La Belle Époque de Caran d’Ache (2)

.SUITE DE LA PUBLICATION DU TEXTE DE HERLÉ LUC-MICHEL


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3 – L’envol

Le 29 juillet 1881, le Parlement vote une loi sur la liberté de la presse. Ce texte fondateur pour la liberté d’expression en France aura des conséquences considérables, à commencer par la floraison de nombreux journaux dont beaucoup seront de nature humoristique et satirique.

Le personnage d’Anastasie prend un sérieux coup dans l’aile. Vieille femme revêche munie de gigantesques ciseaux, allégorie de la censure castratrice dans la presse – et dans l’édition en général –, André Gill l’avait superbement représentée dans L’Éclipse. Mais le malheureux Gill, si souvent persécuté par cette hideuse censure, n’aura pas le loisir de profiter de cette revanche car la même année, il perd la raison. Interné à l’asile de Charenton, il y mourra en 1885, âgé de 44 ans. Deux ans plus tard, Caran d’Ache assistera au milieu d’une foule considérable à l’inauguration de son buste, œuvre de la sculptrice Laure Coutan, et qui orne depuis sa tombe au Père-Lachaise.

 

André Gill caricaturé et photographié

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Madame Anastasie par Gill / Buste par Laure Coutan.

  

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Quelques six mois avant cette fameuse loi était sorti Tout-Paris, journal qui ne vivra que durant l’année1881  (1). Emmanuel signe (encore de son vrai nom) le bandeau-titre des premiers numéros.

 

Dessin-titre signé Emmanuel Poiré.

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Le vrai chic parisien.

 

Il réalise, entre autres choses, des illustrations de chroniques théâtrales, mais dessine aussi des soldats, notamment de l’armée allemande, ceci ayant pour effet de provoquer une augmentation de demandes d’exemplaires en Alsace et en Allemagne. Un jour, il reçoit à la rédaction une lettre d’un lieutenant prussien qui, outré d’avoir vu ses supérieurs caricaturés, lui donne rendez-vous pour en découdre à la latte de cavalerie dans les fossés de Posen  (2). Le caporal Poiré bondit chez son colonel, réclamant une permission, mais n’obtient qu’une consigne de quarante-huit heures pour avoir fait sa demande sans respecter la voie hiérarchique.

 

Tout Paris n°31, 17 septembre 1881.

 

Double-page centrale du n°31.

 

Tout-Paris est une continuation de L’Hydropathe (ou Les Hydropathes), organe du Cercle des Hydropathes (ceux que l’eau rend malades !), fondé le 11 octobre 1878 par le journaliste, poète et romancier Émile Goudeau.

 

Émile Goudeau (1849-1906) par Cabriol.

 

Profitant d’un régime militaire visiblement assez souple, le caporal Poiré fréquente donc dès cette époque un certain milieu artistique, notamment les joyeux écrivains, poètes et dessinateurs du Club des Hydropathes dont l’esprit subversif, déconneur et anarchisant est à des années-lumière de l’idée communément admise d’une rigoureuse et martiale discipline. Ce club n’était qu’un élément dans une galaxie de groupuscules parfois amis, parfois dissidents, souvent interchangeables. Qu’ils se nomment « Hydropathes », « Zutistes », « Harengs-Saurs », « Fumistes », « Incohérents », « Hirsutes » ou « Jemenfoutistes », tous font partie, sans en avoir conscience, d’un même mouvement d’avant-garde iconoclaste et rigolard, précurseur de Dada et des surréalistes.

 

Sarah Bernhardt par Cabriol.

 

Au Club des Hydropathes, Emmanuel retrouve un certain Alphonse Allais, son aîné de quatre ans, dont il a fait la connaissance au régiment. Il n’est d’ailleurs pas impossible que ce soit par l’intermédiaire d’Allais que Caran d’Ache ait connu et intégré le cercle des Hydropathes. Journaliste, romancier, humoriste et mystificateur, Alphonse Allais passera à la postérité pour son œuvre immortelle de journaliste, de romancier, d’humoriste et de………… et de ???…………. et de MYS-TI-FI-CA-TEUR !!!  Bravo, y en a trois qui suivent !

 

Alphonse Allais (1854-1905) par Cabriol.

