La bande dessinée au siècle de Rodolphe Töpffer (14)

. (Suite de la publication de la thèse de Camille Filliot. > Présentation et table des matières ici.)

 

CONCLUSION

 

Notre quête d’albums édités à Paris et à Genève, entre 1835 et 1905, a donné lieu à la découverte d’un certain nombre d’ouvrages oubliés, souvent inaccessibles, parfois rarissimes et non conservés à la Bibliothèque nationale. Hors les albums de Rodolphe Töpffer, au nombre de huit, et leurs différentes rééditions, nous totalisons pour la France cinquante-et-un albums, sans compter le titre introuvable d’Albert Humbert (Aventures de Taquinet le Bossu). Parmi eux, huit font l’objet d’une pré-publication dans la presse. Pour la Suisse, l’écart est frappant puisque nous n’avons pu localiser que huit albums, témoins d’une pratique beaucoup plus confidentielle comparée à l’industrie parisienne. La réalisation de ces cinquante-neuf albums est à partager entre vingt-cinq auteurs identifiés. Parmi eux, Jules Baric (six albums), Gustave Doré et Christophe (quatre albums chacun), se distinguent quelque peu de ces artistes (Louis Lemericer de Neuville ou Archélaüs Niger) qui cèdent ponctuellement au genre. Aucun ne rivalise avec Cham qui, seul, peut être justement considéré (dans le domaine de la librairie) comme un auteur de bandes dessinées : il publie une vingtaine de titres dans les années 1840-1860. En format album, l’histoire en images est donc à envisager comme un objet exceptionnel, relevant d’une activité parallèle et secondaire, comme un hors-d’œuvre, un aparté dans une carrière de peintre ou d’écrivain. Pour les caricaturistes lithographes, elle constitue une extension privilégiée donnée à leur verve et à leur imaginaire, en même temps qu’une audace des éditeurs faisant ainsi entrer de plain-pied l’image imprimée dans le domaine de la narration et de la librairie.

À l’aune de ce premier constat, notre propos s’est attaché à montrer comment les différents sens du mot album sont convoqués dans le choix d’une esthétique, dans l’usage de certains procédés narratifs et réflexifs, dans les modes de circulation. La bande dessinée pensée par et après Rodolphe Töpffer est ainsi mise à l’épreuve d’une forte contamination observée entre l’album privé, artistique, de voyage et de lithographies. Le régime de la narration s’en trouve modifié, donnant naissance à des séquences hybrides dont finalement peu d’exemples sont à relever dans le secteur de la librairie. Cette « dénaturation » a lieu significativement dans la presse, où la proximité immédiate avec d’autres genres brefs (nouvelles à la main) et descriptifs (caricatures thématiques), occasionne une mutation profonde de la bande dessinée töpfferienne. L’observation des prix de vente des albums, des catalogues éditoriaux et des pratiques de bibliophilie appuie la différence d’usage entre l’album, réservé à une clientèle aisée, et la séquence de presse, objet populaire soumis plus encore aux critères de la rentabilité. Cette nouvelle économie de la bande dessinée s’illustre dans les nombreux cas de réemploi ainsi que dans les multiples recueils des dernières années du XIXe siècle. Lue ou vue rapidement et de façon hebdomadaire, la bande dessinée emprunte les procédés de l’histoire drôle et du dessin d’humour, et perd sa composante textuelle. Au modèle littéraire et töpfferien se substitue l’influence des arts visuels et d’une production devenue internationale.

