Le Petit Lucien au Pays des Rêves

 Job, « Un rêve agité », Imagerie artistique de la maison Quantin, série 1, planche n° 11, 1886. Source : Töpfferiana

 

La planche ci-dessus est l’une des premières de l’« Imagerie artistique » publiées par la maison Quantin. « Un rêve agité » est la onzième de la première série de cette collection de planches pour enfants, et fut publiée en 1886.  (1). Elle n’est pas signée, mais son attribution au dessinateur Job laisse peu de doute  (2).

De son vrai nom Jacques-Marie Gaston Onfray de Bréville, Job (1858-1931) est issu d’une famille appartenant à la vieille noblesse. Après le lycée, son père refusant qu’il entre à l’École des beaux-arts, il s’engage dans l’armée pour cinq ans. Puis, entre 1882 et 1885, il intègre les Beaux-Arts et se forme dans les ateliers des peintres Carolus Duran et Evariste Luminais. Il expose alors régulièrement au Salon des artistes français, principalement des scènes militaires. Ses premières années d’artiste sont également marquées pas la caricature politique et de moeurs. Il collabore un temps à des journaux comme Le Monde Parisienou La Nouvelle Lune.

Job fait partie de cette jeune génération qui pratique l’histoire en images. Il en donne ainsi régulièrement à La Caricature, journal crée par Albert Robida, dès 1883. Souhaitant renouveler l’imagerie enfantine, Albert Quantin fait naturellement appel à lui, avec Caran d’Ache, Steinlen ou Christophe, pour revivifier la formule spinalienne vieillissante. Ce sera le début de sa carrière d’illustrateur pour la littérature enfantine. Job nous reste aujourd’hui en mémoire pour ses beaux ouvrages illustrés pour les jeunes lecteurs retraçant, non sans patriotisme, des histoires militaires et les légendes napoléoniennes dont les textes furent souvent signés par Georges Montorgueil  (3).

Un rêve raconté en images

Que raconte cette planche de l’imagerie Quantin ? Dans son lit, le jeune Lucien s’endort avec à ses côtés Sultan, le cheval de bois qu’on vient de lui offrir. L’enfant rêve alors qu’il est un élégant cavalier qui monte son jouet devenu vivant. Il parade crânement devant ses camarades de pension et son professeur M. Plume-d’oie. Voulant épater son assistance, Lucien augmente la cadence et passe au trot. Mais soudain, sa monture s’emporte et le cavalier ne la maîtrise plus. Elle accélère jusqu’à ce que les passants, effrayés, ne distinguent même plus le cavalier et son cheval !  Arrivé sur les quais, l’animal s’arrête net et Lucien passe par-dessus bord. Mais le garçon se réveille, tombant de son lit. Ce n’était qu’un rêve  (4).

L’onirique était un thème récurrent dans les histoires en images du XIXe siècle, et ceci bien avant que Winsor McCay en fasse l’un de ses thèmes de prédilection  (5). Cependant, cette planche de Job rappelle étonnamment l’une que ce dessinateur américain donna près de vingt années après. Et pas n’importe laquelle, la toute première de Little Nemo in Slumberland : le premier épisode de la série publié dans le supplément illustré dominical du New York Herald le 15 octobre 1905 :

 

 Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland, New York Herald du 15 octobre 1905. Source : comicstriplibrary.org

 

La ressemblance entre les planches de Job et McCay est assez troublante. Le scénario des histoires est globalement le même et les vignettes de chacune se répondent l’une l’autre :

 

Cette similitude soulève de nombreuses questions : Winsor McCay a-t-il eu un jour la planche signée par Job sous les yeux ? S’en est-il inspiré en 1905 quand il débuta les aventures de Nemo aux pays des Rêves ? Des planches ou des albums de l’imagerie Quantin ont probablement traversé l’Atlantique, mais l’éditeur parisien a-t-il importé et traduit lui-même ces planches pour le Nouveau Monde  (6) ? Peut-être que la maison d’édition faisait partie de la délégation française lors de l’exposition universelle de Chicago en 1893, évènement si inspirateur pour McCay  (7) ?

Dans un prochain sujet, nous verrons que cette planche de Job n’est pas la seule de l’imagerie Quantin qui se rapproche du Little Nemo de Winsor McCay. A suivre, donc.

Mise-à-jour du 28-01-2009 : Cet article traduit en italien par Massimo Cardellini (« Il Piccolo Lucien nel Paese dei Sogni ») est consultable sur le site Letteratura&Grafica.