 

L’académicien Maurice Donnay raconte que lorsqu’il effectuait son service, Allais entra un jour dans une salle où se trouvaient le colonel, deux ou trois commandants, le capitaine adjudant-major, etc. Au lieu de saluer réglementairement, il porta la main à son képi et adressa à tous ces officiers un aimable « Bonjour messieurs et dames ! » qui aurait pu l’envoyer direct en prison.

Cette petite facétie a, de toute évidence, inspiré un dessin à Emmanuel :

 

Le premier salut.

 

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Les réunions des Hydropathes avaient pour double objet de célébrer la poésie en déclamant des vers, et de célébrer le vin en ne buvant jamais d’eau. De fait, bon nombre d’entre eux termineront leur vie prématurément après avoir sombré dans la folie, conséquence fatale de leur penchant plus que prononcé pour l’alcool en général et l’absinthe en particulier. Caran d’Ache, heureusement pour lui, ne tombera jamais dans ces funestes excès (il préfère le lait sucré).

Ces joyeuses assemblées-beuveries se tenaient tous les vendredis au Café de la Rive Gauche, à l’angle du boulevard Saint-Michel et de la rue Cujas, mais le chahut et les excentricités des participants indisposaient un voisinage manifestement hermétique aux subtilités de l’esprit hydropathique… Ils durent donc déménager plusieurs fois dans divers locaux du Quartier Latin, jusqu’au jour où Alphonse Allais, l’avocat-dessinateur-ventriloque Sapeck  (3) et le chansonnier Jules Jouy – un ancien garçon boucher borgne, au front immense – s’employèrent à lancer des pétards et des feux d’artifice dans le quartier. Cette performance, qui à n’en pas douter se voulait bon enfant, festive et – pourquoi pas ? – avant-gardiste, fut en revanche jugée déplacée par des autorités aussi béotiennes que réfractaires à l’art pyrotechnique de rue, car elle eut pour effet de provoquer la dissolution immédiate du club qui, tel un phénix, renaîtra quelques mois plus tard à Montmartre, au cabaret du Chat Noir, où nous le retrouverons bientôt.

 

Eugène Bataille, alias Sapeck (1854-1891) par Cabriol.

 

Jules Jouy (1855-1897) par Alfred Le Petit.

 

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Les meilleures légendes sont celles des histoires sans paroles.
(Caran d’Ache, lettre à Toulouse-Lautrec, citée dans la Revue moderne des arts et de la vie, 15 avril 1922.)

 C’est dans un numéro de Tout-Paris que paraît, le 21 juin 1881, la première bande dessinée de Caran d’Ache. Elle s’intitule Un festin de Balthasar et c’est aussi sa première histoire sans paroles.

 Les « histoires sans paroles » (ou « histoires sans légendes ») proviennent en droite ligne des « Bilder ohne Worte », courtes séquences muettes publiées depuis les années 1860 dans l’hebdomadaire satirique allemand Fliegende Blätter (Feuilles volantes).

On y trouvait notamment des pages de Wilhelm Busch, le précurseur de ces histoires, et d’autres excellents dessinateurs comme Adolf Hengeler, Emil Reinicke ou Adolf Oberländer.

Le journal Fliegende Blätter bénéficiait d’une diffusion internationale et il est certain qu’Emmanuel a lu les histoires sans paroles dans son enfance moscovite. Devenu adulte, il popularisera le genre en France, avec succès  (4).

 

Quand on attend sa belle.

 

Mais, bien plus tard, lorsqu’il sera questionné sur cette filiation, voici ce qu’il déclarera à son intervieweur, Émile Bayard :

Vous dites que je me suis très inspiré de Busch et d’Oberländer ; certes, je ne suis pas sans avoir vu l’œuvre de ces artistes très distingués ; mais laissez-moi vous affirmer que ces noms charmèrent seulement ma prime jeunesse, et que, prévoyant bientôt l’ascendant ou du moins l’influence qu’ils auraient plus tard sur ma personnalité, je me privai complètement par la suite de la contemplation de leur œuvre. Il existe plutôt, je crois, une similitude de nature artistique, des rencontres d’idées, des saillies parallèles.
(Émile Bayard, La Caricature et les caricaturistes, 1900)

Doit-on prendre cette mise au point pour argent comptant ? Peut-on imaginer un enfant, ou un adolescent, découvrant des dessins qui l’émerveillent et s’en détournant presque aussitôt dans le seul souci d’auto-préserver l’originalité et la singularité de son futur style graphique ?… Diantre ! Quelle rigueur morale et quelle probité intellectuelle chez ce jeune homme !