Il fut question dans ce travail de mettre en évidence les différents courants irriguant de près le récit en images. Le premier est évidemment les histoires en estampes de Töpffer, dont l’attraction s’affaiblit au moment de l’essor du journal, mais ne se perd pas, nous l’avons montré avec les albums et feuilletons qui en reprennent encore les procédés à la toute fin du siècle. Le deuxième est la production allemande qui propose, dans la presse et les feuilles volantes, une multitude d’histoires courtes et souvent muettes, avec Wilhelm Busch comme chef de file. À partir de ces deux prototypes se met en place, en deux étapes chronologiques, l’une dans les années 1840, l’autre aux alentours de 1880, une constellation de propriétés (graphiques, énonciatives, formelles, thématiques), plus ou moins stabilisées, plus ou moins reformulées. Les phénomènes de filiation, d’appropriation ou d’imitation, mais aussi de singularisation ou de resémantisation, permettent d’établir l’existence de la conscience d’un genre propre, non explicitement identifié, intériorisé plutôt que formulé, car dépourvu de nette reconnaissance éditoriale et culturelle. Lorsque Cham ou Alfred Darjou réalisent un album hybride, c’est sciemment, pensons-nous, qu’ils associent le nouveau langage à la mode de la description caricaturale, du panorama ou du receuil de lithographies. Lorsque Georges Delaw propose dans Le Rire un gag en trois cases, c’est l’effet recherché en fonction des pratiques alors dominantes de lecture qui en dicte le format. Au-delà du seul support, des objets éditoriaux envisagés, nous avons mis les formes de la bande dessinée en étroite relation avec les transformations économiques et sociales (alphabétisation, urbanisation, industrialisation) qui mènent au cours du XIXe siècle à  l’instauration d’une culture de masse, au règne de l’opinion publique. Reproductibilité technique et marché capitaliste de l’édition donnent lieu à des phénomènes de société, à des procédures de standardisation dont le roman-feuilleton est le représentant. Face au marché de l’album lithographique, la bande dessinée a du mal à se démarquer, elle devient alors elle-même une mode, suscite l’engouement lorsqu’elle se fait visuelle et abrégée parmi les autres rubriques du journal. La mission d’alternative critique se perd face à cette culture ouverte aux mécanismes de la concurrence, et les procédés excentriques à l’œuvre dans les premiers albums laissent place à un même humour de boulevard, si ce n’est les séquences politiques tirant vers plus de subversion. La bande dessinée au XIXe siècle est ainsi peu visible dans le paysage culturel et imprégnée par d’autres pratiques, mais se dessine clairement une « classe généalogique » (1) qui témoigne de son développement : elle se construit génériquement par la référence, et l’écart, à une série de formes antérieures, formes continuellement surinvesties et fortement dépendantes du contexte. Un courant d’influences réciproques est ainsi tracé et rend compte des caractéristiques communes et des transformations par apports successifs du medium.

Pratiquer la bande dessinée après Rodolphe Töpffer, c’est donc non seulement s’approprier certains traits des histoires en estampes, mais c’est aussi convoquer un ensemble de conventions qui finissent par former une unité et permettent de conférer rétrospectivement à ces productions l’autonomie d’une catégorie générique, identifiable. La cohérence du corpus ainsi constitué repose alors sur la logique prégnante de la réécriture, entre répétition et transformation, sur les relations intertextuelles que les œuvres entretiennent entre elles, que l’intertexte soit les histoires de Töpffer ou celles de l’école munichoise des Fleiggende Blätter. Chaque dessinateur s’approprie les mécanismes énonciatifs, les procédés comiques, graphiques d’un auteur précédent : Töpffer est interprété par Cham, lui-même interprété par Richard de Querelles ou Jules Baric. Cette forme de transmission se trouve appuyée dès le début par la Collection Jabot, et par un aspect formel (le format oblong) ou stylistique (titres et patronymes fantaisistes). Elle est forte au point de créer des stéréotypes, des effets récurrents qui circulent d’un bout à l’autre du siècle (comme les cases noires), rapprochent les productions suisse et française, dépassent les frontières dans le cadre de la séquence de presse et touchent à d’autres medium (ainsi du gag de l’arroseur arrosé). Tout l’enjeu est de remotiver les emprunts, d’en faire un usage original, opération réussie sous le crayon d’un Gustave Doré qui va même au-delà, innove et repousse les codes perçus, elle est moins évidente sous celui d’un Jules Baric, dont certaines séquences se résument à des redites monotones. L’écart se creuse alors entre œuvres expérimentales et œuvres indigentes, selon un jugement a posteriori qui ne correspond sans doute pas à celui des contemporains – l’Histoire de la Sainte Russie n’a-t-elle pas eu autant de mal à trouver son public que l’Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux ?