Mise-à-jour du 12-02-2009 : Le fonds de l’imagerie de la maison Quantin que possède le Musée de la bande dessinée d’Angoulême est consultable en ligne. L’original de cette planche de Job, ainsi que des épreuves couleurs polychromes, y sont visibles.

 Job, « Un rêve agité » : Planche originale à l’encre et crayon bleu. Dossiers du fonds Quantin. Source : © CNBDI.

  1. Le dépôt légal de cette feuille est inscrit dans La Bibliographie de la France, n°15 du 10 avril 1886. Malheureusement, la qualité de la planche reproduite ici n’est pas la meilleure qui soit. Il s’agit en effet d’une réimpression bien plus tardive, très probablement postérieure à 1900-1910.[]
  2. Cette identification est possible par comparaison avec d’autres planches que Job dessina pour l’imagerie Quantin et, notamment, la n°4 de la série 9 intitulée « Le condamné à mort ».[]
  3. Pour en savoir plus sur la carrière de Job, voir : Francois Robichon, Job ou l’histoire illustrée. Paris, Herscher, 1984.[]
  4. En 1887, Quantin publia dans son « Encyclopédie enfantine » un petit ouvrage de Job intitulé Paul dans la lune (Collection  « Album », 3e série) qui reprend à nouveau les thèmes du rêve et du jouet fantasmé : Paul, emporté pas son cerf-volant, se retrouve sur la Lune. Il est alors conduit au palais de Mme la reine Lunatique XXXVII. Après avoir écouté son histoire, Sa Majesté lunaire lui propose de devenir le précepteur royal de ses deux filles. La première leçon de Paul aux deux « Lunettes » sera l’usage du cerf-volant. Au premier essai, tous trois se trouvent emportés par le vent et reviennent sur Terre. Avant d’atterrir, Paul se réveille dans son lit avec son cerf-volant posé sur l’édredon.[]
  5. A ce sujet, voir notamment les articles suivants :
    – Pierre Couperie, « Autour de Nemo » in Winsor McCay, Little Nemo, de 1912 à 1926. Paris : Ed. Horay, 1981.
    – Leonardo De Sá, « O sonho comanda a arte… Considerações oníricas antes e depois de Winsor McCay », BD Amadora 2005. Catalogue du Festival Internacional de Banda Desenhada da Amadora 2005.  Amadora : Mairie de Amadora, 2005. p.51-58.
    – Peter Maresca, « Autres Nemos, autres rêves », Little Nemo 1905-2005 : un siècle de rêves. Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, 2005, p.89-95.[]
  6. Nous savons seulement que des histoires de l’« Imagerie artistique » ont été traduites en néerlandais et distribuées en Belgique. Les images de la maison Pellerin d’Epinal ont été, elles, traduites dans plus de dix langues. Il existe ainsi une collection de soixante planches traduites en anglais et exportées aux Etats-unis en 1888 sur lesquelles est indiqué : « Printed expressly for the Humoristic Publishing Company, Kansas City, Mo. ». Ces images font partie des collections numériques de l’Université de Floride (The University of Florida Digital Collections) et sont consultables sur son site.[]
  7. L’architecture baroque et éphémère des palais de cette exposition servirent de modèle au dessinateur américain pour le pays des rêves de Little Nemo. A ce sujet, lire Thierry Smolderen, « Mr McCay in Slumberland : dessin, attractions, rêve ». Little Nemo 1905-2005 : un siècle de rêves. Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, 2005, p.9-17.[]
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6 Comments

  1. says: Altaïr

    Merci pour cet article très savant et documenté et passionnant.
    En tant que fan de Mc Cay je suis un peu déçue de lui voir des “inspirations” aussi évidentes, aussi attends-je la suite avec impatience pour pouvoir une opinion plus complète sur le sujet…

  2. says: Raymond

    Aïe ! Winsor McCay lui-même … que l’on considère comme un visionnaire et un maître incontesté de la BD … aurait ainsi reproduit une séquence d’images déjà dessinée par un français … (soupir) …
    Il va bien me falloir quelques jours pour digérer cette pénible révélation.
    Maintenant, lorsque l’on pense à son impressionnante production hebdomadaire de l’époque, il n’est pas totalement incompréhensible qu’il aie fait par moment quelques emprunts.
    Bravo sinon pour votre site !

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