Bien qu’il ait sans doute eu une haute idée de l’artiste qu’il rêvait de devenir, il semble infiniment plus plausible qu’Emmanuel, dans sa jeunesse, ait dévoré avec avidité, sans retenue et sans mauvaise conscience toutes les images qui lui tombaient sous les yeux, ce en quoi il a eu diablement raison. De fait, nous prenons là Caran d’Ache en flagrant délit de coquetterie d’artiste, pour ne pas dire de mauvaise foi : lorsqu’il fait cette déclaration, vers 1900, il est au sommet de sa carrière et de sa célébrité, et il réagit à cet instant comme un maître agacé qu’un journaliste insolent ose le soupçonner de plagiat.

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Simultanément à Tout Paris, Caran d’Ache produit des dessins pour La Vie Militaire, avec un nommé Ferdinand Lunel. Lunel est soldat comme lui, ils travaillent parfois ensemble, l’un terminant les dessins commencés par l’autre, ils sont voisins, logeant tous les deux Cité Gaillard, non loin de la place Pigalle, et leur connivence va rapidement déborder du cadre professionnel.

 

Caran d’Ache sur les genoux de Lunel, par Uzès.

 

 

Ferdinand Lunel (1857-1933) par Luque.

 

À Villiers, sur les bords charmants du Morin  (5), rendez-vous d’artistes et de pêcheurs à la ligne, est une « auberge des artistes ». Lunel et Caran y firent un séjour et les murailles de la salle à manger sont décorées follement de brins d’herbes et de fleurs des champs ; cette gracieuse décoration envahit un, deux, trois panneaux, puis la glace, voire même le globe de la pendule, rien n’arrête leur verve et leur gaieté. Les deux amis dînaient en maillot de canotiers et aimaient après leur repas jongler avec les chaises de l’établissement et autres excentricités qui ne plaisaient pas toujours à la « mère Ancelin », la patronne du lieu. Ses observations ayant déplu à nos artistes, ceux-ci résolurent d’enlever les motifs décoratifs qui faisaient déjà l’orgueil de la maison. La patronne prévenue heureusement à temps les surprit dès l’aube et renversant leur bol d’essence leur signifia d’avoir à respecter ses murs : « Je n’ai pas été vous chercher pour faire des dessins chez moi, mais puisque vous les avez faits sans ma permission, je vous serais obligée de ne pas vous en passer pour les enlever. » Et la pittoresque décoration s’y trouve encore !
(Léon Vanier, alias « Pierre et Paul », Les Hommes d’Aujourd’hui n° 421, 1893)

À l’occasion d’un autre séjour campagnard, ils s’amusent à se costumer en Cosaques, enfourchent des chevaux et partent sillonner les environs au grand galop, provoquant stupeur et effarement parmi la population. La fin de La Vie Militaire mettra bientôt un terme à leur collaboration graphique, mais leur complicité perdurera et ils feront très vite partie des habitués du Chat Noir.

À La Vie Militaire, Emmanuel fait également la connaissance de l’excellent illustrateur Jacques Onfroy de Bréville (1858-1931), plus connu sous ses simples initiales : Job. Ils ont exactement le même âge à quelques jours près, et ils partagent la même passion pour les sujets militaires en général et le Premier Empire en particulier.

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Caran d’Ache entre à La Caricature en 1882. Fondé par Charles Philipon trois mois après l’instauration de la Monarchie de Juillet, ce titre, violemment contestataire et anti-Louis-Philippe, avait accueilli les noms prestigieux de Daumier, Grandville, Balzac, etc. avant de disparaître, absorbé par Le Charivari, en 1843.

La nouvelle formule qui paraît depuis 1880, moins politique, est dirigée par Albert Robida depuis un local rédactionnel sinistre situé dans un vieil immeuble de la rue du Croissant, à deux pas de l’ancienne rédaction de L’Éclipse  (6), et deux autres de la maison où, en 1778, mourut la mère de Mozart.