Cette logique sérielle de résonance entre les œuvres, typique des littératures populaires (2), nous l’avons rattachée à la littérature excentrique par la mise en correspondance des effets produits par ces textes et par les récits graphiques. Rodolphe Töpffer est lui-même imprégné de cette tradition littéraire et les bandes dessinées les plus audacieuses en procèdent directement. Énonciation parlée, point de vue décadré, exhibition des constituants ou réflexivité inscrivent l’histoire en image dans cette pratique de mise à l’épreuve du discours littéraire, et ici graphique, faisant jouer des codes à peine constitués. Le corpus formé d’albums et de feuilletons a offert l’opportunité de mettre au jour le fondement essentiellement parodique de la bande dessinée au XIXe siècle, comme l’est celui du récit excentrique et avant lui de l’anti-roman. La parodie en images s’illustre dès lors dans le sens le plus ouvert (reprise de procédés marquant d’autres séquences, emprunt des traits d’un autre genre), au plus restreint (traduction comique d’un récit en bande dessinée). Les notions difficilement distinguées dans ce contexte de reformulation, parodie, adaptation, plagiat et pastiche ont accompagné d’un bout à l’autre les développements de notre recherche et permis de montrer combien la bande dessinée est notamment tributaire du récit de voyage excentrique ou humoristique. Cet univers sémantique trouve sa place dans tous les supports, y compris l’imagerie enfantine où il est le versant comique du récit d’aventures.

Notre recherche s’est en outre intéressée aux rapports de la bande dessinée à l’enfance. Le rapprochement entre l’histoire en images et les cycles de dessins, les classiques abrégés, les albums hybrides et la Collection Hetzel a montré que l’image dans ce domaine déploie ses capacités narratives, mais qu’elles sont contenues (par des dispositifs de mise en page notamment) dans le cadre d’un énoncé qui repose en priorité sur le verbe. Entre illustration et séquentialité, l’image prend place dans des formes intermédiaires, auxquelles s’ajoutent certaines images populaires. Nous avons montré combien le support de la feuille volante s’inscrit au cœur du marché de l’édition enfantine, comment il fait participer la bande dessinée à la politique d’éducation esthétique. Tout au long de ce travail, l’enfance est apparue comme un thème prégnant dans l’histoire en images sous toutes ses formes, à la fois un mythe romantique investi pour créer des effets de graphie, des mises en scène spéculaires, et une source d’inspiration justifiant l’humour le plus potache. Le dessin comme moyen d’expression enfantin suscite des modes énonciatifs dignes des conteurs et de Guignol, des gags puérils rappelant sans cesse l’association du peuple et de l’enfant. Nous avons ainsi interrogé les publics visés par l’ensemble des trois supports, dont l’amplitude s’étend de l’enfant à la sortie de l’école à l’ouvrier en recherche de divertissement en passant par le collectionneur bibliophile.

