste et dénonceront un abus scandaleux.
Le fait est que M. Quesnay de Beaurepaire, procureur général, a fait preuve d’une complaisance regrettable en accordant à ces dernières personnes l’autorisation de pénétrer dans la cellule du condamné. Leur présence dans cet endroit était complètement déplacée. (…)
Il y a quelque chose d’écœurant à songer à l’horreur de cette visite à un condamné qui va mourir, il fallait que notre république aimable et opportuniste inventât ce raffinement : faire voir un homme qui attend la mort aux boudinés et aux rapins.
(La Souveraineté nationale, 5 juillet 1890)
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À suivre…
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- Par la suite, les dissidents se retrouveront à La Grande Pinte, rebaptisée L’Âne Rouge après son rachat en 1889 par Gabriel Salis, frère de Rodolphe (on aimait bien les animaux colorés dans la famille Salis !).[↩]
- Les chroniques biographiques de Tiret-Bognet indiquent pourtant qu’il échappa au service militaire par un tirage au sort favorable. Étrange…[↩]
- Ex-Hydropathes d’origine corse, les frères Louis et Félix Décori furent parmi les piliers du Chat Noir. Louis était acteur et auteur dramatique. Félix, devenu avocat d’assises, s’illustrera notamment lors du procès de « la Malle sanglante ».[↩]
- Il fit la seconde en mai 1892, à la caserne de Babylone, dans le 7e arrondissement.[↩]
- Miguel Zamacoïs (1866-1955) : romancier, auteur dramatique, poète et journaliste.[↩]
- Henri Pille (1844-1897) : peintre et illustrateur dont les œuvres furent admirées par Vincent van Gogh.[↩]
- Rebaptisée deux ans plus tard rue Victor Massé.[↩]
- Georges Auriol (1863-1938) : poète, chansonnier, peintre et graphiste. Maurice Mac-Nab (1856-1889) : poète satirique et chansonnier.[↩]
- Il avait déjà participé à une grande vente de charité au profit des pauvres de Paris, en décembre 1883, en compagnie d’Édouard Detaille (entre autres), et il renouvellera ces actions caritatives chaque fois que l’occasion se présentera.[↩]
- Surnommé ainsi par son compatriote honfleurais Alphonse Allais.[↩]
- En février 1888, sur demande spéciale du Prince de Galles, L’Épopée est donnée en représentation privée avec un accompagnement d’orchestre dirigé par M. Marietti, de l’Opéra comique. Il est fort possible que ce soit la partition de Sivry qui ait été exécutée à cette occasion…[↩]
- Livre qui sera réédité l’année suivante avec des illustrations supplémentaires de Job et Trick.[↩]
- Ce qui exclut une représentation privée de L’Épopée.[↩]
- Devenu « Conservatoire Tchaïkovsky » en 1940.[↩]
- Le succès des Ombres françaises à la Bodinière entraînera une prolongation jusqu’au 10 juin 1888.[↩]
- Il est curieux de voir le tsar Nicolas 1er cité ici, plutôt que son prédécesseur et frère aîné Alexandre 1er qui régnait en même temps que Napoléon. Mais c’est probablement une erreur du journaliste…[↩]
- D’autres personnages contemporains portent aussi le nom de Tintin.[↩]
- Il semblerait toutefois qu’Edison ait été devancé d’un chouia dans l’invention du phonographe : en 1877, Charles Cros décrit le même appareil qu’il nomme « paléophone » et, selon Alphonse Allais, il aurait même fabriqué, avant Edison, un prototype en état de fonctionner. Les deux inventeurs auraient donc eu la même idée vers la même époque, de part et d’autre de l’Atlantique… mais Edison sera le premier à déposer son brevet et recueillera seul les lauriers pour cette découverte.[↩]
- Aujourd’hui ville ukrainienne victime des bombardements russes, Odessa est jumelée avec Marseille.[↩]
- Bob Walter a été filmée, pratiquant la danse serpentine, par la cinéaste Alice Guy pour la Gaumont, en 1897.[↩]
- Dulcinée qu’avec la permission de Cervantès, nous appellerons Juliette pour ne pas vexer Shakespeare.[↩]