Albert Robida (1848-1926).

 

Robida exerce ses talents dans de multiples domaines : dessin, lithographie, caricature, journalisme, roman… Il produira une œuvre immense dont la partie la plus étonnante réside dans des ouvrages d’anticipation qu’avec le recul du temps nous pourrions qualifier aujourd’hui de « rétro-futuristes » : Le Vingtième Siècle, La Guerre au XXe Siècle, La Vie électrique…

Un autre jeune dessinateur débute en même temps qu’Emmanuel à La Caricature. Il se nomme Ferdinand Bac et il est un petit-neveu adultérin de Napoléon. Vers la fin de sa longue vie, Bac (1859-1952) nous peindra ce portrait affectueux et pittoresque de Robida, se souvenant de son attitude humble et bienveillante envers ses collaborateurs :

Je le voyais clerc de tabellion du temps de Louis XI ou préparateur dans le laboratoire d’un alchimiste, un disciple du docteur Faust, grand, maigre, timide, absent. L’air appliqué d’un myope, il feuilletait mes pauvres croquis avec tant de studieuse application que j’allais de surprise en ravissement. Ce n’était pas un patron qui me parlait du haut de son poste de commandement, c’était un ami, un camarade, si proche de moi ! Tout ce que je pouvais lui reprocher, c’était cette absence de critique par laquelle les hommes savent en imposer aux jeunes pour les convaincre de leur nullité…
(Ferdinand Bac, « Souvenirs sur Albert Robida », Le Progrès de l’Oise, 1949.)

 

La Caricature n° 128 (1882) et n° 298 (1885)

 

Il est infiniment probable que Robida accueillît Caran d’Ache de la même manière. Celui-ci travaillera pour La Caricature jusqu’en 1890, assez irrégulièrement toutefois. Il publiera notamment des pages sur les armées russe, allemande et française, dont cinq grandes et spectaculaires illustrations qui, une fois dépliées, dépassent un mètre de largeur ! Du cinémascope d’avant le cinéma…

Quand on voit ses grandes compositions de La Caricature, on est véritablement émerveillé. Il est un des premiers qui nous aient enfin donné du militaire allemand, non pas des caricatures sans nom et sans esprit, mais de vrais Prussiens, à lunettes, à grosse tête, au corps efflanqué, des Bavarois au ventre-tonneau, fantassins ou cavaliers (…)
(John Grand-Carteret, Les mœurs et la caricatures en France, 1888)

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Toujours en 1882, Jules Lévy, un transfuge des Hydropathes, crée les « Arts Incohérents ». L’idée de départ est d’organiser une exposition de dessins exécutés par des gens qui ne savent pas dessiner. Par extension, tous les thèmes, toutes les inspirations, tous les matériaux seront bons à prendre, pourvu que ce soit incohérent et drôle. Seuls sont prohibés le sérieux et l’obscénité.

Le 13 juillet, Lévy accueille le public dans une petite baraque sur les Champs-Élysées. Les visiteurs curieux peuvent y contempler, à la lueur de bougies, un bric-à-brac d’œuvres aussi improbables qu’humoristiques. Puis, début octobre, il organise chez lui une nouvelle exposition hétéroclite et loufoque. Un numéro du journal Le Chat Noir fait office de catalogue.

Forts de ces débuts remarqués, Lévy et ses amis-Incohérents sont conviés, au début de l’année suivante, à participer à une Fête de la Presse, rue Richelieu :

Le jeudi 15 février aura lieu, dans les salons de Lemardelay, une grande fête de nuit parée et travestie, organisée par l’Association syndicale des journalistes républicains (…) avec le concours des artistes de Paris. (…) Dessins et pochades exécutés à la minute par MM. Caran-d’Ache, Gandara, H. Gray, R. Salis, Tiret-Bognet, H. Somm, de Sta, Steinlen, Willette, etc. ; vendus à des prix fabuleux de bon marché (occasion unique) par de charmantes artistes  (7).
(La Vérité, 6 février 1883)

 

Jules Lévy (1857-1935) et le chien Caran d’Ache. Dessin de Willette.

 

Puis, du 15 octobre au 15 novembre 1883, Lévy organise une nouvelle exposition à la galerie Vivienne. L’événement consiste une fois de plus en un mélange de dessins, parodies et jeux de mots plus absurdes les uns que les autres.