L’histoire de la bande dessinée a finalement mené notre recherche à la croisée de l’histoire littéraire et de l’art, des techniques et de l’édition, à approcher la sociologie, en essayant de ne jamais délaisser le contenu imprimé comme objet et matériau propre, dont les principes de base ont été déterminés. Adoptant une démarche à la fois diachronique (qui a pris en compte les bouleversements politiques et économiques) et synchronique (au regard de la longue histoire de l’expression par l’image), elle est restée centrée sur une période encore peu connue de la bande dessinée. À l’inventaire des albums et des feuilletons vient donc s’ajouter un commentaire détaillé, mais dont nombre de points restent à creuser. Le lien avec la littérature excentrique mériterait une étude plus systématique, plus approfondie des lieux de convergence avec la bande dessinée, elle pourrait s’étendre aux grands courants littéraires de l’époque, aux littératures populaires notamment, dont nous avons vu les figures parodiées, dans l’idée notamment de confronter les rapports à la mise en fiction, la circulation des stéréotypes. Dans une autre mesure, le récit graphique gagnerait à être plus précisément mis en lien avec les arts visuels du XIXe siècle (peinture, lanterne magique, théâtre d’ombres, stéréoscope, photographie, dessin d’animation, cinématographie), à partir d’une étude qui analyserait les écarts et les similitudes de fonctionnement, les thématiques transmédiatiques. Le parallèle serait intéressant à faire avec les séquences photographiques fictionnelles, premières expressions du roman-photo. L’analyse de la manière dont les contenants opèrent sur les contenus (incidence exceptionnellement inverse) pourrait en outre s’étendre aux autres supports que sont les réclames publicitaires, les jouets (3) et les cartes postales, notamment les séries narratives de cartes numérotées dont la vogue commence autour de 1870. Également, le corpus centré ici sur les productions parisiennes et genevoises pourrait être élargi à l’ensemble du territoire : l’album d’Édouard Chevert, La Perroquettomanie, publié à Marseille en 1861 et les journaux satiriques lausannois (4) y incitent notamment. Enfin, l’étude de la bande dessinée française et helvétique trouverait un développement formidable dans le cadre d’une analyse comparative qui mettrait en relation les formes et les supports de bandes dessinées apparues au même moment dans d’autres sphères culturelles, celles notamment dont nous avons soulevé les liens avec la production française : Angleterre, Allemagne, États-Unis, mais aussi Italie (5), Belgique et Canada où paraît le feuilleton de La Famille Citrouillard (René-Charles Béliveau, La Patrie, 1904), héritière de La Famille Fenouillard de Christophe.   


Fig.97- Humbert, fin

 

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> Table des matières

  1. J.-M. Schaeffer, Qu’est qu’un genre littéraire ?, Paris : Seuil, 1989, p. 173 : « Il nous faut donc encore introduire une distinction supplémentaire, à l’intérieur de la généricité modulatrice, entre les classes généalogiques fondées sur des relations hypertextuelles et les classes analogiques fondées sur la simple ressemblance causalement indéterminée ». []
  2. M. Letourneux, Le Roman d’aventures : 1870-1930, 2010, pp. 10-18. []
  3. A. Sausverd signale une histoire en images de Randon servant de mode d’emploi au jouet en bois Aventures de Coquenano (Isidore), cavalier au 38e régiment de chasseurs, produit à la fin du XIXe siècle par le fabricant Watilliaux, voir « Aventures de Coquenano par Randon », Töpfferiana, [en ligne], http://www.topfferiana.fr/2015/09/aventures-de-coquenano-par-randon/#identifier_0_11810 (consulté le 15.05.2016). []
  4. P. Kaenel, « Cent cinquante ans de presse satirique illustrée », Le Livre à Lausanne, Lausanne : Payot, 1993, pp. 191-200. []
  5. L’album de Lefils, Comment on étudie la médecine à Paris (1851, cat. n° 43), connaît une adaptation italienne intitulée Vita di Buontempone, studente di medicina, publiée en Sicile vers 1860. L’album se compose de vingt-cinq planches comprenant chacune une grande image légendée, inspirée des dessins de Lefils et réalisée par le caricaturiste Enrico Colonna ; voir l’article de Fabio Gadducci, dans lequel sont reproduites des planches, « Quel Buontempone alle origini del graphic album italiano », Fumettologica, [en ligne], http://www.fumettologica.it/2014/11/quel-buontempone-alle-origini-del-graphic-album-italiano/ (consulté le 15.05.2016). []
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