Affiche par Henri Gray.

 

Un coin curieux de l’exposition sera le salon de l’Art rétrospectif incohérent, où seront exposés des dessins garantis authentiques de Moreau le jeune, le comte de Chambord, Louis-Philippe 1er, Baudelaire, Mérimée, Léopold 1er roi des Belges, etc., etc.
(Le Tintamarre, 7 octobre 1883)

Caran d’Ache et Alphonse Allais figurent au programme, ce dernier exposant une feuille entièrement blanche intitulée Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige.

 

Monochrome blanc.

D’autres monochromes devenus célèbres suivront. Citons, pour le plaisir, les plus fameux : l’un noir, Combat de nègres (8) dans une cave, pendant la nuit ; et l’autre rouge, Récolte de la tomate sur le bord de la mer Rouge par des cardinaux apoplectiques.

L’œuvre présentée par Emmanuel, Porte-panorama à l’usage des généraux, a été réalisée à l’atelier qu’il occupe alors 6 rue Aumont-Thiéville, dans le 17e, et c’est une vraie porte peinte. Les jours pairs : Iéna, Solférino, Magenta ; et les jours impairs : Wagram, Austerlitz, Aboukir.

Les exposants ne se prévalent d’aucune école, mais se déclarent « élève de son fils », « élève des lapins », « élève du professeur d’un autre que le sien », « élève des ballons dirigeables », etc. et ne signent pas forcément de leurs vrais noms, mais adoptent des pseudonymes charmants comme « Zipette », « Dada » ou « Troulala »  (9) !

En un mois, cette première exposition officielle reçoit près de 20 000 visiteurs. L’accueil de la presse est enthousiaste, l’incohérence fait alors fureur… elle se démodera tout aussi rapidement, quelques années plus tard.

Caran d’Ache participera de nouveau à l’exposition de 1884 avec deux tableaux historiques, pastiches de Meissonnier. Le premier s’intitule en toute simplicité et concision : L’Empereur Napoléon 1er haranguant le 47e de ligne la veille de la bataille de Marengo. « Soldats ! » dit-il, et le colonel ému jusques aux larmes lui répond : « Oui, Sire ! ». Le second tableau est le même, mais par temps de neige.

Tout ceci est d’une logique imparable dans l’incohérence quand on sait que, cette bataille s’étant déroulée le 14 juin 1800, le temps était tout sauf neigeux, et Napoléon pas encore empereur mais Premier Consul. Quant au 47e de ligne, s’il faisait bien partie de l’Armée des Alpes en 1799, il ne semble pas avoir participé à la bataille de Marengo…

Le catalogue de l’exposition présente Caran d’Ache comme « auteur d’un essai de réglementation de la jugulaire dans les troupes de toutes armes, au point de vue des exigences de la tactique moderne, dans le but de développer la stratégie des fractions constituées, en laissant toutefois l’initiative individuelle de la colonne en marche en temps de guerre ». Voilà, voilà…

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Dessin de Jules Chéret.

 

Pour ses adeptes, l’Art incohérent ne doit pas rester enfermé dans les galeries et les musées. On organise donc des bals, généralement costumés, dont le premier a lieu le 11 mars 1885 au 49 rue Vivienne. Dans la salle, des panneaux accrochés au mur avertissent : « La mélancolie n’entre pas    ici », « Prière de ne pas cracher au plafond », etc… Les participants arrivent grimés et fringués de façon totalement loufoque. On voit un académicien à tête de dindon, un homme-artichaut, un missionnaire embroché et bardé de lard, prêt à être dévoré par les cannibales… Olivier Métra, célèbre compositeur de l’époque, chef d’orchestre des Folies-Bergère, des bals de l’Opéra-Comique et de ceux de l’Opéra de Paris, s’est déguisé en voyou (ou Apache comme on dira quelques années plus tard). Caran d’Ache, lui, a sobrement revêtu un uniforme d’officier russe.

 

Caran d’Ache au bal des Incohérents de 1885. Dessin d’Henri Gray.

 

 

Olivier Métra par André Gill.

 

Quelques costumes « incohérents » au bal de 1886. Dessins d’Adrien Marie.

 

Le bal se termina par une proclamation de l’Ordre des Incohérents, avec distribution à tous les invités d’une médaille… qu’ils devront surtout ne jamais porter.

Il n’y avait pas encore le bal des Quat’-z-Arts, mais il y avait le bal des arts incohérents. Nous nous réunissions au La Roche  (10) pour nous y rendre en bande, précédés par les deux hautes silhouettes de Caran d’Ache et de Lunel, dans leurs éternels uniformes de chevalier de la garde russe et de horse-guard. Un matin, comme ils sortaient d’un de ces bals, ils décidèrent froidement de ne plus quitter leurs uniformes. Et pendant huit jours, le chevalier garde et le horse-guard parcoururent Montmartre et même Paris, sans que la police, bienveillante, se crût obligée d’intervenir.
(Adrien Vély, Le Gaulois, 9 juin 1914)

 

Dessin d’Émile Cohl.

 

L’année suivante, l’exposition des Incohérents est présentée à l’Éden-Théâtre, rue Boudreau. Cette fois-là, Caran d’Ache dynamite ses formats habituels avec un tableau de six mètres de long (11) sur un mètre de hauteur. Il neigeait… est censé représenter un épisode de la Retraite de Russie. Les soldats y sont traités en silhouettes d’ombres chinoises et, pour symboliser les flocons, le dessinateur a accroché devant sa peinture une immense voilette en gaze parsemée de pois blancs.

En mai 1889, le salon, devenu triennal, sera sur le déclin. L’exposition se tiendra au 2 faubourg Poissonnière et Caran d’Ache exposera Page d’album de poche, œuvre immense qui montre Napoléon à cheval, passant cent vingt mille hommes en revue, selon le journal Gil Blas, l’empereur étant le cent vingt mille et unième !

 

À suivre…

 

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  1. La rédaction est située 34 rue de Montholon. Le numéro 35 de la même rue accueillera un temps la rédaction de Hara-Kiri à la fin des années 1960.[]
  2. Le grand-duché de Posen se trouve aujourd’hui en Pologne.[]
  3. Sapeck réalisa notamment un détournement de la Joconde : « Mona Lisa fumant la pipe », qui annonce l’œuvre de Marcel Duchamp « L.H.O.O.Q. ».[]
  4. L’origine teutonne de ce journal et de ses dessinateurs a certainement constitué un sérieux handicap à sa diffusion dans notre hexagone germanophobe et revanchard, amputé de sa partie nord-orientale depuis la guerre franco-prussienne.[]
  5. Villiers-sur-Morin est située en Seine-et-Marne.[]
  6. Succédant à La Lune, souvent censurée et finalement interdite, L’Éclipse parut de 1868 à 1876, publiant en première page de somptueuses caricatures d’André Gill.[]
  7. Antonio de la Gandara (1861-1917) : peintre, graveur, lithographe, dessinateur et pastelliste. Henri Gray (1858-1925) : affichiste, lithographe, dessinateur et caricaturiste. Rodolphe Salis (1851-1897) : créateur du cabaret Le Chat Noir. Nous reparlerons de lui très bientôt ! Georges Tiret-Bognet (1855-1935) : dessinateur, peintre et illustrateur. Henry Somm (1844-1907) : peintre, aquarelliste, dessinateur, graveur et caricaturiste. Henri de Sta (1846-1920) : illustrateur, dessinateur, caricaturiste et auteur de bandes dessinées. Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923) : peintre, graveur, affichiste, illustrateur et sculpteur. Adolphe Willette (1857-1926) : peintre, illustrateur, affichiste, lithographe et caricaturiste.[]
  8. Le mot « nègre » est aujourd’hui honni et proscrit par des révisionnistes bien-pensants n’y voyant qu’une connotation raciste loin d’être aussi sciemment évidente à l’époque. Qu’ils ne comptent pas sur moi pour censurer Alphonse Allais comme ils ont osé le faire avec Agatha Christie ou certains dessins animés de Tex Avery.[]
  9. Dans un ordre d’idée similaire, la couverture de Tout-Paris n°39 était signée « Quelqu’un ».[]
  10. Le café La Rochefoucauld, situé dans la rue du même nom.[]
  11. D’après son propre témoignage. D’autres parlent d’une dimension plus modeste, entre trois et cinq mètres.[]
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